Ce petit texte est né de l’exaspération suscitée par les doctes assertions de plusieurs figures médiatiques sur l’état de la société française alors même que bien souvent elles ne font qu’asséner des schémas simplistes, voire caricaturaux. L’autre raison de son écriture, intimement liée à cette exaspération, est de contribuer à la diffusion d’un remarquable article[1] du géographe Aurélien Delpirou démontrant avec grande rigueur qu’en réalité le mouvement des « gilets jaunes » « ne reflète pas une France coupée en deux, mais une multiplicité d’interdépendances territoriales ».
Aurélien Delpirou n’a pas la prétention d’expliquer à chaud tous les enjeux qui se mêlent dans ce mouvement plus complexe qu’il n’y paraît. Il se contente de chausser les lunettes du géographe pour exploiter au mieux les différentes sources d’information à sa disposition (voir les notes de bas de page et la bibliographie des références utilisées). Pour cela il a choisi de répondre à quatre questions qui apparaissent comme autant de pistes explicatives, toutes bâties sur des oppositions binaires, « entre villes et campagnes, entre centres-villes et couronnes périurbaines, entre bobos et classes populaires, entre métropoles privilégiées et territoires oubliés par l’action publique ».
Villes (Paris) contre campagnes (Province) ?
D’abord, rappelons que les initiateurs du mouvement des « gilets jaunes » sont, pour la plupart, originaires d’Ile-de-France. A vrai dire, les Franciliens sont autant concernés que le reste des Français par la hausse des dépenses liées à l’automobile car s’ils dépensent moins pour leur voiture, ils passent beaucoup plus de temps dans leur véhicule.
Un autre fait, celui-ci bien connu, mais dont on oublie souvent d’en tirer les conséquences. Avec 61,5 millions de personnes, soit 92% de la population, l’urbanisation du territoire français est désormais achevée. Et c’est bien au sein du monde urbain que s’observent les grandes fractures sociales et spatiales : « les grandes villes sont à la fois les lieux privilégiés de concentration des richesses et les points de fixation de la pauvreté ». Et notre auteur de rejeter l’interprétation parfois avancée d’un mouvement des « gilets jaunes » qui résonnerait « comme une jacquerie des populations rurales défavorisées contre des citadins fortunés ». Pour lui, « il traduit, au contraire, la multiplicité des interdépendances territoriales et fonctionnelles au sein de vastes aires métropolitaines, où se juxtaposent fragments de ville dense, nappes pavillonnaires, bourgs revitalisés ou en difficulté, zones d’activités, espaces naturels et agricoles, centres commerciaux, pôles tertiaires et logistiques, etc. ». Dans ce cadre, l’automobile apparaît bien souvent comme l’accessibilité à ces différents espaces ».
Centres-villes contre couronnes périurbaines ?
Une autre affirmation a été répétée à l’envi par les médias : les « gilets jaunes », ce sont les habitants « relégués » dans les couronnes périurbaines des agglomérations. Bien sûr, la vie périurbaine nécessite un usage important des voitures. Et n’oublions pas que la périurbanisation a été fortement encouragée dans les années 1980 et 1990 (lotissements pavillonnaires, centres commerciaux, grands services publics…, dispositifs d’accession à la propriété privée). Cela dit, les ressorts de l’installation des ménages (et des entreprises) dans les couronnes périurbaines et les franges rurales des agglomérations sont multiples et complexes, ce qui explique « la diversité des profils sociaux et la fluidité des trajectoires traditionnelles » dans ces espaces périurbains et rend impropre l’utilisation du terme de « relégation ». Nous y trouvons des chefs d’entreprise, des ouvriers, des petits commerçants, des employés du secteur public, des retraités, de jeunes cadres, etc.
Pourtant, malgré leur vitalité et leur diversité, ces espaces périurbains conservent leur mauvaise réputation, en particulier sur les plans de l’environnement, de la dépendance automobile et même… de l’esthétique architecturale et paysagère ! A. Delpirou n’hésite pas à évoquer des « visions catastrophistes et culpabilisantes » qui « ont contribué à alimenter un sentiment de colère parmi les élus et les habitants de ces territoires ».
Bobos contre prolos ?
Les témoignages et les premières enquêtes le confirment : la plupart des « gilets jaunes » appartiennent aux classes moyennes et aux fractions consolidées des classes populaires (essentiellement des professions dites intermédiaires). « Leur revenu et leur pouvoir d’achat sont plutôt stables depuis 20 ans, tout en demeurant très sensibles aux politiques fiscales et aux effets de conjoncture. » La hausse du prix du carburant n’est que l’étincelle du mouvement de protestation ; d’autres dépenses ont augmenté beaucoup plus fortement, comme celles liées au logement, et pour ce qui concerne les seules dépenses liées à l’automobile, celles des assurances et de l’entretien. L’auteur en conclue qu’en réalité la révolte exprime « le double sentiment d’une fragilisation généralisée du pouvoir d’achat et d’une injustice sociale dans les efforts fiscaux demandés aux ménages par le gouvernement ».
- Delpirou n’oublie pas d’évoquer les 20% de Français non motorisés qui regroupent principalement de jeunes ménages sans qualification et sans emploi (contrairement aux idées reçues sur les bobos des métropoles). Il explique que « ces ménages comptent parmi les destinataires des mesures d’aide à la mobilité élaborées en urgence par le gouvernement. Mais tout indique qu’ils n’ont pas participé massivement aux manifestations ! »
France privilégiée contre espaces abandonnés ?
De nombreux commentateurs ont analysé le mouvement de protestation comme étant « la conséquence de politiques publiques à deux vitesses, qui privilégieraient de manière systématique les espaces métropolitains dynamiques au détriment du reste de la France ». Il est certain que les moyens de l’aménagement du territoire ont privilégié les grandes villes depuis deux décennies, avec de grands projets de renouvellement urbain dans les centres (gares, tramways), mais aussi dans les « banlieues sensibles » (politique de la ville) et les périphéries proches (pôles de compétitivité). Cette évolution a succédé à cinq décennies de politiques dites de rééquilibrage territorial ayant pour but de contenir le développement de la région parisienne et de relativiser le « désert français ». Encore maintenant des actions spécifiques continuent d’être mises en œuvre dans les espaces ruraux. D’où le constat de l’auteur : « c’est plutôt dans l’ « entre-deux territorial » que constituent les villes petites et moyennes et, dans une moindre mesure, les franges des agglomérations que l’action publique s’est déployée de manière lacunaire et velléitaire ». Par exemple, dans l’espace périurbain, « l’action publique s’est focalisée sur les moyens de lutter contre le processus d’étalement urbain au risque d’oublier les espaces qui en sont la conséquence » !
L’analyse d’Aurélien Delpirou sur la nature du mouvement des « gilets jaunes » nous rappelle une fois de plus que la compréhension des phénomènes sociaux et spatiaux n’a rien à voir avec les « sociologismes simplistes ou infondés » même si ceux-ci ont des vertus rassurantes aux yeux des personnes en mal d’explications faciles.
NB : Disons-le de façon explicite. L’auteur de ces lignes aura atteint son but en faisant lire à ses lecteurs l’intégralité de l’article d’Aurélien Delpirou, publié ce jour même dans la revue laviedesidees.fr (https://laviedesidees.fr/La-couleur-des-gilets-jaunes.html).
Daniel Oster, 23 novembre 2018
[1] Aurélien Delpirou, La couleur des gilets jaunes, publié dans laviedesidees.fr, le 23 novembre 2018. (https://laviedesidees.fr/La-couleur-des-gilets-jaunes.html)