Maurice Le Lannou définissait la géographie comme la science de l’homme-habitant (La géographie humaine, 1949). Il fut vivement pris à partie par Pierre George qui lui reprocha son angélisme. Pour ce dernier, l’homme était un producteur et un consommateur, point de vue strictement matérialiste qui n’avait que faire d’une dimension psychologique de la relation de l’homme avec son environnement. Par là Le Lannou se rapprochait de Gaston Bachelard et faisait le lien avec l’anthropologie sociale, sans d’ailleurs la mentionner spécialement. Il n’était pas un théoricien.
Habiter appartient à un registre officiel et administratif. Dans les parlers populaires des campagnes, en langue d’oïl, on dit demeurer ou rester et non pas habiter. Aux Antilles, une habitation est une propriété, le mot implique ici une dimension juridique. Habitare disait Le Lannou est en latin la forme fréquentative de habere : c’est posséder dans la durée.
Assez souvent, dans diverses langues, il y a plusieurs mots : par exemple, en anglais, inhabit est aussi un terme officiel de racine latine, tandis que dwell, d’origine saxonne, implique un arrêt dans un mouvement tel celui que produit en mécanique un excentrique dans un mouvement circulaire.
Le verbe habiter procède de la même racine que le mot habitude. Il implique une idée de durée. Même chose en allemand où habiter se dit wohnen et habituer gewöhnen. Dans d’autres langues habiter se dit simplement vivre (en russe)
Cette entrée en matière ne nous dit pas l’intérêt actuel de la notion. Il est cependant très vif à mon sens.
Les expulsions massives de population, inaugurées en 1922-26 entre Grecs et Turcs , puis continuées à l’issue de la Seconde Guerre Mondiale en Europe Centrale aux dépens des populations allemandes et aussi italiennes en Istrie, puis les expulsions lors de la décennie des guerres yougoslaves sont des dénis d’un droit des gens, que j’appelle le droit d’habiter, celui de continuer à vivre dans la terre où on est né et avec laquelle on nourrit des liens matériels et symboliques.
La purification ethnique est l’expression par la force de l’Etat de ce déni du droit des gens.
Cette notion éclaire aussi un aspect important de la situation actuelle des immigrés dans les pays industriels. Pour faire vite, on en veut bien comme producteurs et consommateurs mais pas comme habitants. On veut bien qu’ils travaillent dans nos usines et nos hôpitaux, on veut bien qu’ils fréquentent nos supermarchés mais qu’ils ne nous parlent pas de construire une mosquée ! Ils doivent rester invisibles. Ils ne doivent pas habiter au sens plein du terme.
Sur tous ces points je peux citer mon article « Du verbe habiter et de son amère actualité » Revue de Géo de Lyon 1993 N°4 p. 215-217, consultable sur Persée http://www.persee.fr/web/
Michel Sivignon, mai 2014