Selon les projections démographiques de l’ONU, le seuil de 8 milliards d’êtres humains a été franchi le 15 novembre 2022. N’oublions pas que le cap du milliard d’habitants n’a été atteint qu’en 1800. C’est dire l’accroissement considérable du nombre d’humains sur la Terre en un peu plus de deux siècles ! Dans leur scénario moyen les Nations unies prévoient que nous serons 10 milliards en 2050 et à peine plus à la fin du XXIe siècle (prévisions de 10,4 milliards). Nous pouvons dire qu’une période unique de l’histoire démographique est en train de s’achever.
En limitant notre réflexion à l’évolution de la population mondiale des prochaines décennies, nous pouvons esquisser les conséquences géopolitiques de cette évolution qui explique dès à présent certaines stratégies politiques mises en œuvre dans les différentes parties du monde. Pour cela rendons grâce au géographe Michel Foucher qui vient de publier un article très intéressant sur le sujet (Michel Foucher, Les conséquences géopolitiques de la nouvelle donne démographique, in 8 milliards d’humains, « Le 1 hebdo » n°419, 19 octobre 2022).
Pour Michel Foucher, les projections démographiques de l’ONU n’annoncent pas de bouleversements radicaux, à deux exceptions près : la poursuite de la forte croissance africaine et la baisse inéluctable du poids de la Chine. Et de préciser ces deux inflexions majeures qui ont des conséquences très importantes à l’échelle de la planète. « La Chine, à la fécondité très réduite, voit sa population cesser de croître depuis cette année », elle « manquera de main-d’œuvre pour demeurer l’usine du monde » ; « le relais sera pris par la jeunesse éduquée de l’Inde » et une place plus large devrait être « faite aux technocrates pour asseoir la puissance chinoise sur la maîtrise des technologies de demain ». Quant à la vive croissance démographique africaine elle se poursuivra avec pour corollaires « l’extension rapide de l’urbanisation et le rajeunissement de la population », ce qui ne manquera pas de provoquer des difficultés considérables alors même que « les responsables politiques sont le plus souvent peu favorables à des politiques de planification familiale ».
Michel Foucher souligne l’importance des échelles régionale et nationale « pour éclairer la dialectique entre population et pouvoir », ce qui le conduit à proposer une sorte de typologie des choix géopolitiques liés à certaines situations démographiques. Trois cas de figure sont analysés. Le premier s’appuie sur les exemples russe et iranien pour comprendre « quand le pouvoir perd pied ». Ainsi la guerre en Ukraine n’est pas sans rapport avec les questions démographiques. La population de la Russie est en déclin depuis la chute de l’URSS, une baisse que les mesures prises par Poutine n’ont pas réussi à enrayer. La Russie peuplée aujourd’hui de 145 millions d’habitants pourrait avoir une population stagnant entre 130 et 140 millions de personnes en 2050. D’autre part, au Kremlin, « l’obsession du déclin démographique des Russes ethniques est clairement sous-jacente » à la guerre en cours. Il est certain que le regroupement des Russes, Ukrainiens et Biélorusses dans un seul Etat serait un moyen statistique radical de mettre fin au déclin démographique ainsi qu’à l’essor de la population des minorités non slaves (30% de la population de la Russie en 2030).
« En Iran, la transition démographique est achevée, et les mollahs natalistes ont perdu le contrôle de la fécondité », car l’indice synthétique de fécondité est tombé à 1,7 enfant par femme, soit le taux le plus faible du Moyen-Orient, plus faible même que le taux français ! En effet, n’oublions pas que la fécondité en Iran était encore de 6,4 enfants en moyenne par femme en 1986. C’est pendant la République islamique que les femmes agissent pour maîtriser leur fécondité, qu’elles ont commencé à résister aux injonctions religieuses et au modèle familial traditionnel. C’est l’une des transitions démographiques les plus rapides de l’histoire. Les 12-24 ans constituent aujourd’hui 19% de la population iranienne, une classe d’âge certes moins nombreuse que la précédente (du fait de la transition démographique), mais ceux-ci ont choisi une opposition frontale contre le régime islamique et adopté un slogan principal : « femme, vie, liberté ! ». Le combat d’arrière-garde du régime militaro-théocratique vieillissant de ce pays utilise tous les moyens pour garder son pouvoir. Un régime qui d’autre part fait un constat démographique (et géopolitique) majeur, celui que « l’Iran n’aura bientôt plus les ressources humaines de ses ambitions régionales ».
Le deuxième cas de figure est à l’inverse du précédent. On peut parler de patriotisme démographique à son sujet avec les exemples algérien, palestinien et irakien. Dans l’ensemble Maghreb-Machrek, la fécondité est le plus souvent très élevée en lien avec la forte influence sociétale de la religion. Bien des aspects géopolitiques vont être modifiés. Prenons l’exemple des Palestiniens : ceux-ci vont être aussi nombreux que les Israéliens à l’horizon 2050, en incluant les citoyens arabes d’Israël. On peut donc penser que cette évolution démographique différenciée ne sera pas sans conséquences politiques, elle conduira peut-être à un règlement politique durable.
L’Europe permet à M. Foucher d’étudier un troisième cas de figure, celui du lien évident qui existe entre l’audience des populistes et la crainte du déclin démographique. D’ici 2050 les pays de l’Union européenne connaitront une faible croissance de leur population : les 27 qui ont eu 446 millions d’habitants le 1er janvier 2022 rassembleront quelque 525 millions de personnes au milieu du siècle. Cette croissance atone est largement due aux pays du Sud (Italie, Espagne) et aux pays d’Europe centrale (Pologne, Bulgarie, Hongrie), ces derniers connaissant une forte émigration. La crainte d’un déclin démographique européen est l’un des arguments principaux des rhétoriques populistes où les femmes sont souvent présentées comme « seules à même de freiner le déclin démographique de la population européenne, blanche et chrétienne ».
En tout cas, la divergence de trajectoire démographique entre l’Union européenne et les Etats-Unis (fécondité relativement élevée et attractivité migratoire toujours forte) permet de penser que, sur le plan géostratégique, l’Alliance transatlantique restera active même si les Européens vont accroître leurs investissements dans la défense nationale du fait de l’instabilité de l’environnement européen. Et Michel Foucher de citer à la fin de son article les recherches récentes relatives aux interactions entre les structures par âge des populations et le rapport à la paix ou à la violence politique. Il évoque notamment les travaux de Henrik Urdal, président de l’Institut de recherche sur la paix d’Oslo (PRIO), convaincu de l’importance de l’âge médian dans un pays donné, ce qui a amené ce dernier à élaborer le concept de « poussée de la cohorte de la jeunesse » (youth bulge).
A l’heure où l’humanité vient de franchir le cap des 8 milliards d’habitants sur Terre, il n’était sans doute pas inutile de rappeler que les données démographiques ont également des répercussions géopolitiques, à côté d’autres conséquences auxquelles on pense tout de suite, celles d’ordre économique, environnemental, social et culturel.
NB : Tous les passages entre guillemets cités dans ce texte sont extraits de l’article de Michel Foucher Les conséquences géopolitiques de la nouvelle donne démographique paru dans 8 milliards d’humains, « Le un hebdo » n°419, 19 octobre 2022).
Daniel Oster, novembre 2022