Le pope aux fourneaux, le barman chez les moines
Nous fûmes dans le Pinde, « rocs inaccessibles et précipices affreux ».
A Mouzaki on nous avait dit de nous arrêter à l’hôtel de Pétrilon dont on nous garantissait le confort. On est passé devant sans le voir. Arrivés au village, on demande où manger et on nous a dit que deux km plus loin, juste après la fin de la route goudronnée, il y avait un bon restaurant. On a du bien faire 5 km au-delà du goudron sur une route déserte et on a découvert une superbe bâtisse en surplomb sur la rivière avec un grand parking et des tas de voitures. De part et d’autre de la porte des grandes couronnes mortuaires accrochées sur des piquets. Le patron est sorti pour nous dire qu’il regrettait mais que c’étaient les obsèques de son père. Il nous a conseillé d’aller juste un tout petit peu plus loin dans un village au-dessus de la route.
La route est coupée. Un bulldozer la dégage, en repoussant d’énormes amas de caillasses qu’il expédie dans le précipice. Au bout d’une demi-heure on passe. Sur la route de Kalokhori une voiture nous fait signe d’arrêter. Un pope surgit et nous demande ce qu’on fait là et si nous sommes des étrangers. On explique qu’on va loger à l’hôtel et qu’on compte aussi y déjeuner. Il nous dit qu’il y a un autre « magazi » au village où on peut se restaurer. Rapidement on comprend que c’est lui le tenancier de cet établissement. Il nous explique que la Papadia (la femme du pope) nous recevra et que lui-même qui va procéder aux obsèques du défunt sera là ce soir. Je lui dis « Mais comme ça tu as deux métiers ! » « Mais bien sûr », dit-il. On le laisse aller à son service. Pope et tavernier c’est la première fois que nous rencontrons cette combinaison.
On trouve l’hôtel au bout d’un chemin peu pratiqué. Tout est neuf et propre. Le village est à 1.000m d’altitude, dominé par une série de sommets qui dépassent les 2.000m.
On décide d’aller au monastère de Aghi Theodori. Un gros orage nous rattrape. On arrive cependant au monastère tenu par 3 moines. Deux archéologues du service des antiquités byzantines et post byzantines relèvent les fresques et mettent les images sur leurs ordinateurs. Le moine portier, très sympathique, s’appelle Theophilos ; il nous explique que depuis 15 ans qu’il est moine il a presque oublié son anglais. Il avait un café-bar à touristes à Skopelos. Après quoi il s’est retiré du monde et assure un accueil familier et chaleureux. En partant il me demande si je lis l’évangile et me dit qu’il faut s’en tenir à ce que dit le Christ et se ficher de ce que les autres après lui ont ajouté.
De retour à Kalokhori nous voyons la Papadia en train de balayer devant sa taverne. Elle nous confirme que le soir elle pourra nous recevoir dans son établissement. Ce sera bien, dit-elle, car « O Pappas psini » : « c’est le Pope qui cuisine sur le charbon de bois ».
On décide donc d’aller dîner chez le Pope le soir, on aura le choix entre des côtes d’agneau, des côtes de porc et les fameuses saucisses de Mouzaki. Passe sur la place un troupeau de 200 moutons et 20 chèvres. Comme chaque année ils sont montés en camion de Tyrnavos il y a une quinzaine de jours. Mais il faisait trop froid et trop pluvieux pour aller aux alpages. Ils sont donc restés à proximité du village où les bergers (des Sarakatsanes) ont une maison et un enclos pour les troupeaux. Ils monteront demain matin si le temps le permet. Il y a 4 familles dans les alpages (au-dessus de 1.500m) au total un millier de bêtes. Maintenant il y a une piste qui permet d’y accéder en agrotiko (un pick up à usage agricole). Les bergers montent le soir, dorment en haut (il y a des loups) et redescendent le matin au village. Pendant la journée les troupeaux sont seuls avec les chiens. L’année dernièreles loupsont égorgé 30 brebis.
Vers 20h on se retrouve dans la taverne du Pope où nous rejoignent deux retraités, un couple de gens du pays qui ont passé le plus clair de leur vie à Hanovre en Allemagne, le berger Sarakatsane, Pavlos, qui pendant 12 ans a travaillé dans un hôtel en Chalcidique, il parle un fort bon anglais. On mange les côtelettes et les saucisses et on discute de tout, de la vie à Hanovre (ville de naissance de notre amie Renate qui nous accompagne) et de l’évolution de ces montagnes. J’explique que nous sommes venus ici en 1966. Et quand on raconte la cérémonie du mariage à Pétrilon, telle que nous l’avions vue en 66, la dame de Hanovre dit qu’elle s’est mariée exactement comme ça (tous les déplacements et le transport de la dot à dos de mule).
Au cours de la conversation le Pope nous explique qu’en hiver il vit près de Karditsa, il ne reste pas au village parce qu’il n’y a plus personne en cette saison (3 permanents). Il remonte pour la fête votive de la St Charalambos en février ; il y avait plus de 250 personnes cette année ; il a fait cuire la viande et servi à boire après avoir expédié la messe).
C’est un pope tardif. Il est entré dans le ministère à 42 ans en 1986. Sa famille avait un « nérotrivio » (installation de lavage et foulage de la laine) depuis plusieurs générations ; puis son père est mort, les affaires ont périclité et il est parti comme saisonnier, puis comme ouvrier à Athènes où il travaillait dans l’usine de boissons Ivi. Voyant sa situation économique difficile il a décidé de rechercher la sécurité en devenant Pope. Il n’est jamais allé plus loin que l’école primaire. Il se dit lui-même « Pope agrammatos » ou sans instruction. Il peut lire l’évangile dit-il mais non pas l’expliquer ni faire des sermons. C’est un privilège qui est réservé aux popes de 1ère (alpha) ou 2ème catégorie. Lui-même est un pope de 4ème catégorie. Il aurait dû normalement suivre 3 années d’enseignement. Mais il a objecté au despote (à l’évêque) qu’il habitait loin, n’avait pas de voiture et peu de ressources pour aller suivre les cours. Le despote, bienveillant l’a ordonné pope de 4ème catégorie (delta). Il se contente d’assurer les baptêmes, mariages, enterrements etc. Un pope de catégorie alpha gagne selon lui environ 1.800 euros par mois. En catégorie delta on se contente de 1 200 euros. Ce qui n’est pas mal, compte tenu des revenus grecs. Aussi complète-t-il son revenu avec les ressources de sa boutique : épicerie, boucherie et le café-taverne.
Notre ami le moine est même venu nous rejoindre, en un coup de 4×4 depuis le monastère. C’est en effet un enfant du village. Le Pope nous a même fait la confidence que Theophilos pendant quelques temps a été un Paléoimérologue, un adepte du vieux calendrier (le calendrier Julien qui fut remplacé par le pape Grégoire XII en 1582, initiative refusée par les orthodoxes). Theophilos a demandé une bière, bien qu’au monastère il n’ait pu ajouter du lait à notre café pour cause de jeûne, et nous avons fini ensemble la soirée. Il m’a répété en me serrant la main : « Souviens-toi de t’en tenir aux paroles du Christ ».
Le pope est aux fourneaux, le barman est rentré dans le monastère.
Allons, tout n’est pas perdu dans ce pays.
Michel Sivignon
Kalokhori, Pinde, le 12 juin 2007 (31 mai selon le calendrier Julien)