Un espace-cour au cœur de Treichville, quartier populaire d’Abidjan. Atypique par rapport à d’autres formes d’espaces-cours de par le monde : la première impression que laisse l’habitat sur cour reste son aspect hétéroclite et désordonné. Le linge flotte sans discontinu au centre de la cour, à proximité du puits qui recueille les eaux de pluie. Autour de cet espace central, des canapés miteux sont installés sous des toits en tôle usée qui permettent de s’installer dans l’espace-cour par temps de pluie comme par grand soleil. Sous la tôle, des rigoles récupèrent les eaux et les entraînent dans la rue sans système de tout à l’égout. Elles s’amasseront dans les autres saletés de la rue de Treichville. A l’intérieur de l’espace-cour, les canapés de récupération sont accolés aux murs peints de couleur vive, mais décrépis. Derrière les murs, des pièces séparées qui accueillent des familles nombreuses. Elles se sont dotées, depuis les années 1980, de cuisines sommaires, et de postes de télévision reliées par des branchements informels au câble. L’intérieur contraste avec l’espace-cour : la lumière y est absente, les murs qui donnent sur la rue sont dotés seulement de petites fenêtres voilées par des rideaux épais. Le tout forme l’habitat sur cour, un espace clos qui ne donne sur la rue que par une petite porte sommaire, en bois, délabrée, mais qui marque nettement le seuil d’entrée entre espace public et espace privé partagé. Rien ne permet d’observer ce qui se passe à l’intérieur depuis la rue : on passe de la rue à l’espace-cour par cette seule porte. Une sorte de « sas » qui permet d’être observé par tous les habitants qui se partagent l’espace-cour, qui est bien plus vivant que l’intérieur des pièces. « Sas » non par la forme ultra-sécurisée, mais par la surveillance accrue : entrer dans l’espace-cour demande d’être identifié (et donc accepté) par tous les habitants, et non pas seulement celui que vous visitez. Pour dresser le portrait de l’habitat sur cour, il manque à la photographie le son : l’habitat sur cour n’est pas un lieu des plus reposants. Le bruit y est constant, entre les jeux des enfants et les « palabres » des adultes.
La photographie est prise depuis l’entrée de cet espace-cour. Distance de l’étranger qui observe depuis un tabouret le déroulement du quotidien au sein de cet espace de vie. Proximité de l’étranger qui a été accepté dans cet espace-cour où il se rend quotidiennement pour « palabrer » avec les habitants, les voisins, les enfants. L’angle de la photographie n’est pas innocent : il témoigne de l’enfermement choisi au cœur de l’espace-cour (la porte d’entrée de dos). On ne s’arrête pas à proximité de la porte : les habitants et les invités rejoignent leur place, au cœur de cet espace agencé pour marquer le rôle de chacun.
Si la « ville des cours » ne représente qu’une partie du profil du bâti et des modalités de l’habiter à Abidjan (habitat économique à Port-Bouët et Yopougon, habitat individuel et luxueux à Cocody, immeuble « moderne » pour une classe moyenne émergente dans les années 1980), Treichville est un exemple emblématique de l’impact de l’habitat sur cour sur l’appropriation des espaces par les habitants. Alors qu’une observation du bâti laisse présager une séparation très nette entre espace public et espace privé, l’habitat sur cour se révèle être un dispositif spatial contradictoire, puisque, par son enfermement apparent, il contribue à l’ancrage d’une forte vie de quartier – à l’intérieur de l’espace-cour comme dans la rue. Derrière les murs austères de la rue, se cache un habitat sur cours, partagé par plusieurs familles, qui vivent dans des pièces séparées entourant et fermant cet espace clos. Pas d’ouverture des territoires de l’intime directement sur la rue : les familles partagent ainsi l’espace-cour, dans lequel elles échangent des nouvelles, dînent, y lavent le linge et les corps, s’y promènent plus ou moins habillées, s’entraident, reçoivent des amis… Et, paradoxalement, la rue de Treichville n’est ouverte qu’à ceux qui ont été introduits dans une de ses cours. Etre invité dans une cour commune permet d’être accepté dans la rue, et l’espace privé partagé devient le lieu de « l’intronisation » au quartier.
L’espace-cour est un lieu de sociabilité très forte pour les habitants qui la partagent, mais également pour l’ensemble des habitants du quartier. Espace privé partagé, elle est le prolongement de la vie de la rue et devient un espace de sociabilité pour les adultes. Pour les enfants, également, pour qui l’étroitesse des portes d’entrée dans l’espace-cour (marquant a priori la forte mise à distance entre espace public et espace privé) n’est qu’un obstacle de plus dans leurs parties de football endiablées. Comme dans la rue, la cour est rythmée par le passage d’un groupe d’enfants ne se préoccupant guère de savoir si leurs amis sont autorisés à pénétrer dans un espace privé ou non : à dix ans, la porte entre la rue et l’espace-cour ne constitue en rien une frontière sociale. A l’opposé, les enfants de cinq ans sont « assignés à l’espace-cour », qui leur sert de « dehors » (vis-à-vis des pièces appartenant, louées ou squattées par la famille). Les adolescents, eux, commencent à appréhender les codes sociaux des adultes, et leurs pratiques spatiales en découlent : ils pénètrent avec plus de cérémonie dans l’espace-cour où ils comprennent le sens de l’ « autorisation » qui leur est donnée. Ainsi, les pratiques spatiales des enfants de Treichville sont directement liées à la liberté de circuler qui leur est attribuée : enfermement-protection dans l’espace-cour pour les plus petits, liberté maximale qui se traduit par une forte appropriation de la rue comme de l’espace-cour pour la catégorie d’âge des 8-12 ans, puis, vers l’âge adulte, une initiation aux codes sociaux qui transforment la porte d’entrée en véritable seuil entre un espace public et un espace partagé soumis à autorisation. La manière d’habiter et de pratiquer l’espace-cour (notamment le rapport à la « vitesse », entre les courses effrénées des enfants et la lenteur assumée et recherchée des adultes) traduit ainsi la place de chacun au sein du quartier.
Et c’est justement cette forte sociabilité à l’échelle du voisinage qui transforme la cour en un lieu d’entraide, qui contraste avec les logiques de sociabilité des logements verticaux qui ont émergé dans d’autres parties de l’agglomération abidjanaise, principalement à partir des années 1980 (aujourd’hui, pour beaucoup délabrés). Certes, l’habitat sur cour n’est pas du plus grand confort ! L’utilisation de l’eau au robinet est, par exemple, limitée à son plus grand maximum : l’eau de cuisine, l’eau pour le linge ou même l’eau pour se laver est prélevée dans le puits. Véritable centralité de l’espace-cour, le puits est à la fois un moyen de survie (pour les familles se partageant un puits assez grand, il est possible de vendre cette eau à des voisins, permettant ainsi un revenu de « débrouille » au cœur de ce quartier qui souffre cruellement de l’inactivité) et le centre des pratiques spatiales : c’est le lieu de la « palabre ». Que ce soit de jour comme de nuit, les habitants se réunissent en s’installant autour de ce puits. L’habitat sur cour « protège » ses habitants, qui ne disposent pas de la même représentation de leur espace de vie que les habitants des autres quartiers populaires d’Abidjan : ici, le reste d’Abidjan est peu connu (voire absolument pas pour beaucoup de femmes). Si la zone portuaire, à proximité de Treichville, est parfaitement maîtrisée par de nombreux hommes qui y travaillent lorsque la situation économique le permet, le Plateau (centre des affaires d’Abidjan, qui constitue un espace de rencontre pour les habitants des quartiers populaires tels que Yopougon) reste un mystère pour beaucoup. Vue de la cour, la vie abidjanaise n’est pas la même : bien que l’inactivité et le manque de ressources financières caractérisent ce quartier, l’incertitude de la vie politique et la place des milices dans la ville semblent des préoccupations bien moins grandes dans les conversations des adultes. Derrière l’aspect désordonné, l’espace-cour à Treichville s’avère être un dispositif spatial très structuré qui met en scène, par les pratiques spatiales, la place de chacun au sein de cet habitat partagé au cœur des logiques de sociabilisation à l’échelle du quartier.
Bénédicte Tratnjek