Cité de l’architecture et du patrimoine, 16 octobre 2013- 17 février 2014
A Paris, la Cité de l’architecture et du patrimoine consacre à l’Art déco une vaste et passionnante exposition qui rappelle l’exceptionnelle influence de l’art français dans le monde entier pendant cette période des Années Folles où la France, sortie finalement victorieuse de la Grande Guerre, veut honorer son rang de grande puissance. En réalité, l’Art déco n’est pas né en 1925 avec l’Exposition internationale des Arts Décoratifs et industriels modernes qui se tient à Paris et va, bien plus tard, donner son nom à ce style, quelque peu oublié après 1945, mais suscitant depuis les années 1970 un engouement croissant qui se traduit par le succès des ventes publiques, des campagnes de restauration et de nombreuses expositions partout dans le monde. En fait, dès les années 1900, plusieurs mouvements d’artistes, d’artisans et d’architectes en Grande-Bretagne, en Allemagne et en Autriche questionnent les orientations de l’art décoratif français en promouvant une nouvelle créativité aussi bien artistique que technique.
La grande exposition sur l’Art déco à la Cité de l’architecture et du patrimoine a trouvé dans les salles du palais de Chaillot un lieu idéal pour plusieurs raisons. D’une part, l’architecture est une composante essentielle de ce style, aussi bien dans le bâti lui-même que dans sa décoration. D’autre part, la Cité présente en permanence une centaine de maquettes parmi lesquelles des créations emblématiques de cette période dont on retrouve un certain nombre dans l’exposition. Enfin, n’oublions pas que le palais de Chaillot, en partie reconstruit par l’architecte Jacques Carlu pour l’Exposition universelle de 1937, peut être qualifié d’Art déco, au moment où celui-ci devient le style officiel de la République française (même si l’Exposition des arts décoratifs de 1925 s’est tenue dans un autre endroit, à proximité du Petit et du Grand Palais).
Les prémices de l’Art déco
L’immense succès populaire de l’Exposition universelle de 1900 avait tout de même laissé, sur le plan stylistique, un certain sentiment d’insatisfaction lié aux limites de l’Art nouveau, l’art décoratif français marquait le pas. D’ailleurs, plusieurs événements comme la première Exposition d’art décoratif moderne en 1902 à Turin ou la création du Deutscher Werkbund en 1907 à Munich promeuvent une nouvelle créativité aussi bien artistique que technique, susceptible de répondre aux aspirations de la société contemporaine. Aussi, André Véra annonce dès janvier 1912 dans la revue L’art décoratif un « nouveau style » qui ne demande qu’à s’épanouir comme le prouvent plusieurs créations des années 1910. C’est ainsi qu’Auguste Perret achève en 1913 le théâtre des Champs-Elysées dont la structure en béton armé autorise un langage architectural simplifié. Une exposition d’art décoratif est même programmée pour 1915, puis pour 1916, avec un nouveau règlement prohibant la présentation de pastiches et de reproductions. Cette exposition aura finalement lieu… en 1925, dans un contexte bien différent.
Un nouveau style artistique pour une nouvelle société
Les « années folles » d’après-guerre sont marquées par « un furieux appétit de vivre, facilité en Europe occidentale par la prospérité économique, le développement des échanges, le rayonnement de Paris, une envie frénétique de changement… » (Emmanuel Bréon, Catalogue de l’exposition, Cité de l’architecture et du patrimoine, éditions Norma, 2013). La société est alors en pleine mutation : essor de l’automobile, débuts de l’aviation civile, développement du tourisme, premiers pas de l’émancipation féminine, etc. Ces évolutions exigent de nouveaux équipements, de nouveaux programmes architecturaux déclinés à l’aide d’un vocabulaire inédit. Garages d’exposition, aérogares, salons de l’automobile et de l’aviation, hôtels, casinos, stades nautiques, écoles de plein air…, sans oublier les nécessités de la reconstruction des régions libérées, constituent autant de réalisations marquées par le renouvellement architectural en cours.
Le monde en pleine mutation, passionné de modernité, incite les créateurs à proposer une nouvelle grammaire thématique et formelle. Ainsi, l’Art déco s’inscrit dans son époque sous le signe du mouvement et de la vitesse alors que « se trouvent remises en cause les frontières entre beaux-arts et arts appliqués, entre industrie et artisanat, entre tradition et modernité, ente « civilisés » et « sauvages » (Anne Ruelland, Directrice des Publics de la Cité de l’architecture et du patrimoine). La géométrisation des lignes, la simplification des formes, l’utilisation de volumes élémentaires, le recours à des motifs décoratifs symboliques s’appliquent aussi bien à l’architecture qu’aux autres créations telles que la bijouterie ou l’orfèvrerie.
Un style syncrétique par excellence
L’Art déco est « avant tout un état d’esprit » selon Michèle François, ancienne conservatrice au Musée des années 30 de Boulogne-Billancourt. Apparu dans le bouillonnement de l’après-guerre, l’Art déco témoigne des multiples remises en question des valeurs établies, les certitudes vacillent, l’inspiration emprunte à des domaines innombrables, à ses grands devanciers comme aux avant-gardes picturales, à l’exotisme comme à l’art des civilisations anciennes. La simplification, la géométrisation et la fragmentation des formes qui influencent les architectes et les décorateurs ne sont pas sans rapport avec les avant-gardes (cubisme, néoplasticisme, futurisme, etc.). Mais les anciennes civilisations sont également convoquées (regain de l’égyptomanie, vogue de l’Antiquité grecque, etc.). De leur côté, les Expositions coloniales de Vincennes (1907 et 1931) et de Marseille (1906 et 1922) jouent un rôle certain dans la promotion des cultures africaines et océaniennes ; l’engouement pour l’ « art nègre » dans les années 1920 témoigne de la mode de l’exotisme. Ainsi, l’apport stylistique du continent noir est déterminant dans l’invention de motifs ornementaux, et notamment dans le traitement des formes de la statuaire, pétrie d’un dynamisme inédit Au total, les sources esthétiques de l’Art déco sont très diverses même si elles sont souvent associées au sein d’une même création, ce qui explique selon Michèle François que leur rapprochement syncrétique est à l’origine d’ « un style immédiatement identifiable, qui touche tous les domaines de la création artistique ».
L’Exposition de1925, vitrine de l’Art déco français
L’Exposition des arts décoratifs modernes, prévue pour 1915 puis 1916 se tient finalement en 1925. A partir de mars 1924, l’immense chantier parisien fait surgir une ville de cent cinquante pavillons et galeries qui vont accueillir de très nombreuses délégations étrangères. Le succès de l’Art déco français et de sa diffusion passe par les efforts des grands magasins qui ont demandé à des artistes réputés de diriger leurs ateliers artisanaux pour la production exclusive de meubles et d’objets. La manifestation démontre de façon éclatante la créativité et la vitalité des arts décoratifs français. L’architecture des différents pavillons se trouve en parfaite adéquation avec leur contenu qui lui-même offre une grande unité stylistique.
Deux réalisations spectaculaires rallient les suffrages du public par leur ambition et la réussite de leurs programmes. L’ « Hôtel du collectionneur », organisé par Jacques-Emile Rulhmann, se présente comme un pavillon luxueux aux toitures traitées en un jeu de terrasses et fait la synthèse des bases de la haute décoration française. Plus accessible et orné, le bâtiment « Une ambassade française » se compose de vingt-quatre pièces au programme parfaitement défini (chaque atelier regroupe plusieurs artistes travaillant de concert), le tout étant organisé autour d’une cour des Métiers dessinée par Charles Plumet, architecte en chef de l’Exposition.
Un style diffusé dans le monde entier
L’Exposition de 1925 a joué un rôle incontestable dans la diffusion planétaire de l’Art déco français. A cela plusieurs raisons : la place qu’occupent Paris et l’Ecole des beaux-arts dans la formation des artistes et des architectes, l’existence d’un empire colonial français qui nécessite la construction de nombreux édifices, et la réalisation de nouvelles représentations diplomatiques à l’étranger. Sans oublier le puissant vecteur des paquebots, véritables ambassades flottantes que les compagnies transatlantiques françaises ont confié aux bons soins des plus grands décorateurs. C’est sans doute aux Etats-Unis que l’influence de l’Exposition de 1925 est la plus forte. D’ailleurs, dès 1926, le Metropolitan Museum of Art de NewYork organise une grande exposition de plus de 400 objets rapportés de Paris. La rapide diffusion du style Art déco aux Etats-Unis révèle une parfaite adaptation à la verticalité des gratte-ciel (comme l’Empire State Building et Chrysler Building à New York).
Une exposition qui se prête à une riche exploitation pédagogique
Le parcours de l’exposition adopte une démarche résolument pédagogique. Dès l’ouverture, une utile comparaison entre l’Art nouveau et l’Art déco rappelle la chronologie et les grandes différences de style entre les deux mouvements. Les salles suivantes présentent le contexte historique de l’Art déco en insistant sur les différentes facettes de l’époque (politique, sociétale, etc.) pour mieux comprendre leurs liens avec la nouvelle grammaire artistique. La partie centrale évoque la grande Exposition de 1925 dans ses réalisations architecturales comme dans les agencements et décorations intérieurs. Enfin, les deux dernières sections de l’exposition abordent les déclinaisons régionales de l’Art déco pour se terminer sur l’internationalisation du style avec ses différentes versions nationales (en Europe, aux Amériques, en Asie, en Afrique, en Australie…).
Au-delà du parcours rationnellement organisé, chaque section comme l’ensemble de l’exposition reflète parfaitement l’état d’esprit Art déco, un « art total » croisant les techniques et associant les matières, marquant finalement de son empreinte l’ensemble des domaines de la création. D’où son grand intérêt pour les arts plastiques puisqu’il permet idéalement d’aborder les notions de rythme, de couleur, d’harmonie des formes, etc. Pour notre part, nous avons apprécié les remarquables maquettes de la dernière partie de l’exposition qui éclairent bien mieux que de longs discours les fondements architecturaux de l’Art déco. Enfin, ce style constitue sans aucun doute un excellent moyen d’étudier en histoire les mutations de l’entre-deux guerres (mutations techniques, sociales, culturelles…). Au total, une exposition particulièrement réussie, à la fois très bien construite et évocatrice, qui explique, séduit et parfois interpelle en faisant du visiteur un acteur au moins autant qu’un contemplateur.
Daniel Oster,
décembre 2013
Pour aller plus loin :
Emmanuel Bréon, Philippe Rivoirard, 1925, quand l’Art déco séduit le monde. Catalogue d’exposition, Cité de l’architecture et du patrimoine, Paris/ éditions Norma, 2013.
L’Art déco. Textes et documents pour la classe (TDC) n°1063, 1er novembre 2013.
Victoria Charles et Klaus H. Carl, L’Art déco, Parkstone, 2011.
Alistair Duncan, Art déco : encyclopédie des arts décoratifs des années vingt et trente, Citadelles & Mazenod, 2010.
http://www.rfi.fr/emission/20131023-emmanuel-breon-commissaire-exposition-1925-art-deco-
Merci, Daniel, de prolonger avec ton regard, le tour d’horizon sur cet art total, offert, encore sur deux mois, par cette superbe exposition ! – Marc Béteille.