Loin de la Genève des banquiers et de la Zurich des psychanalystes, il existe une Suisse où la rigueur germanique se colore de fantaisie italienne, où les italophones vont prier au temple. C’est dans les Grisons, le Val Bregaglia, qui, depuis l’époque romaine, a été parcouru par troupes et marchands franchissant les Alpes centrales entre la plaine du Pô et la vallée du Rhin [1]. Et au cœur du Val Bregaglia, un lieu unique attend le voyageur sur une terrasse aménagée, Soglio, que le peintre Giovanni Segantini a imaginé comme « le seuil du paradis ».
On peut arriver à Soglio par Chiavenna et franchir la frontière italo-suisse, mais on préférera la route d’Engadine à partir de Sils-Maria, bourgade au charme suranné qui a su retenir Nietzsche [2] et séduire Proust [3]. Du col de la Maloja (1845m), on plongera, par des virages serrés, dans le Val Bregaglia. Dans cette vallée glaciaire très creusée, plusieurs bourgades s’étalent le long du cours torrentueux de la Maira. L’une d’elles, Stampa, est célèbre pour y avoir abrité la naissance d’un des sculpteurs les plus attachants du XXe siècle, un sculpteur qu’on associe surtout à la vie trépidante du Montparnasse de l’entre-deux-guerres mais qui a façonné dans le bronze de ses statues les reliefs dentelés des massifs granitiques voisins, Alberto Giacometti.
Pour atteindre Soglio, il faut quitter la route de fond de vallée et grimper sur le versant sud du Val, au milieu d’une forêt de châtaigniers et de sapins.
Comment définir Soglio ? Ce n’est plus une commune ; les Suisses ont eu, comme les Français, un souci d’intercommunalité, regroupant toutes les communes de la vallée dans une commune unique, Bregaglia. Les guides parlent de village (l’un d’entre eux ose même le terme de « hameau »). Un village qui abriterait cinq palais et a été le siège du tribunal civil de la Sotto Porta ? En fait, Soglio est une ville miniature ; qu’importe que la population ne dépasse pas 300 habitants.
Nous entrerons à Soglio par le cimetière qui entoure l’église. Un cimetière en balcon qui fait face aux pics de Sciora, de Cengalo et de Badile. Une loge pour admirer le glacier Bondasca. Un cimetière qu’aurait pu choisir Chateaubriand s’il n’avait préféré la contemplation des vagues à celle des glaces. Entrer par le cimetière n’est pas anecdotique. C’est entrer tout de suite dans la profondeur de l’histoire, celle d’une noble famille ministériale, les Salis, présente à Soglio depuis le XIIIe siècle et présidente de l’Etat libre des Trois ligues jusqu’en 1799.
La place centrale, entourée des résidences aristocratiques de la famille Salis, a cet air d’urbanité qu’on trouve dans les moindres bourgades toscanes, mais qui prend un caractère d’étrangeté dans un décor sauvage de haute montagne dont les sommets dépassent les 3000 m.
Le principal palais, la Casa Battista, présente une façade baroque où de lourds ornements en granite se détachent sur la façade blanche. Derrière l’édifice, un jardin à l’italienne conçu à la même époque aligne une géométrie de haies de buis vert foncé contrastant avec des fleurs vivaces multicolores. Deux arbres mammouths (séquoias), plantés au XIXe siècle, ajoutent une touche d’exotisme au milieu des arbres fruitiers anciens et des pivoines arbustives. C’est dans la roseraie baroque que Rainer Maria Rilke crut avoir trouvé la « Terre promise ».
A l’intérieur du palais, le visiteur flânera sous des plafonds ouvrés, dans des pièces décorées de stucs et de peintures murales. Dans un recoin du grand escalier de granite, une plaque attirera particulièrement l’attention du promeneur français. Elle mentionne que c’est d’ici que partirent les Gardes suisses qui essayèrent de défendre le palais de Tuileries contre les émeutiers de la Commune insurrectionnelle de Paris, le 10 août 1792. Les liens sont anciens entre la famille Salis et la monarchie française. Elle se rangea au XVIIe siècle dans le camp des Bourbons en lutte contre la Maison d’Autriche.
D’autres résidences seigneuriales plus modestes encadrent la place. Derrière eux, des maisons massives aux toits de pierre attestent de l’ancienne prospérité de Soglio.
Pour quitter discrètement le « paradis » de Soglio, nous emprunterons un lacis de ruelles pour rejoindre le Sentiero Panoramico qui nous ramènera, à travers les châtaigneraies du flanc sud de la vallée, au col de la Maloja.
Michèle Vignaux, mars 2021
[1] C. EBNÖTHER, F. WIBLE, R. JANKE, « Les Alpes n’échappent pas à la main -mise de Rome », Bulletin d’archéologie suisse, 2010, n°33.
[2] Nietzsche a passé plusieurs étés à Sils dont le lac voisin de Silvaplana lui a inspiré le mythe de l’Eternel retour.
[3] M. PROUST, Les Plaisirs et les Jours – Les regrets- Rêveries cœur du temps- XXII, Calmann-Lévy, 1896.
Nous signalons deux expositions qui, espérons-le, pourront ouvrir avant le début de l’été :
Evian : « La Montagne fertile : les Giacometti, Segantini, Amiet, Hodler et leur héritage. »
Paris (Musée d’Orsay) : « Modernités suisses. »