Compte-rendu du Café géo du 10 février 2016, à Chambéry
Sarah Benabou, anthropologue à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et spécialiste de l’Inde, porte son regard sur les politiques de conservation de la nature dans une région de l’Himalaya indien. À partir d’une analyse fine des nombreux enjeux géopolitiques, sociaux et culturels qui gravitent autour du sommet emblématique de la Nanda Devi, Sarah Benabou nous convie plus largement à questionner les présupposés des politiques de conservation de la nature. À la croisée de la géographie et de l’anthropologie, elle décrypte les interactions entre les parcs et les populations locales, entre les modes de gestion de l’environnement et les modes de vie.
« Le choc de Sariska » ou la parabole des difficultés de la conservation de la nature en Inde
Par le récit d’une anecdote à propos de la « disparition » des tigres de la réserve de Sariska, au Rajasthan, Sarah Benabou met en lumière un épisode qui est devenu une parabole de la conservation en Inde et des difficultés qu’elle rencontre.
En 2005, l’Indian Express révèle que la réserve de Sariska, contre toutes attentes, ne compte plus aucun tigre. Ce que le journal appelle « le choc de Sariska » provoque une prise de conscience dans le pays et contraint le gouvernement à réagir. La réserve de Sariska fait en effet partie du Projet Tigre, un des programmes de conservation les plus populaires et les mieux financés du pays. Où sont passés ces tigres et pourquoi ont-ils disparu d’une réserve spécialement dédiée à leur protection ?
La première réponse apportée par le bureau des renseignements indiens est simplement de constater que tous les tigres ont été braconnés. Un vaste réseau de contrebande, qui aurait bénéficié de l’aide de quelques villageois vivant dans la réserve, est mis en cause. Mais ces premières explications demeurant insuffisantes, une équipe de spécialistes de la conservation des tigres, dénommée Tiger Task Force, est mandatée par le gouvernement pour comprendre comment une telle situation a pu se produire. Suite à son enquête, elle publie un rapport dans lequel elle mentionne d’abord les problèmes liés à la gestion du parc : aucun rapport n’est à jour, personne ne surveille le travail des gardes, les chemins de patrouille ne sont pas entretenus, etc.
En outre, depuis des années, l’administration du parc constate un déclin constant du nombre de tigres, mais, pour éviter toute controverse, elle triche avec les données du recensement en donnant toujours la même fourchette, soit environ 25 tigres, sauf l’année 2004 ayant précédé la révélation du scandale où les gestionnaires de la réserve de Sariska font état d’une quinzaine d’animaux. Ce maquillage des chiffres réels du recensement des tigres explique que les opérations de braconnage soient passées inaperçues, puisqu’officiellement il y avait toujours des tigres dans la réserve. Un autre élément que le rapport de la Tiger Task Force met en lumière est la forte hostilité des villageois qui résident dans la réserve vis-à-vis de l’administration du parc. Ceci expliquerait la collaboration de certains avec les réseaux de contrebande. Pour comprendre une telle hostilité, il faut savoir que depuis la création de la réserve en 1978, les onze villages qui se trouvent dans la zone centrale du parc sont voués à être déplacés. La législation indienne qui régit la conservation de la nature interdit effectivement toute présence humaine à l’intérieur des parcs nationaux. Seulement, pour pouvoir déplacer des villages, la loi exige aussi que les droits coutumiers existant sur l’espace protégé doivent être préalablement reconnus et leur perte dédommagée.
À Sariska, ce processus, qui a débuté en 1983, n’a jamais été terminé. Un seul village a été déplacé, mais dans un lieu si peu adapté que les villageois sont revenus s’installer dans la réserve. Puisque ces villages sont voués à être déplacés, ils ne sont dotés d’aucune infrastructure élémentaire, ils n’ont pas d’école, pas de puits, pas de routes, etc. Les villageois doivent en outre négocier au quotidien leur présence qui est considérée comme indésirable par l’administration du parc. Les habitants de ces villages sont en grande majorité des bergers Gujjars, une ethnie vivant essentiellement de l’élevage de buffles et de la production de produits laitiers. Les habitants de la réserve sont donc pris en tenaille entre les tigres d’un côté qui menacent directement leurs troupeaux et donc leur mode de subsistance, et l’administration du parc de l’autre.
En somme, le « choc de Sariska » apparaît comme une forme de prise de conscience dans tout le pays des enjeux qui gravitent autour des politiques de conservation de la nature et constitue un élément important de leur inflexion actuelle vers davantage de prise en compte des populations locales.
Sur cette évocation, Sarah Benabou nous invite donc à dépasser certaines idées reçues et à aborder la conservation sous un angle politique. L’effort de conservation, présenté comme une réponse purement technique et gestionnaire à un problème de dégradation écologique, qui plus est souvent imputé aux populations locales qui sont des boucs émissaires commodes, est un prêt-à-penser commun dans le monde entier. Sarah Benabou nous invite à déconstruire ce discours en mettant en lumière l’épaisseur historique et la complexité des jeux d’acteurs dans les espaces protégés, tels que ceux qu’elle a observé dans le parc de la Nanda Devi. D’autres récits que ce récit officiel sont possibles. Sarah Benabou le démontre parfaitement en étudiant les relations de pouvoir, en observant les asymétries sociales, et en réintégrant l’analyse dans une écologie politique plus large.
Les grandes caractéristiques du scénario national indien de conservation de la nature
Avant de s’intéresser au cas de la Nanda Devi, quelques éléments contextuels à l’échelle nationale permettent d’envisager les inter-relations entre les espaces protégés, leurs modes de gestion et les modes de vie des populations locales.
Le réseau de la protection environnementale en Inde comporte plus de 600 espaces protégés et couvre près de 5 % du territoire national. Ce réseau voit le jour au début des années 1970, notamment sous l’impulsion d’Indira Gandhi qui fait voter en 1972 le Wildlife Protection Act, la loi-cadre en matière de protection de la nature en Inde et qui réglemente la création et la gestion des espaces protégés. En vertu de cette loi, il existe deux types d’espaces protégés en Inde, les parcs nationaux et les sanctuaires. Le parc national est l’espace protégé auquel est accordé le plus haut degré de protection. C’est un espace mis en défens exclusivement réservé à l’effort de conservation, dans lequel tout droit d’accès et d’usage préexistant doit être préalablement cédé à l’Etat contre compensation. En somme, personne n’a le droit de pénétrer et a fortiori de résider dans l’enceinte d’un parc. Les sanctuaires disposent d’un régime de protection moins strict puisqu’une clause législative permet d’autoriser la poursuite de certains droits, et donc en pratique il est possible sous conditions de résider dans un sanctuaire et d’y mener certaines activités. Comme ailleurs dans le monde, les espaces protégés sont en forte croissance en Inde : en passant d’une soixantaine à plus de 600 espaces protégés aujourd’hui, leur nombre a été multiplié par dix depuis les années 1970. Il existe actuellement plus de 300 projets de nouveaux espaces protégés dans le pays et l’objectif est à terme que le réseau d’espaces protégés indiens soit représentatif de la diversité écologique de l’espace national.
Il est intéressant de constater que les populations les plus pauvres d’Inde habitent dans les régions où la biodiversité est la plus riche. Une carte produite par la Tiger Task Force suite à la tragédie de Sariska montre en effet que la plupart des réserves de tigres recoupent les districts les plus pauvres du pays ou les zones à majorité tribale dites Schedule 5 areas – comme d’ailleurs l’essentiel des espaces protégés toutes catégories confondues. En dépit de chiffres officiels fiables, on estime qu’en Inde quatre millions de personnes vivraient à l’intérieur des parcs et des millions d’autres à leur périphérie. Ces populations ne constituent pas un ensemble homogène. On peut cependant dire que dans leur très grande majorité, elles tirent directement ou indirectement leurs moyens de subsistance des ressources forestières, ce qui les rend plus vulnérables que les autres à la dégradation de l’environnement, mais aussi à tous les projets qui réduisent ou suppriment leur accès aux ressources forestières. Parmi ces communautés forestières (forest dwelling communities), les textes de loi distinguent deux groupes, les « tribus répertoriées » (scheduled tribes) et les « autres habitants des forêts » (other forest dwellers) qui appartiennent très souvent aux plus basses castes. Dans les débats sur la conservation, les tribus occupent une place importante pour deux raisons. D’abord, elles sont associées aux premiers habitants des lieux, et elles revendiquent d’ailleurs le terme générique d’adivasi, « habitant originel » en sanskrit. Cette autochtonie revendiquée les place comme les concurrentes légitimes de l’État vis-à-vis de la gestion et la protection des forêts. Ensuite, leur appartenance aux strates les plus défavorisées de la population indienne les rendent économiquement très vulnérables. En effet, ce qui rassemble les tribus en Inde, ce n’est pas tant leurs particularismes socio-culturels que leur position subalterne dans les rapports de production, comme l’a montré l’historien Sumit Sarkar. Cette double dimension, culturelle et socio-économique, associée aux tribus se retrouve dans les conflits relatifs aux espaces protégés.
Les populations qui vivent aujourd’hui dans ou en périphérie des parcs ont très souvent vécu dans ces espaces avant que ces derniers ne soient convertis en « espaces protégés ». Pourtant, dans la grande majorité des cas, et c’est un point fondamental pour comprendre la situation indienne, les droits de ces communautés n’ont jamais été reconnus au moment de la création des espaces protégés, et ce en dépit de la loi de protection de 1972. D’aucuns avancent le chiffre de 60 % des parcs nationaux qui auraient été créés sans respecter la procédure de détermination et d’acquisition des droits existants, comme à Sariska par exemple, où la procédure a débuté il y a 30 ans mais n’a jamais été terminée. Pour qualifier cette situation, l’équipe chargée de l’évaluation du Projet Tigre a eu une expression très forte en estimant qu’au « nom de la conservation, ce qui a été mis en œuvre est un programme d’acquisition de terre totalement illégal et anticonstitutionnel ». Les populations qui résident dans les parcs nationaux sont ainsi dans une grande précarité. Aux yeux de la loi, elles n’ont aucune existence juridique, et elles sont donc considérées par l’administration forestière comme des « intrus » (encroachers) sur leurs propres terres.
Pour ces populations locales, les politiques de conservation mettent en branle un processus d’exclusion multiforme bien connu. Ce processus prend souvent une forme matérielle, qui se traduit soit par le déplacement physique des populations, soit par leur déplacement économique, c’est-à-dire par l’interdiction de ramasser du bois de chauffe ou de chasser par exemple. Les populations protestent aussi contre leur effacement symbolique du paysage, souvent « nettoyé » de toutes traces humaines, comme les huttes des bergers qui ont été brûlées lors de la création du parc de la Nanda Devi selon une logique de tabula rasa. Les conflits peuvent aussi prendre une forme plus politique, notamment quand les populations ont le sentiment d’avoir perdu tout contrôle sur leur territoire face à une administration forestière omnipotente. Des tensions surgissent aussi avec l’introduction de nouveaux systèmes de valeur dans l’économie locale, en particulier avec le développement touristique où certaines ressources ayant une valeur d’usage prennent alors une valeur d’échange. Il faut souligner qu’en Inde les expulsions physiques de populations des parcs restent relativement rares, surtout si on les compare aux déplacements massifs liés aux grands projets d’aménagement tels que des routes, des barrages ou des mines. Néanmoins, ces « réfugiés de la conservation », selon la terminologie de Mark Dowie, existent, certaines études avançant le chiffre de 600 000 personnes déplacées en raison de la création des espaces protégés. Cependant, le déplacement de populations à l’extérieur des parcs causent de nombreux problèmes, celui de la terre disponible pour les reloger et soutenir leurs activités économiques, et a fortiori celui des implications écologiques que pose cette réinstallation, l’Inde ne possédant pas suffisamment d’espaces agricoles pour accueillir les nouveaux venus.
Bien que les conflits demeurent nombreux dans les parcs indiens, la situation globale évolue et des mesures ont été prises pour résoudre ces tensions. Des pressions politiques sont exercées pour faire respecter la loi et véritablement appliquer les dispositifs juridiques existants : le WPA a notamment été amendé à deux reprises en 1991 et 2002 pour clarifier la situation. Un deuxième type de mesure s’inscrit dans le tournant dit « participatif » pris à l’échelle mondiale au cours des années 1990 dans le domaine de la conservation. Concrètement il s’agit en Inde de programmes dit d’ « écodéveloppement » dont l’objectif est de réduire la pression des populations locales sur les ressources protégés en offrant de nouvelles activités et de nouvelles ressources de biomasse. Ces programmes rencontrent un succès mitigé, notamment parce qu’ils restent en pratique très contrôlés par l’administration forestière qui est probablement une des moins appréciées du pays. Une des rares activités que les populations locales semblent à même de pouvoir s’approprier est l’écotourisme, seule véritable manne financière dans les régions protégées.
Un des espoirs de changement les plus importants a été porté par l’adoption, en 2006, d’une législation très controversée sur « la reconnaissance des droits forestiers des tribus recensées et des autres habitants traditionnels des forêts » (Forest Rights Act). Cette loi vise à réparer l’injustice historique subie par ces populations, en visant explicitement à reconnaître aux personnes qui en donnent la preuve trois grands types de droit. Le premier est un droit de propriété sur les terres réellement exploitées par ces populations, le deuxième un droit d’usage des ressources forestières (pâturage, glanage, passage, etc.). Le dernier est un nouveau droit à la protection des forêts et de la vie sauvage, un droit qui était auparavant du seul ressort de l’administration forestière. Cette loi est en théorie applicable depuis 2008, mais elle rencontre des résistances très fortes dans sa mise en œuvre. Au niveau des États régionaux, on critique l’encadrement très précis des modalités de déplacement des populations qui restreignent leur marge de manœuvre ; l’administration forestière s’y oppose car elle voit sa position privilégiée héritée de la colonisation menacée ; et certaines ONG de conservation s’insurgent contre le fait que cette loi, qui s’applique aussi aux espaces protégés, puisse potentiellement en réduire la superficie via les restitutions de droits fonciers aux populations locales. Ces associations environnementalistes ont eu en partie gain de cause, la loi intègre dorénavant des « habitats critiques », soit des espaces réellement mis en défens et où l’expulsion des populations peut être prononcée.
Si cette loi reste peu appliquée en raison de fortes et diverses résistances, il y a cependant des citoyens et des organisations de la société civile qui se mobilisent fortement en faveur de cette loi et qui veillent au maintien de son esprit et de sa lettre. Le modèle de conservation coercitif hérité du système colonial semble perdre de la vitesse au profit d’un modèle plus respectueux et plus intégrateur des populations locales.
Un regard critique sur les dynamiques politiques autour du parc national de la Nanda Devi
À partir de cette contextualisation nationale, Sarah Benabou propose de s’intéresser plus en détail aux formes et aux modalités de la conservation de la nature dans la région de la Nanda Devi.
Comme beaucoup d’autres parcs à travers le monde, la création en 1982 du parc national de la Nanda Devi, coincé entre la Chine et le Népal, a été justifiée par l’argument bien connu selon lequel cet espace était menacé par les pratiques jugées destructrices des populations locales, à savoir dans ce cas des bergers venant de la tribu Bhotia, dont les troupeaux de chèvres auraient endommagé l’écosystème fragile de ces montagnes. L’objectif de Sarah Benabou est de déconstruire ce discours de justification en éclairant un aspect peu étudié de l’histoire de cette région, c’est-à-dire sa position stratégique pendant la guerre froide, qui, et c’est l’hypothèse qu’elle pose, a joué un rôle crucial dans la décision de créer un parc quelques années plus tard. Elaborant son argumentation à partir du concept de « nationalisme écologique » (Sivaramakrishnan et Cederlof, 2006), elle montre combien des considérations liées au nationalisme et à la sécurisation des zones frontières sont sous-jacentes à l’argumentaire écologique officiel. En tant que forme d’appropriation de la nature dont les visées sont en dernière instance de nature nationaliste, le « nationalisme écologique » est donc une clé de lecture critique et originale de l’existence des parcs nationaux. Suivant cette grille de lecture, elle analyse combien la création du parc national de la Nanda Devi semble indissociablement liée à l’enjeu stratégique que représente cette zone himalayenne dans le projet nationaliste indien tel qu’il se déploie dans la période de la guerre froide.
Avec l’arrivée au pouvoir d’Indira Gandhi en 1966, la protection de la nature en Inde est devenue une cause nationale. En 1969 se tient à New Delhi une grande conférence de l’UICN (Union Internationale de Conservation de la Nature), en 1972 est promulguée la loi de protection de la nature et en 1973 est lancé le Projet Tigre avec pour objectif de préserver l’animal servant d’emblème au projet nationaliste indien. L’attention portée aux enjeux de protection de la nature en Inde au début des années 1970 n’est pas le fruit du hasard. Cet intérêt pour la conservation participe d’une nouvelle forme de nationalisme, née de la défaite militaire de l’Inde face à la Chine en 1962. Cette défaite sonne le glas d’une période marquée par la défense du non-alignement incarnée par Nehru et déclenche une politique d’affirmation de la puissance régionale indienne indissociablement liée à la figure d’Indira Gandhi qui prend le pouvoir en 1966. Le début de son mandat est en effet marqué par des succès militaires qui effacent la débâcle de 1962. Sur le plan intérieur, l’Inde entre dans un période d’instabilité assez grave, avec l’émergence de la guérilla naxalite en 1967 et surtout l’état d’urgence déclaré par Indira Gandhi en juin 1975. Comment donc analyser l’émergence des politiques environnementales et du réseau d’espaces protégés dans ce contexte turbulent des années 1970 ? L’intégration de l’Inde dans le processus des conférences internationales sur l’environnement (en 1969 à Delhi) et la mise en œuvre de politiques de conservation de la nature ambitieuses peuvent être analysées comme un signal d’ « assagissement » du pays envoyé à la communauté internationale, un moyen d’adoucir l’image de l’Inde. Le pays ne s’intéresserait pas seulement à sa puissance économique et militaire, mais participerait aussi du souci du bien commun, de l’environnement… autant de thématiques porteuses qui commencent à percer au même moment sur la scène internationale. On pourrait parler de rebranding de l’Inde, qui se repositionne comme un pouvoir accommodant et pas seulement turbulent. En somme, la conservation constituerait ainsi un outil majeur du soft power indien.
On pourrait aussi dire que la constitution du réseau d’espaces protégés joue également un rôle stratégique dans le redéploiement du hard power indien. Deux exemples corroborent particulièrement cette hypothèse : le parc national de Sundarbans (créé à la frontière avec le Bangladesh en 1973 dans le cadre du Projet Tigre) et la réserve de biosphère de Nanda Devi. Au-delà de la conservation de la nature, ces espaces protégés expriment la volonté de l’État indien de réaffirmer son contrôle sur ces régions frontalières, particulièrement instables à l’époque.
C’est ce que Sarah Benabou explique en faisant un retour sur l’histoire de la région de la Nanda Devi. Alors que la Chine émerge soudainement comme puissance nucléaire en 1964, la CIA américaine va chercher à surveiller, en partenariat avec les services de renseignement indiens, le développement du programme nucléaire chinois. Une opération secret-défense d’installation d’un engin de surveillance électronique au sommet de la Nanda Devi est alors conçue et une expédition est conduite en octobre 1965 pour gravir le pic indien. Cependant, en raison de mauvaises conditions météorologiques, l’équipe d’alpinistes doit rebrousser chemin à mi-parcours et le matériel est laissé sur place en vue d’une nouvelle ascension au printemps. Mais à leur retour quelques mois plus tard, les alpinistes ne retrouvent pas leur colis, très probablement emporté par une avalanche durant l’hiver. Ce matériel, perdu dans l’immense glacier qui s’étend aux pieds de la Nanda Devi et qui nourrit les sources du Gange, comportait notamment des batteries composées de substances radioactives (plutonium). En dépit de nombreuses recherches, les services de renseignement américains et indiens ne sont pas parvenus pas à le retrouver. Cette opération est restée secrète durant de nombreuses années jusqu’à sa révélation en 1978 par un journaliste américain. Par la suite, les députés indiens ont demandé au gouvernement la confirmation de l’existence de cette mission et une enquête scientifique sur les risques posés par la perte de substances radioactives dans le bassin de la Nanda Devi. Après avoir narré cet épisode avec force détails, Sarah Benabou propose d’établir un lien entre ce scandale de pollution nucléaire et la création du parc national de la Nanda Devi. En effet, le parc a été créé seulement quatre ans après la révélation publique de l’affaire du plutonium. Sans extrapoler outre mesure, il est vraisemblable qu’il y avait donc un intérêt (relatif à la sécurité des personnes et accéléré par la révélation médiatique de l’affaire) à interdire tout accès au bassin de la Nanda Devi. C’est une hypothèse qui consolide l’idée selon laquelle les raisons qui ont conduit à la création du parc de la Nanda Devi ne peuvent être limitées à la justification officielle selon laquelle les bergers auraient détruit l’écosystème fragile du bassin de la Nanda Devi.
Le danger qui a provoqué le plus d’inquiétude dans « l’affaire de Nanda Devi », c’est bien sûr le risque de pollution des sources du Gange, un fleuve qui fait vivre des centaines de millions de personnes plus bas dans la plaine. Cette inquiétude était d’autant plus vive qu’elle s’insère dans un contexte marqué par l’émergence de discours alarmistes sur la dégradation écologique rapide de la région himalayenne, imputée à la supposée irresponsabilité des paysans des montagnes (« théorie de la dégradation de l’environnement en Himalaya », Yves et Messerli). La simplicité de ce scénario de crise lui a conféré une efficacité réelle sur le terrain et elle a donc imprégné les politiques de développement et de conservation en faisant des paysans montagnards la source du problème plutôt que la solution.
Pour conclure, Sarah Benabou revient sur son objectif, celui d’enrichir les analyses qui portent une attention particulière à la déconstruction des discours qui justifient la plupart des politiques de conservation de la nature dans le monde et qui font souvent des populations locales des boucs émissaires commodes. Elle en appelle à décaler notre regard, à s’éloigner des approches qui se concentrent essentiellement sur les dynamiques locales et immédiatement visibles de la dégradation environnementale, pour insister davantage sur la nécessité d’identifier également des systèmes plus larges qui sous-tendent les politiques environnementales ; par exemple en explorant comme ici comment des questions relatives à la sécurité nationale s’enchevêtrent à des affaires de conservations de la nature.
Compte rendu de Camille Girault, relu par Sarah Benabou