Paul Claval, 2012, De la Terre aux hommes. La géographie comme vision du monde, collection Le temps des idées, Armand Colin.
Paul Claval, professeur émérite de l’Université de Paris IV-Sorbonne, pionnier en France de l’introduction des questions économiques, puis culturelles, parmi les préoccupations centrales des géographes, et plus largement de l’entreprise de reconnexion de la géographie aux sciences sociales, publie à quatre-vingts ans un joli livre venant s’ajouter à une riche bibliographie. Plus exactement, il s’agit de trois essais réunis en un volume, proposant chacun une forme d’histoire de la géographie, une manière de voir le destin de la discipline et du « tournant culturel » qu’elle a traversé dans les dernières décennies du XXe siècle. Cette structure explique de rares répétitions d’un bloc à l’autre et, surtout, permet une lecture indépendante de chacun des trois.
La première de ces « histoires » de la géographie, sans doute la plus enrichissante, défend l’idée selon laquelle la constitution de la géographie comme science, amorcée au VIe siècle avant J.C. par la carte d’Anaximandre de Milet, doit se comprendre comme un processus de rationalisation d’un ensemble de savoirs banals. Tous les hommes sont géographes, au sens où tout individu et tout groupe s’oriente, nomme des espaces, se les approprie, les habite, les charge de valeurs, s’y identifie. C’est sur ce substrat que naît la volonté grecque de décrire la Terre, la découper, en classer les portions ainsi identifiées.
C’est aussi sur lui que se joue le renouvellement de la discipline à la fin du XXe siècle, par la prise en compte de l’expérience et de la subjectivité dans la construction des espaces humains : sous l’influence de la phénoménologie heideggérienne, et avec Eric Dardel comme passeur (L’Homme et la Terre, 1952), la géographie des années 1970 et suivantes s’attarde sur le sens que donnent les hommes aux lieux, sur les idéologies, les croyances, et la manière dont tout cela influence pratiques individuelles et collectives de l’espace et son aménagement par les sociétés.
Le deuxième moment se concentre sur la notion de paysage et met en évidence, par ce biais, une évolution similaire à celle décrite dans la première partie : de l’œil du géographe, concentré sur les moindres détails des espaces qu’il étudie, l’intérêt de la discipline se décale progressivement vers le paysage tel que vu par les acteurs sociaux. Le géographe cherche désormais à comprendre comment ces individus voient le monde et l’aménagent. L’auteur rappelle en particulier la montée, dans les sociétés contemporaines, de courants écologistes et conservationnistes, porteurs de préoccupations paysagères et attachés à la préservation d’espaces naturels pour les premiers, traditionnels pour les seconds. Sous leur influence, le paysage devient un important enjeu des politiques publiques.
Enfin, la troisième partie, dont on retiendra l’originalité et les nombreuses et abondantes citations, propose une histoire récente de l’espace et de la géographie, articulée sur trois « images du monde », déterminées à la fois par les évolutions des paysages et des formes d’organisation de l’espace et par celles de la géographie et de son intérêt croissant pour les acteurs et leur subjectivité : autour de 1900, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et au début du XXIe siècle.
A chaque étape, l’auteur décrit la rencontre entre, d’une part, des logiques sociospatiales dominantes et, d’autre part, des pratiques de la géographie et visions de ses représentants, rencontre qui produit les trois « images » proposées. En 1900, le poids de la société traditionnelle rurale, en dépit du développement industriel, focalise le regard de géographes attachés au « terrain » et à la description des rapports entre les groupes humains et les milieux dits naturels. Dans les années 1950, les géographes font face aux inégalités de développement et s’interrogent sur les implantations industrielles ou sur le cercle vicieux maintenant le Tiers-Monde dans le sous-développement. Depuis la fin du XXe siècle, ce sont la mondialisation, la remise en cause du modèle occidental du progrès et la disparition progressive de l’opposition entre villes et campagne au profit d’un continuum urbain qui poussent la discipline à adapter son regard. La mobilité, les métropoles et leur intégration dans les réseaux mondiaux deviennent des objets incontournables, pendant que naît un intérêt pour de nouvelles thématiques – comme la géographie du genre – et pour des échelles encore inexplorées – comme les espaces domestiques.
Comme les autres ouvrages de Paul Claval, celui-ci est lisible, clair, structuré, sans effets de manches et le vocabulaire obscur en est banni. Modestie et pédagogie sont les maîtres mots, plutôt que distinction et ésotérisme. Par conséquent, au moins autant que de leur conseiller la lecture linéaire du livre, on ne peut qu’enjoindre fortement les étudiants à s’y promener, à y picorer les idées exposées sur tel ou tel sujet, à y puiser parmi des références bibliographiques nombreuses… En somme, un parfait compagnon de route.
Manouk Borzakian