Roland Pourtier, Professeur émérite de géographie à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, était l’unique intervenant de ce premier café géo post-covid au Café de Flore (Paris, 6e arrondissement) qui s’est tenu mardi 19 octobre 2021 de 19h à 21h. Pour cette reprise la salle était bien remplie et a clairement exprimé sa satisfaction à l’issue des dernières questions ayant suivi l’exposé de Roland Pourtier, animé par les questions de Michèle Vignaux, modératrice de la soirée.

La parution récente de l’ouvrage de Roland Pourtier Congo. Un fleuve à la puissance contrariée (CNRS Editions, 2021) sert de fil directeur à ce café géo (se reporter notamment au compte rendu du livre publié sur notre site : Les Cafés Géo – Congo. Un fleuve à la puissance contrariée. Roland Pourtier, CNRS Editions, 2021 (cafe-geo.net). L’intervenant a une connaissance intime de cette vaste région d’Afrique équatoriale, ce qui nous vaut un exposé à la fois vivant et précis qui emprunte évidemment à la géographie mais aussi à l’histoire et à l’anthropologie. L’éditeur évoque à juste titre un essai de géographie globale qui propose « des clés essentielles pour comprendre la complexité du bassin du Congo dans son rapport au monde ».

Une actualité parlante

Roland Pourtier introduit son sujet par l’évocation de trois images récentes. La première se rapporte au film En route pour le milliard que le cinéaste congolais Dieudo Hamadi a réalisé en 2020 sur des victimes de la guerre civile à Kisangani qui se battent depuis 20 ans en demandant réparations pour les préjudices subis. Dans ce documentaire les victimes font un long périple sur le fleuve Congo pour aller jusqu’à Kinshasa afin de réclamer justice. Une deuxième image, elle aussi liée au fleuve Congo, se rapporte au naufrage d’une embarcation de fortune (un radeau arrimé sur un. convoi de pirogues motorisées) qui a fait plus de 60 morts, il y a quelques jours. Soit un énième accident de ce type sur le fleuve Congo en RDC. La troisième image est celle du sommet Afrique-France qui vient de se tenir à Montpellier le 8 octobre. Dans le cadre de cette rencontre, le Prix Nobel de la Paix 2018, le docteur Denis Mukwege, surnommé « l’homme qui répare les femmes », vient d’être reçu Docteur Honoris Causa de l’Université de Montpellier. Le médecin congolais en a profité pour rappeler une fois de plus la grande souffrance des femmes congolaises et de ses compatriotes en proie à des violences indescriptibles depuis près de trois décennies. Au total ces trois images témoignent à l’évidence des difficultés dramatiques affectant les sociétés riveraines du fleuve Congo, et particulièrement celles de l’immense République Démocratique du Congo (ex-Zaïre).

La géohistoire du fleuve Congo

Il a fallu 4 siècles pour connaître le fleuve, de son embouchure (découverte par le marin portugais Diogo Cão en 1482) à sa source (exploration de Stanley au XIXe siècle). Pourquoi aussi longtemps ? Lorsque les Portugais s’aventurent sur le fleuve à partir de l’océan Atlantique, ils découvrent des populations organisées en royaume (le royaume de Kongo dont la capitale se situe au nord de l’actuel Angola), mais aussi l’existence de rapides infranchissables sur 350 km (entre le port de fond d’estuaire de Matadi et Kinshasa). Les Portugais vont rester sur les littoraux, favorisant la christianisation (au moins superficielle) des populations locales. Un début de relations entre le Congo et l’Europe s’établit alors, avant de se développer avec la traite atlantique. Dans ce contexte les Portugais comme les Français, les Anglais ou les Hollandais se contentent d’une présence littorale même si le fleuve constitue déjà un axe de transport pour les sociétés locales grâce aux secteurs navigables et aux réseaux de pistes qui les complètent.

C’est seulement au XIXe siècle qu’une expédition britannique tente de remonter le fleuve au-delà des rapides de l’aval. Sans succès : les expéditions européennes sont limitées par deux facteurs principaux : l’hostilité des populations locales, désireuses de conserver le contrôle des voies de communication, et les fièvres tropicales. A partir de 1870, ces expéditions prennent de l’ampleur : celle de Stanley, entre 1874 et 1877, traverse le continent africain d’est en ouest et descend le fleuve Congo jusqu’à son embouchure. Avec la création en 1885 lors de la Conférence de Berlin de l’« État indépendant du Congo » confié au roi Léopold II, les Belges accélèrent l’exploration des territoires congolais.

Un fleuve à la puissance contrariée, des pays en panne de développement

Le Congo est un fleuve immense ayant le deuxième débit du monde après celui de l’Amazone, son potentiel hydroélectrique est considérable mais l’équipement réalisé n’exploite qu’une infime partie de ce potentiel (notamment les centrales Inga I et Inga II). Bien que le potentiel hydroélectrique de la RDC soit de 100 000 MW (de quoi éclairer l’Afrique…), la consommation électrique par habitant est une des plus faibles du continent africain.

D’une manière plus générale, le mot verbe « regorger » est fréquemment utilisé en RDC pour mettre en exergue les richesses (potentielles) du pays. Celles-ci sont à la base du même modèle de développement établi il y a un siècle : production hydroélectrique/industrialisation électrométallurgique (alumine)/ exportation portuaire (projet de port en eau profonde à Banana élaboré dans les années 1930). Encore aujourd’hui il reste à l’ordre du jour.

  • Comment expliquer la faiblesse persistante du développement congolais malgré l’énormité des potentialités ? Deux facteurs explicatifs sont à mettre au premier rang : des facteurs politiques d’une part, la corruption d’autre part. Pour les premiers, il faut insister sur la succession des guerres civiles et sur les mauvais choix politiques. La période Mobutu (1965-1997) est marquée par la dictature d’un parti unique et le culte de la personnalité qui fait le choix de la « zaïrianisation » et de la confiscation des biens des colons. Le tissu économique de base se délite depuis cette période durant laquelle les Congolais ont consommé les actifs. Derrière la dictature, le pouvoir politique et administratif est marqué par une relative anarchie. Faute de vision prospective, de gestion du futur le problème de la maintenance des infrastructures devient problématique. Ainsi les deux principaux maux du développement congolais concernent la gouvernance et la maintenance. La faiblesse des « techniques d’encadrement » pour reprendre ce concept cher à Pierre Gourou a contribué au délitement du territoire national.

La Chine et le Congo

La Chine est devenue le principal client et investisseur de la RDC. Les Han (Chinois) ont éclipsé les Européens. Si la présence chinoise était encore discrète à la fin du XXème siècle, aujourd’hui elle est visible partout. Dans les années 1990 de petites entreprises privées chinoises s’implantent dans les deux Congo, avant l’arrivée de puissances sociétés d’État portées par la politique expansionniste de Pékin. Ces dernières investissant surtout dans le secteur minier (cuivre, cobalt, zinc, colombo-tantalite etc.). En 2006, un accord financier a été signé entre la Chine et la RDC pour réaliser d’importants travaux d’infrastructures au Congo-Kinshasa (routes, voies ferrées, barrages, immeubles, hôpitaux…) en contrepartie de l’attribution de permis miniers. La Chine est devenue le principal partenaire commercial de la région, et elle n’hésite plus à encourager l’émigration des Han (il y aurait entre un et deux millions de Chinois dans l’ensemble de l’Afrique). Il existe d’ailleurs une branche africaine de la « Route de la soie ». A côté de la Chine, d’autres pays émergents sont de plus en présents en Afrique : l’Inde, La Corée du Sud, la Turquie, et l’Asie d’une façon générale.

Il est possible d’établir en Afrique un parallèle entre la Chine aujourd’hui et l’Europe à l’époque coloniale. Dans les deux cas, par exemple, des puissances étrangères utilisent le continent africain comme source d’approvisionnement en matières premières. La Chine exploite par ailleurs le soft power (création d’Instituts Confucius comme celui de Kinshasa en 2018). Mais la présence chinoise en Afrique, parfois jugée envahissante est aussi source de tensions et de critiques.

Un territoire écartelé

Le fleuve Congo pourrait être la colonne vertébrale de la République Démocratique du Congo mais n’est en réalité qu’un axe vide au sein d’une immensité forestière faiblement peuplée. Il est l’antipode du Nil. La capitale Kinshasa est très excentrée à l’ouest du pays, le territoire est écartelé entre l’ouest (où l’on parle le lingala) et l’est (où l’on parle le swahili). C’est par l’Est que les minerais de RDC sont exportés (principalement par le port de Durban en Afrique du Sud).

La construction d’une unité nationale en RDC se heurte à l’immensité du pays et à sa diversité ethno-régionale. Outre 4 langues «nationales » (kicongo, lingala, swahili, tshiluba) et le français, langue officielle en RDC on dénombre pas moins de 200 groupes ethnolinguistiques. Les tensions interethniques sont ravivées par les crises politiques; l’est du pays est déchiré par plus de deux décennies de guerre. Sans doute l’ethnodiversité caractérise bien des pays africains, le problème est de trouver la solution politique (et économique) pour la faire fonctionner au sein de l’État et de son territoire.

La grande pensée territoriale des Belges était fut de mettre en place un modèle fluvio-ferroviaire. En 1898 la première voie ferrée, contournant les rapides du bas-fleuve, relia Léopoldville (Kinshasa) à Matadi. Une « voie nationale » combinant voie ferrée et transport fluvial raccorda dans les années 1930 la région minière du Katanga au port de Matadi. Ce système de transport est inopérant depuis plusieurs décennies. Aujourd’hui, les exportations se font par camion et chemin de fer vers Durban, l’or et les diamants sont exportés par avion. Les vieux projets belges ressortent cependant. Les Chinois seraient prêts à construire une voie ferrée continue entre le Katanga et le port de Matadi qui permettrait d’exporter, sans rupture de charge, les minerais par l’Atlantique.

Deux capitales, deux Congos

Brazzaville, capitale de la République du Congo, se situe sur la rive droite du fleuve Congo. Kinshasa, capitale de la RDC, se trouve à 4 km de l’autre côté du fleuve, sur la rive gauche. Complémentarité et rivalité caractérisent ce duo. Brazzaville était la capitale de l’Afrique équatoriale française tandis que Léopoldville (Kinshasa en 1960) était la capitale du Congo belge. Kinshasa est devenue une immense métropole de près de10 millions d’habitants, soit la troisième ville d’Afrique derrière Le Caire et Lagos, alors que Brazzaville compte seulement 2 millions d’habitants.

Roland Pourtier propose quelques repères pour esquisser une comparaison entre les deux Congo des débuts de la colonisation jusqu’à la situation actuelle, en évoquant l’ambiguïté qui caractérise depuis toujours leurs relations.

Question de la salle : Un auditeur prend la parole pour insister sur le pillage, les trafics et les guerres des territoires du Congo.

R. Pourtier donne des précisions sur la « malédiction des matières premières », sur la terre de pillage que le Congo a toujours été, avec un système de prédation des ressources du sous-sol et de la forêt, sans oublier auparavant le système de prélèvement des esclaves (avec la traite atlantique à l’ouest, la traite arabe à l’est). Si les Européens sont à l’origine de l’exploitation coloniale, les Chinois aujourd’hui ne font que perpétuer le système d’une autre manière. Ainsi les conditions économiques et politiques sont à l’origine de la situation dramatique d’une grande partie de la population, ce qui explique la persistance des guerres et diverses guérillas, d’autant plus que la situation démographique est marquée par un taux de fécondité considérable. C’est une véritable spirale du sous-développement qui est à l’œuvre depuis plus de 30 ans. Ce qui est étonnant dans ce contexte c’est la résilience des populations locales face à cette situation difficile, grâce notamment aux stratégies familiales.

Question de la salle : Les territoires congolais sont-ils des terres d’émigration ?

A l’extérieur du continent africain, l’émigration congolaise s’est d’abord surtout orientée vers les pays francophones (Belgique, France) où elle est à l’origine de quartiers urbains privilégiés par la diaspora (par exemple à Bruxelles, le quartier de Matonge du nom d’un quartier de Kinshasa, et à Cergy-Pontoise). Aujourd’hui elle a tendance à se diversifier sur le plan spatial, notamment vers les Etats-Unis et depuis quelques années vers la Chine. Cela dit, les principaux flux d’émigration congolaise se déploient en Afrique, principalement vers l’Afrique du Sud.

 

Compte rendu rédigé par Daniel Oster et relu par Roland Pourtier, novembre 2021