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En préparation du CAPES, on nous enseigne beaucoup de vocabulaire pour penser en  géographe. Pendant que mes collègues historiens essaient d’ingérer ces mots parfois  barbares, j’ai réfléchi à ce jargon.

Il me semble que le radical reste, mais que le suffixe change pour analyser les objets en géographie. Urbanisme, urbanisation, urbanité, en 30 ans, nous passons de l’idéologie aux processus puis au concept. Qu’est-ce que cela nous apprend sur la géographie ?

Le « -isme » de papa

Capitalisme et communisme, voici mes parangons du -isme, issus d’un monde pensé par blocs. Une idéologie pour comprendre le monde et pour l’aménager. En géographie, nous pouvons prendre l’exemple de l’urbanisme : de la Charte d’Athènes à la DATAR des années 1960 et 1970. La géographie en recomposition pense l’espace de manière globalisante : métropoles d’équilibre, logements, transports, etc. Les politiques d’aménagement se font à partir de l’aspect général de la France, le point de vue est surplombant dans les faits : on se rappelle de De Gaulle survolant l’Île-de-France voulant – paraît-il – ” mettre un peu d’ordre dans ce bordel “. C’est la naissance des villes nouvelles et de tous ces acronymes de la DATAR pour aménager le territoire. Evidemment, la pensée ne se fait pas uniquement en « -isme », par exemple Henri Lefebvre critique l’urbanisme qui se soucie guère de l’habiter. Le -isme est englobant, pas besoin de le multiplier, il fantasme l’idée d’une unité, d’une réponse en un mot au monde, ou à l’urbain. C’est la géographie d’un territoire : la France.

Le « -tion » de la différenciation

Réchauffement climatique oblige, la guerre froide et ses idéologies ont du plomb dans l’aile. L’heure du « -tion » est arrivée : manifestation, révolution, reconstruction. Mon préféré étant balkanisation, où du territoire se crée sous nos yeux ébahis. Le « -isme » et la réponse en un mot disparaît pour laisser place à une diversité de dynamiques. Le monde bouge, il faut alors nommer ses différents processus, les différentes relations entre les espaces. Des ségrégations, des fragmentations, la mondialisation et la déterritorialisation, la géographie fait sa révolution en douceur et complexifie sa définition du territoire en passant aux territoires. Les politiques quant à eux prennent le pas de la décentralisation. Là encore, les années 1980 et 1990 ne sont pas exclusivement des années en « -tion », et la naissance de la géographie culturelle est là pour l’attester.

Vous prendrez bien du « -té » ?

En 1998, les Cafés Géo sont créés, et mettent en avant une géographie culturelle. La réflexion part alors des acteurs ou de l’identité d’un géotype, et non plus d’une vision surplombante : par exemple l’urbanité d’une gated community en ville-centre est remise en cause alors que celle du périurbain est envisagée. On recherche l’identité de l’urbain, ce qui fait la ville. Cela part souvent de l’individu qui vit et fait-vivre ses territoires, chacun alors définit la ruralité, la citadinité, les centralités… Et la question du logement est devenue celle de l’habiter comme le souhaitait le philosophe H. Lefebvre. La géographie s’est-elle alors rapprochée d’une science plus fondamentale, moins applicable ? Mobilité et mixité, précurseurs des -té sont mobilisés pour aménager le territoire et on se fonde sur les territorialités pour changer les échelles de gouvernance. Les « -té » sont mobilisables, d’autant plus qu’ils se croisent avec les « -isme » et les « -tion » ! Je vous donne mon favori : la géographicité, mais j’insiste sur l’autre facette de l’identité avec la notion d’ivoirité développée pour rejeter l’autre.

Dans les dictionnaires

Pour appuyer mon impression, un tour rapide par les dictionnaires de la géographie s’impose. Commençons par le Dictionnaire de la géographie de P. George et F. Verger (1970, 9e édition, 2006). On y retrouve le capitalisme et l’urbanisme, mais peu de « -tion » et de « -té », excepté urbanisation, ségrégation et mobilité.

Les Mots de la géographie (R. Brunet, R. Ferras, H. Théry, 1992, 3e édition 1993) et le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (J. Lévy, M. Lussault, 2003) sont assez proches dans le choix des termes. Les « -isme », « -tion » et « -té » sont présents dans les deux ouvrages sauf exceptions (on ne retrouve pas la balkanisation chez Lévy et Lussault, on ne retrouve pas la déterritorialisation chez Brunet et al.). Un rejet des termes en « -isme » est sensible chez Brunet et al., et s’oppose aux termes en « –té ». Urbanité : “[…] Le grand problème contemporain de l’urbanisme “postmoderne” est de recréé de l’urbanité […]”. Territorialisme : “Mauvais usage de la territorialité”.

Malgré les ressemblances, l’urbanité comme la territorialité sont traités rapidement dans Les Mots de la géographie alors qu’ils sont longuement discutés dans l’ouvrage de Lévy et Lussault où les définitions sont plus englobantes. Le terme de citadinité n’est présent que dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés.

Le changement des suffixes accompagne les différentes visions de la géographie dans le temps, les trois dictionnaires reflètent trois visions de la géographie à trois périodes différentes (1970, 1992, 2003). Cependant les limites temporelles de l’usage de ces suffixes sont très floues, ce sont plutôt des tendances générales rapidement observées.

Il est intéressant de s’arrêter sur la sémantique qui n’est jamais anodine, les mots composés (socio-culturel puis socioculturel) étaient à la mode, l’adjectif nouveau (la « nouvelle géographie »), le pluriel (les nouvelles géographies), sont autant d’exemples qui accompagnent l’épistémologie des sciences humaines. La géographie n’est pas jargonnante uniquement pour se distinguer des autres sciences humaines, ses termes sont féconds et ancrés dans une histoire. Alors oui, collègues historiens, il faut les apprendre !

Yohan Lafragette