Moka, un mot, deux noms. Celui d’un breuvage parfumé qu’on boit dans de petites tasses de porcelaine et celui d’un port situé sur la Mer Rouge au sud de la Péninsule arabique.
Avant d’arriver à Moka, sur la côte aride de la Tihama, le voyageur venu de l’intérieur aura traversé les monts Sarawat aux pentes raides découpées dans des roches volcaniques. Du haut de replats étroits il aura surplombé des terrasses verdoyantes accueillant arbres fruitiers, vignes et céréales. Il aura trouvé de l’ombre entre les hautes maisons des villages aux fenêtres cintrées, construites en gros moellons ou en argile séchée ; les femmes qui portent la clef autour du cou, en sont les gardiennes. Il sera entré dans des écoles où le maître aura désigné sur une carte son pays d’origine à des petits garçons portant à la ceinture un jambiya (poignard courbe) en carton. A la sortie d’un bourg, il aura longé un enclos étroit dans lequel un homme, accroché au grillage, cherchait à attirer son attention par des mimiques grotesques…prison rurale ou asile de fous, on ne sait pas.
On pénètre jusqu’au cœur de Moka par une longue voie rectiligne bordée d’acacias. De loin le regard est intrigué par les fruits qu’ils portent, roses et bleus, gonflés comme des bubons. Anomalie botanique ou mirage dû à la lumière intense ? De près, on ne voit que des sacs en plastique transportés par le vent depuis un marché voisin et arrêtés dans leur course par les épines.
De la poussière surgissent des édifices massifs, couleur de terre, grands comme des palais mais en ruines. Décor d’un film qui pourrait s’appeler « Les ravages de la guerre » ? Aucune trace pourtant de balles ou de bombes. Moka n’a pas été détruite, elle a été abandonnée. Les maisons s’affaissent, lentement, perdant l’ocre de leur crépi et le bois de leurs moucharabiehs. Pilastres à demi érodés, frises en cours d’effacement, ouvertures bouchées par le sable, tout témoigne d’une prospérité passée, d’un temps où de riches négociants organisaient le commerce du café entre Arabie, Europe et Insulinde, aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Originaires du Yémen ou d’Éthiopie, les plants de café fournissaient alors l’ « or noir » de l‘époque. Cette boisson qu’un médecin allemand, Léonard Rauwolf, décrit comme « …aussi noire que l’encre, utile contre de nombreux maux, en particulier les maux d’estomac », fait des adeptes dans tout le Moyen-Orient dès le XVe siècle malgré les interdits ponctuels d’imams orthodoxes. Quatre siècles plus tard, les cafés sud-américains et indonésiens ont peu à peu concurrencé le café d’Arabie dont la culture était très sensible aux maladies. Abandon des plantations et ruine des marchands transforment Moka en « belle endormie ».
Autour du port, peu d’animation. Quelques clapotis sur la coque des boutres à voile ou à moteur. En début d’après-midi, les hommes trouvent refuge dans les arrière-salles obscures des tavernes. Assis sur des poufs autour de tables basses, ils mâchent avec application le khat que de grosses jeeps ont descendu, le matin, de la montagne. L’esprit embrumé par les effets de la chaleur et de l’herbe « magique », ils peuvent alors entendre les bruits d’une agitation portuaire aujourd’hui disparue…les cris des marins, le grincement des mâts des lourds vaisseaux bataves abritant dans leur cale les précieuses coques qui seraient négociées au prix fort dans les Bourses d’Amsterdam et de Londres.
C’était à Moka…avant la guerre, il y a vingt ans, à une époque où on pouvait encore parler d’Arabia Felix.
Michèle Vignaux, mars 2021
NB : les photographies ont été prises par l’auteur.
Merci Michèle Vignaux pour ce beau récit d’un monde oublié d’il y a 20 ans déjà.
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