La cause est entendue : le cocktail changement climatique/urbanisation galopante s’est révélé dramatique une fois de plus. Rien que durant les deux dernières décennies, cinq catastrophes d’ampleur comparable ont déjà ravagé le Midi méditerranéen français et cette sixième catastrophe s’est abattue avec une rare violence sur l’une des portions les plus urbanisées et densément peuplées du littoral français.
A chaque fois, entre en jeu un phénomène climatique extrême que les spécialistes qualifient d’ « épisode cévenol », avec ses pluies brèves et intenses occasionnant des crues rapides et très vite monstrueuses. Ces épisodes qui affectent tout l’arc méditerranéen, depuis l’Espagne jusqu’à la Croatie en passant par la France et l’Italie, surviennent le plus souvent à la fin de l’été et au début de l’automne. A ce moment-là, l’air chaud chargé d’humidité en provenance de la Méditerranée remonte vers l’Europe et se heurte alors aux reliefs montagneux tels que les Alpes ou les Pyrénées. En s’élevant rapidement cet air chargé de vapeur d’eau se refroidit et se transforme localement en précipitations intenses et parfois diluviennes (à Cannes, il est tombé 107 mm d’eau en une seule heure le 3 octobre dernier entre 20 heures et 21 heures !).
Ce phénomène météorologique bien connu des experts a-t-il tendance à devenir plus fréquent en raison du réchauffement climatique ? Les chercheurs se gardent bien pour l’instant de répondre par l’affirmative, estimant manquer de recul pour établir un lien certain entre de telles intempéries et le changement climatique. Néanmoins, la physique nous apprend qu’avec l’élévation de la température l’atmosphère retient davantage de quantité de vapeur d’eau, ce qui forcément se traduit plus tard par l’augmentation des précipitations[1].
En attendant les preuves scientifiques irréfutables dans la causalité du cycle de l’eau en Méditerranée, l’autre facteur de la catastrophe prête peu à discussion tellement le littoral azuréen s’est transformé depuis les années 1960 avec la poussée irrépressible de l’urbanisation et son corollaire de l’imperméabilisation des sols bétonnés ou bitumés, qui expliquent le ruissellement accéléré des eaux sur de telles surfaces et l’essor grandissant de la concentration des eaux de pluie dans les points bas. Les experts ont comparé deux photographies aériennes de la région de Cagnes-sur-Mer prises à cinquante ans de distance et ont pointé, par exemple, la rive droite de la Brague totalement agricole en 1961 et aujourd’hui entièrement urbanisée. Les possibilités d’infiltration des eaux de crue dans les espaces naturels et agricoles ont été ainsi considérablement réduites. Mais l’étalement urbain n’est pas seul en jeu, la fiscalité actuelle contribue aussi à l’accélérer aux dépens des friches industrielles, déjà artificialisées, qui pourtant pourraient être réhabilitées pour accueillir une partie des nouvelles populations résidentes[2].
A long terme, des perspectives de conflits d’origine climatique ?
Bientôt (du 30 novembre au 11 décembre 2015), la Conférence des Nations unies sur le changement climatique (COP 21) va réunir à Paris les représentants des pays du monde entier. Les dirigeants politiques vont devoir trouver des moyens efficaces pour lutter contre le dérèglement climatique tout en préservant les capacités de développement économique de leurs pays respectifs. Les postures politiques des Etats vont exploiter les travaux des experts pour justifier les efforts consentis ou au contraire tenter de les restreindre. Dans cette bataille planétaire où la politique, l’économie et la science vont intervenir à différentes échelles spatiales, certains intellectuels ont pris une longueur d’avance en brandissant le spectre dramatique des « guerres du climat ». J’en veux pour preuve deux auteurs, sans doute controversés, qui nous poussent à mieux comprendre certains conflits actuels et peut-être surtout de nombreux conflits de demain qui puisent leurs racines dans l’évolution contemporaine du climat.
Le premier auteur auquel je pense est Harald Welzer, un psychosociologue allemand, chercheur à Essen, qui a publié en 2008 Les guerres du climat. Pourquoi on tue au XXIe siècle (Gallimard, traduction française de 2009). Le livre part d’un constat : le modèle occidental d’exploitation des ressources naturelles arrive à sa limite, les ressources vitales s’épuisent dans de nombreuses régions du globe. A partir de là, le risque de conflits violents liés à la dégradation des milieux s’accroît considérablement, aussi bien entre pays qu’à l’intérieur même des sociétés. Si les guerres proviennent, bien sûr, de causes multiples, le réchauffement climatique crée de nouvelles sources de violence, et amplifie les pénuries et les tensions existantes en matière de nourriture, d’eau ou de terres. Une fois cela dit, se pose la question de la mobilisation des opinions publiques sur ce sujet. Dans nos démocraties occidentales, il est nécessaire que les citoyens se sentent investis du pouvoir de faire bouger les choses, par exemple en s’interrogeant sur le type de société qu’ils souhaitent pour 2020 ou 2025. Bref, le livre de Welzer montre que les recherches sur le changement climatique concernent autant les sciences humaines que les sciences de la nature.
Un deuxième auteur, qui se situe dans le droit fil de la pensée de Harald Welzer, alimente ma réflexion sur les « guerres du climat ». Il s’agit de l’historien américain Timothy Snyder qui vient de publier « Black Earth. The Holocaust as History and Warning. » (Penguin Random House, 2015). Les thèses de l’auteur ont suscité un débat « en mettant l’accent sur la dimension écologique et reproductible » des causes de l’Holocauste[3]. Snyder rappelle le lien entre la « solution finale » et l’idée hitlérienne d’espace vital et s’inquiète pour l’avenir de l’apparition de nouveaux boucs émissaires et d’ennemis imaginaires. Selon lui, les contraintes environnementales contemporaines pourraient « susciter de nouvelles variations sur les idées d’Hitler, en particulier dans les pays soucieux de leur démographie galopante ou de leur prospérité » (Le Monde, 6 octobre 2015). Et l’auteur de citer les guerres récentes liées à la soif de terres agricoles (Rwanda, Darfour), les achats ou affermages de terres arables par la Chine, les Emirats Arabes Unis, la Corée du Sud, etc. Je laisse aux lecteurs intéressés le soin de lire intégralement le texte de Timothy Snyder qui écrit dans sa conclusion :
Aujourd’hui, nous sommes confrontés aux mêmes choix cruciaux entre science et idéologie que les Allemands avant nous. Allons-nous accepter les preuves empiriques et soutenir les nouvelles technologies de l’énergie ou permettre à une vague de panique écologique de se propager à travers la planète ? (Timothy Snyder, Le prochain génocide, Le Monde, mardi 6 octobre 2015).
Comment une catastrophe dite « naturelle » sur la Côte d’Azur peut nous conduire à réfléchir aux contours du monde que nous voulons ? Un peu de géographie peut dans une certaine mesure y contribuer.
Daniel Oster, le 6 octobre 2015
[1] Voir à ce sujet les propos de Philippe Drobinski, chercheur au CNRS, dans Le Monde daté du mardi 6 octobre 2015
[2] Voir la fin de l’article « Intempéries : les raisons d’une désolation » paru dans Le Monde daté du mardi 6 octobre 2015.
[3] Voir le texte « Le prochain génocide » de Timothy Snyder publié dans Le Monde du 6 octobre 2015