Jusqu’au 12 octobre 2020, le musée Guimet propose l’exposition « Fuji, pays de neige » qui poursuit une réflexion engagée par deux autres expositions du MNAAG (Musée des Arts asiatiques Guimet) :  Les paysages japonais de Hokusai à Hasui et Sur la route du Tokaido, présentées respectivement en 2017 et en 2019. L’affiche de l’exposition, présentée ci-contre, reproduit l’estampe Pèlerin devant le mont Fuji, une œuvre de Yashima Gakutei réalisée vers 1823. De l’estampe à la céramique, en passant par le textile et la photographie, le mont Fuji est l’acteur majeur, mais non unique, de cette exposition. Il laisse place, dans les dernières salles au thème de la neige ou plus exactement aux estampes de paysages enneigés.

 

LE MONT FUJI OU FUJI-SAN, UN SUJET MAJEUR DE L’ART JAPONAIS

De ses 3776 mètres, le mont Fuji est un cône parfait aux neiges éternelles qui domine Honshu, l’île principale de l’archipel nippon. C’est la dernière éruption volcanique de 1707-1708 qui a déterminé ses formes actuelles. Accompagné de sa particule honorifique (san) Fuji-san est un kami – une entité divinisée du shintoïsme – qui règne sur les esprits, le paysage et les arts au Japon. Il est au cœur de quelques-unes des séries d’estampes les plus célèbres de la période d’Edo (1603-1868). D’Edo à la période Showa, les références littéraires de ces estampes sont nombreuses. Le mont Fuji est aussi un des sites les plus photographiés du pays. Il a été inscrit en 2013 sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco au titre de lieu sacré et source d’inspiration artistique. Il est connu comme une montagne sacrée depuis le VIIème siècle, que ce soit dans le shintoïsme, la religion ancestrale du Japon, ou le bouddhisme. Pour les shintoïstes, le Fuji renfermerait un élixir d’immortalité qui, en se consumant, laisserait apercevoir de temps en temps un panache de fumée. Pour les bouddhistes, la forme du Fuji évoque un lotus à huit pétales autour d’un bouton blanc. Le symbolisme religieux de la montagne associé à la symétrie et la perfection de ses formes désigne le mont Fuji comme sujet de prédilection pour les artistes japonais. Représenté comme une nature changeante, il illustre alors la notion bouddhique d’impermanence.

« Un pays de neige »

Référence est faite ici au roman de Yasunari Kawabata (1899-1972) prix Nobel de littérature en 1968 et à ce pays de forte neige sur une partie de son territoire (Hokkaido, Hondo). Traduire la neige sera une des grandes réussites de l’estampe de la période d’Edo jusqu’à nos jours.

« Dans le ciel nocturne, au-dessus des montagnes, le crépuscule avait laissé quelques touches de pourpre attardée et l’on pouvait encore distinguer, très loin sur l’horizon, la découpure des pics isolés. Mais ici, plus près, c’était le défilé constant du même paysage montagnard, complètement éteint maintenant et privé de toute couleur. »

Yasunari Kawabata, Pays de neige.

L’exposition présente des œuvres de l’ère Edo (1603-1868) à l’ère Showa (1926-1989). Après des décennies de guerre civile, Edo est une période de stabilité et de fermeture du Japon où le pouvoir est aux mains des shogun et qui voit l’essor d’une société urbaine avec une riche classe marchande. Les estampes sont alors des supports visuels nouveaux qui accompagnent le développement de différents types de loisirs. La pression occidentale fait vaciller le pouvoir shogunal et provoque la réouverture du Japon, la signature de traités inégaux, une industrialisation et une modernisation. La restauration de l’Empire sous l’ère Meiji (1868-1912) permet l’affirmation d’une forte identité nationale, une expansion militaire et un développement économique sans précédent. C’est sous l’ère Meiji que les femmes obtiennent l’autorisation de faire l’ascension du mont Fuji. Sous les ères Taisho (1912-1926) et Showa (1926-1989), la montée en puissance du Japon se poursuit, seulement interrompue par le désastre de 1945.

 

LE FUJI REPRÉSENTÉ ET RÉINVENTÉ

L’estampe de paysage ou le détournement de la pratique de l’estampe ukiyo-e : modernité et retour aux sources de la civilisation japonaise

A l’ère Edo, émergent de nouveaux lieux de divertissement, de culture et de plaisirs (le théâtre no, le kabuki.). Ces nouveaux loisirs s’accompagnent du développement de supports visuels nouveaux, les estampes. A partir du milieu du XVIIème siècle, l’estampe est dans un premier temps un support publicitaire mais rapidement la pratique devient un art. C’est la naissance de l’ukiyo-e, c’est-à -dire l’évocation du « monde flottant » (forme d’expression poétique désignant les plaisirs hédonistes de la société d’Edo.) Dans la préface des contes du monde flottant, Asai Ryoi (1612-1691) écrit : « Vivre le moment présent, se livrer tout entier à la contemplation de la lune, de la neige, de la fleur de cerisier et de la feuille d’érable »

Lorsque Hokusai (1760-1849) intervient sur la scène artistique, l’ukiyo-e est à un moment charnière. Le genre commence à s’épuiser. Les restrictions dues à la censure et une volonté de s’affranchir du carcan imposé à la société d’Edo par le shogunat entraînent un intérêt renouvelé pour la nature. Jusque-là le paysage n’était pas totalement absent de l’art de l’estampe, mais il ne constituait qu’un arrière-plan de la scène principale.

Avec les trente-six vues du mont Fuji de 1829-1833, il devient le sujet unique d’une série dont le succès fut immédiat et sans précédent. Reprenant un motif essentiel de la civilisation japonaise -le plus haut sommet de l’archipel nippon, cône parfait et haut-lieu spirituel – Hokusai tire tout le parti possible du perfectionnement technique de l’estampe ainsi que de l’observation de la perspective dans les œuvres occidentales. Il renoue avec la tradition chinoise et japonaise ancestrale de la peinture de paysage

Vent frais par matin clair ou Fuji rouge. Série des trente-six vues du Mont Fuji (1830-1832). Katsushika Hokusai

L’estampe devient un art majeur et fait alors jeu égal avec les autres expressions artistiques. Ce sont des conditions d’ordre technique, historique et philosophico-esthétique qui ont permis l’aboutissement d’une tradition ancienne, avec, en toile de fond historique, les transformations de la société à l’époque Edo. On voit apparaître une couleur artificielle, le bleu de Prusse, qui joue un rôle majeur pour la réalisation des estampes de paysage. La palette de couleurs s’élargissant au XIXème siècle, l’estampe est davantage encore le fruit du travail du dessinateur mais aussi du graveur et de l’imprimeur. Hokusai se fait l’écho du goût de ses concitoyens pour le voyage et les pèlerinages, à un moment où l’aménagement des grandes routes (à commencer par celle du Tokaido) a connu une amélioration notable qui facilite les déplacements. Il répond à la prédilection pour les voyages et offre des séries, qui sont aussi de grandes entreprises éditoriales à large diffusion, invitant à la rêverie ou bien rappelant un voyage ou un pèlerinage accompli. Mais fortement imprégné de bouddhisme et de shinto, il cherche aussi à dépeindre, peut-être encore plus, un voyage intérieur qu’un voyage réel. Représenter un paysage à différents moments de la journée, au gré des saisons, c’est exprimer un état d’âme.

« Jouer » avec ce qui est devenu un lieu commun de l’art japonais

Le mont Fuji est le plus haut sommet de l’archipel, visible de nombreux endroits et notamment le long de la route du Tokaido. Pour les artistes, il ne s’agit pas de retranscrire une réalité topographique mais de tourner le prisme de l’imaginaire collectif.  « Personnage » central ou sommet que l’on aperçoit dans un coin de l’estampe, le mont Fuji n’est pas toujours le Fuji réel inscrit dans le paysage mais sa représentation. Son omniprésence est le signe tangible de sa place dans l’imaginaire japonais. L’apparition du Fuji au loin ou sa présence sur un panneau décoratif, un kimono ou un éventail donne un écho riche de signification aux œuvres dont il est le sujet principal. Dans l’estampe japonaise il ne s’agit pas de représenter la réalité mais de l’évoquer.

Les premières représentations des variations climatiques dans l’histoire mondiale des arts, avant l’impressionnisme

Le Fuji est prétexte à la méditation sur les variations atmosphériques. Hiroshige (1797-1858) à la suite des différentes séries d’Hokusai cherchera à apporter ses propres variations où la présence humaine s’affirme davantage. On joue sur les aspects changeants de la neige et des couleurs du ciel et ces différentes façons de représenter la montagne sacrée est aussi un jeu sur le regard.

Hara. Série des cinquante-trois relais du Tokaido. (1850-1851). Utagawa Hiroshige.

Hiroshige introduit le paysage du point de vue d’un personnage. Ces variations sont une réflexion sur la notion d’impermanence, un principe central dans la pensée bouddhique. Ainsi Hokusai, Hiroshige et d’autres reviennent de façon consciente ou non, à l’essence même de l’ukiyo. Le terme uki selon une approche bouddhique désignait le monde terrestre des apparences, celui de la condition humaine vouée à la douleur et opposée à l’immutabilité du monde.

 

LA NEIGE, THÈME DE PRÉDILECTION DES ESTAMPES :

La dimension initiatique du chemin d’hiver 

Oi. Série des 69 relais du Kisokaido (1834-1842). Utagawa Hiroshige

Gravir les pentes recouvertes de neige du Fujisan est un pèlerinage, un parcours initiatique, une épreuve physique. L’un des thèmes de prédilection de l’estampe est la représentation de personnages perdus au milieu d’un paysage enneigé et en proie aux rigueurs de l’hiver. Tantôt l’estampe est une représentation réaliste de la vie quotidienne à une époque où se déplacer en hiver était éprouvant et dangereux ; tantôt elle illustre un épisode littéraire ou religieux dans lequel l’hiver et la neige jouent le rôle de révélateur des épreuves endurées par les héros ou les moines et réformateurs religieux. Le parcours est aussi artistique.

La traduction de la neige, une des plus grandes réussites de l’estampe de paysage au Japon 

La neige- yuki – est une métaphore amoureuse de la pureté, parfois de la fugacité des sentiments. En les estampes, de l’ère d’Edo à l’ère Showa, il faut voir des images sentimentales, empreintes d’allusions romanesques ou de références à la culture classique. L’art de l’estampe qui s’était employé à conquérir et à multiplier la couleur a fini par rechercher à exprimer toutes les variations sur le blanc. Les artistes relèvent alors le défi du blanc. La neige règne sur la composition et rejette souvent dans les marges le « sujet » principal. Le plus souvent, la neige ne scintille pas, elle absorbe les bruits, elle endort le paysage dans un traitement minimaliste raffiné. Les artistes, tel Utagawa Hiroshige laissent le blanc du papier intact, « en réserve ». Parfois le blanc est réhaussé de paillettes de mica et des zones choisies sont gaufrées avec une planche non encrée. Pour traduire le « blanc sur blanc », les grands maîtres de l’estampe ont inventé des procédés d’une féconde modernité repris de génération en génération du XVIIIème au XXème siècle.

Une moderne mélancolie : la neige chez les artistes modernes de Kiyochika à Hasui. L’estampe de Meiji au Shin-hanga (de 1868 à 1960)

Avec l’avènement de l’ère Meiji en 1868 et la modernisation du Japon, la continuité de l’art de l’estampe va de pair avec un monde en profonde mutation. Cette mutation fait écho à l’œuvre d’Utagawa Hiroshige que l’on retrouve dans cette nouvelle génération d’artistes.

Dans le quartier des charpentiers à Fukagawa(1856) appartenant à la série des cent vues des lieux célèbres d’Edo, tout l’équilibre de l’estampe repose sur une rivière au bleu acide qui serpente au milieu de l’image. Elle est une percée tonitruante qui donne une cohérence frappante aux alentours recouverts de neige.

 

 

 

 

 

La photographie marque aussi fortement l’estampe de l’ère Meiji (1868-1912). Sur les photographies, réalisées à partir des années 1860, le cône du mont Fuji n’a plus cette silhouette stylisée, étirée en hauteur des estampes de paysage. La palette chromatique amortie de la photographie s’impose et influence les « faiseurs » d’estampes. Les estampes de paysage vont alors souvent jouer d’une symphonie de gris. On peut aussi évoquer l’empreinte de Hiroshige, maître des arrière-plans de noir et de gris.

 

Mont Fuji depuis Imabuchi, sur la route du Tokaido. Fin des années 1880.Epreuve sur papier albuminé coloriée. MNAAG, collection J. Dubois-Guimet

 

 

Kiba à Fukagawa (1884). Série des cent vues célèbres de la province de Musashi. K. Kiyochika.

Kobayashi Kiyochika (1847-1915) a porté à son paroxysme cette économie de la couleur. Il se sert de la neige pour renforcer l’effet d’ensevelissement angoissant d’un monde en profonde mutation. Si on compare l’estampe de Kiba à Fukagawa tirée de la série des Cent vues célèbres de la province de Musashi (1884) et la femme de dos dans un paysage de neige (1913-1915), on peut constater l’évolution plastique de son œuvre. L’estampe de 1884 reprend les compositions d’Hiroshige et l’usage des éléments « repoussoir ». Ici, le personnage grossi et rogné par la marge de l’estampe est le « repoussoir ». Il souligne le contraste avec un arrière-plan, renvoyé plus loin qu’il aurait été concevable dans l’art européen du milieu du XIXème siècle. Le caractère en apparence aléatoire du rognage suggère une action saisie dans un moment fugace. L’élément temporel est intégré à l’œuvre.

 

Femme de dos dans un paysage de neige (1913-1915). K. Kiyochika.

Dans Femme de dos dans un paysage de neige, le dessin, le trait disparaît presque totalement. On aboutit à une fusion entre l’aquarelle et l’estampe. Le dos tourné, l’absorption dans l’ouate sont contemporains des premières estampes de neige de Kawase Hasui (1883-1957) qui sera influencé par le travail de Kobayachi Kiyochika.

 

 

A l’ère Taisho, chez Kawase Hasui, on retrouvera la poursuite d’un sentiment désolé qu’exprime le paysage désormais plus radicalement urbain. La neige y est un protagoniste majeur. C’est « l’art de le fugue visuelle » pour reprendre le terme utilisé par Sophie Makariou, Présidente du MNAAG. L’art de Hasui se caractérise par une réduction de la palette et la répétition d’éléments géométriques. Les installations industrielles y sont présentes mais de façon discrète

Soir de neige à Terajima (1920) est l’une de ses estampes de neige les plus précoces et les plus emblématiques. Le Japon y est tristement moderne. Un poteau électrique marque l’axe central et, à l’intersection des axes médians horizontaux et verticaux, une unique présence humaine, silhouette noire à l’ombrelle couverte de neige porte un paquet bleu comme le ciel lourd et neigeux et comme le bleu plus intense du canal. On est comme dans un rêve. La solitude s’impose. La composition, les couleurs inspirent une certaine mélancolie.

 

Dans Neige à Schiobara, variante bleue (1946), Kawase Hasui reprend la thématique de la ville avec nostalgie. Il renoue avec une tradition picturale japonaise : celle de la vue aérienne mais avec une superposition des plans, ce qui crée espace et profondeur comme le pratiquait déjà Hiroshige. Aucun point fixe ne souligne la perspective que devrait adopter notre regard mais ici, au lieu de nous laisser vagabonder, le point de vue dominant semble vouloir focaliser notre regard sur cette rue enneigée. Une montagne, au profil imprécis, se profile comme en mouvement. L’impression d’abstraction créée par la masse montagneuse à l’arrière-plan met d’autant plus en relief l’ensemble des maisons. Chez Hasui, on peut alors parler d’une « abstraction d’intention dans le synthétisme de la forme » pour reprendre l’expression de Sophie Makariou, Présidente du MNAAG.

 

 

 

 

Conclusion

Les paysages mis en exergue par cette exposition sont autant de révélateurs des évolutions politiques, économiques et sociales du Japon. Dès l’époque d’Hokusai, le développement des infrastructures de communication favorise les déplacements et donne la part belle aux pèlerinages et voyages. A partir de l’ère Meiji ou ère des Lumières, le Japon s’ouvre à la première révolution industrielle. Les artistes de la deuxième moitié du XIXème siècle et du début du XXème en témoignent à travers des estampes qui en montrent les conséquences avec nostalgie. Le Japon passe brutalement de l’époque médiévale à l’ère industrielle (ère Meiji). Tradition ancestrale et modernité se catapultent inspirant une profonde mélancolie chez certains artistes. La neige endort les paysages peut-être pour retenir un temps que l’on voudrait faire perdurer alors que, dans certains paysages, sont déjà inscrits les marqueurs de l’ère industrielle. Le Japon garde jusqu’à aujourd’hui, y compris dans ses paysages, cette empreinte de la rencontre entre tradition et ultime modernité. Cette exposition met aussi en lumière le rôle de « passeurs » des maîtres de l’estampe japonaise des XVIIIème au XXème siècles et l’extraordinaire héritage qu’ils ont laissé aux époques postérieures et au monde occidental. Passeurs, ils le sont aussi pour avoir repris des traditions ancestrales japonaises, les avoir intégrées à un traitement moderne et leur avoir ainsi assuré une pérennité.  L’estampe japonaise participe d’une conception non mimétique de la réalité. Cet héritage a été repris par les impressionnistes : on pense aux séries de Claude Monet et d’Alfred Sisley et à la place que les impressionnistes en général ont accordé à la neige. On peut évoquer aussi les conceptions publicitaires et les posters américains des années soixante (voir la demi-silhouette avec son immense ombrelle placée sur la gauche dans Kiba à Fikugawa » de Kobayashi Kiyoshika). Quant à l’esthétique de Kawase Hasui, elle n’est pas sans rappeler celle du manga. La présentation de l’exposition est conçue comme un voyage. Avec la neige pour « fil rouge », on part du mont Fuji, lieu universellement reconnu, pour un voyage dans le temps et dans l’espace. Je vous y invite en cette année 2020 où s’envoler pour le Japon n’est plus si facile…

 

Claudie Chantre, septembre 2020