Café Géographique d’Annecy du 11 juin 2015, avec Bénédicte Tratnjek (Université de Savoie) et Thierry Saint Solieux (BD Fugue Café Annecy).
Compte-rendu publié sans l’amendement des intervenants.
Ce café autour de la géographie et de la Bande Dessinée a donné lieu à un dialogue éclairé entre les deux intervenants : Bénédicte Tratnjek, chargée de cours à l’Université de Savoie, membre du bureau des Cafés géographiques et Thierry Saint Solieux, libraire à BD Fugue Café Annecy. Une petite introduction d’abord sur l’intérêt que peut représenter la BD pour les géographes, alors même que la BD est encore considérée comme étant « un thème de recherche-plaisir ». Ensuite le Café, et donc son compte –rendu, sont appuyés sur des exemples d’auteurs, d’ouvrages, autour de thèmes significatifs :
- Une gestion de l’espace, celui de la case, donc de la page.
Ex de Tintin : Pendant que notre œil descend au file de la page, on a l’impression / la sensation que le personnage monte les escaliers. Ceci constitue un aspect très technique dont Hergé est le précurseur.
- Les géographes regardent le type d’espace représenté. Dans Lucky Luke par exemple, c’est l’espace mythifié de la conquête de l’Ouest avec des symboles qui font sens à la lecture tels que le saloon, l’enclos…
- La BD est un art séquentiel : il y a des trous, des blancs et c’est au lecteur de faire son propre chemin suivant son imagination. Le lecteur participe par son imaginaire, et c’est cet imaginaire qui intéresse les géographes : selon l’âge, les lecteurs ne mettent pas les mêmes éléments au sein de ces blancs ni ne perçoivent l’espace représenté de la même manière.
- La BD est un outil pédagogique incroyable pour comprendre un espace, car dans cet art, c’est l’espace qui fait le réel. C’est un outil pour comprendre les espaces, notamment dans le cas de la BD de reportage qui met en place des espaces plus ou moins réalistes, de même que certaines BD totalement fictives peuvent permettre de mieux comprendre certaines des réalités spatiales.
Concrètement, comment se perçoit ce lien dans la BD d’hier et d’aujourd’hui ?
- S. :
-Jiro Taniguchi : à Cet auteur porte une attention particulière à un élément géographique qui est celui de la ville.
« Furari » : Cette BD dessine une géographie particulière du Japon au fur et à mesure que le protagoniste marche : avec ses pas il va déterminer des distances. C’est pour cette raison que l’on dit de Taniguchi qu’il est le premier cartographe du Japon moderne.
* «L’homme qui marche » : Une BD qui se déroule à l’époque moderne avec un personnage déambulant en suivant un chien qui va donc faire découvrir de manière originale la ville à son maître.
* « Le gourmet solitaire » : Met en scène un personnage qui se perd dans les rues de Tokyo à la recherche de restaurants, se laissant guider par son plaisir. C’est encore une fois une découverte de la ville sous un angle authentique.
Il convient de noter que dans tous ces ouvrages, les voix de circulation ont une importance non négligeable, et plus largement dans la BD Japonaise. On peut ainsi voir de quelle manière l’action est déterminée par les voix de circulation.
-Emmanuel Lepage :
L’auteur a d’abord œuvré dans la BD traditionnelle, avec des BD d’aventures, des chroniques sociales, mais depuis quelques années, il initie dans la BD documentaire, où il met au premier plan ses émotions.
* « Voyage aux îles de la désolation » : l’auteur se trouve sur le navire ravitailleur des équipes françaises dans les terres australes. Mise en scène dans la BD d’un voyage de découverte, vers une nature de plus en plus imposante, avec un dépaysement de plus en plus grand.
A partir de là, on peut se poser la question de la différence entre la BD de reportage et la BD documentaire. Est-ce la façon de s’impliquer ? La BD documentaire serait alors une façon de témoigner d’un lieu avec un regard humain ? Dans un esprit polémique, militant ? C’est un thème de débat.
* « Un printemps à Tchernobyl » : L’auteur utilise ses moyens de dessinateur pour nous faire ressentir des choses que le cinéma ne peut pas nous montrer. A la suite de la parution de son ouvrage, l’auteur a développé une telle culpabilité qu’il a attrapé une maladie psychosomatique : une paralysie de la main.
* « La lune est blanche » : Une BD qui présente un regard encore différent ; un voyage où on est littéralement sur la lune. Le regard est ici modifié par la propre histoire de l’auteur car il participe au convoi des machines qui ravitaillent la base Concordia en Antarctique : il est donc lui-même acteur.
S’interroger sur les liens entre géographie et BD fait également penser à « Nestor Burma » de Léo Mallet, qui fait ressortir l’importance de la ville, par le biais d’une énigme policière. Apparait alors la vision d’une ville, Paris, en pleine modernisation.
- T. :
Les travaux de Géraldine Molina ont démontré que le type d’histoire nous montre seulement certains aspects de la ville, comme par exemple dans les BD policière où la ville est plus souvent perçue de nuit. Ce n’est pas les mêmes pratiques spatiales selon le type BD.
Ex : « Retour à la terre » de Manu Larcenet (des strips comics). Le lecteur peut y découvrir l’espace rural sur un mode gentiment ironique, par le filtre de la perception des néo ruraux, mettant ainsi en scène un processus de choc avec des citadins qui vont soudainement vivre à la campagne.
- S. :
Le cas de Larcenet est intéressant car il a accédé à la notoriété publique par les BD humoristiques et « Retour à la terre » est une bd presque autobiographique.
- T. :
Ca me fait penser au «Combat ordinaire » du même auteur qui est la version plus dramatique du vécu de l’auteur avec des tranches de vie qui sont mises en scènes, avec une sorte de retour à l’enfance, en parallèle avec le retour à la terre. On va ici de plus en plus vers un drame social : en fonction de là où il se déplace, en fonction de l’espace dans lequel le personnage se trouve, il va revivre des choses, comme des flashes back successifs. L’espace est donc ici structurant de l’histoire.
C’est ici que l’on comprend que l’art de la BD fait travailler notre propre imaginaire spatial, autrement dit qu’il n’y a pas que le scénario qui fait que l’on adhère. Tout comme le cinéma, la BD est une plongée à l’intérieur d’un univers bien défini. Les espaces ne sont pas toujours des espaces décor, comme par exemple dans « Gaston Lagaffe » où l’espace décor est assez interchangeable.
- A l’inverse, dans « AYA de Youpougon» l’espace n’est pas interchangeable : c’est l’histoire d’une jeune fille qui grandit dans Abidjan, aux prémisses de la crise. Elle vit dans un quartier particulier d’Abidjan « Youpougon », qui est le quartier de la fête, de la danse… L’espace est ici bien trop identifié et identitaire pour qu’il soit interchangeable.
- S. :
Pour Gaston, c’est un jeu sur l’archétype, car la ville de Gaston pourrait être Bruxelles ou Paris, cela n’a pas d’importance.
- T. :
L’investissement dans la représentation de l’espace est aujourd’hui de plus en plus grand dans la majeure partie des BD alors même que des lieux deviennent volontairement des sujets de BD. Le Louvre, par exemple, accueille des auteurs en résidence (comme Etienne Davodeau) qui ont pour seule contrainte que le Louvre soit au centre de la BD. Ainsi, chaque auteur va donner sa version du Louvre, car ils n’ont pas perçu l’endroit de la même façon.
- S. :
Le but premier de cette expérience était de rapprocher deux types de publics différents qui ne se côtoient pas nécessairement d’ordinaire et ainsi propager le musée du Louvre comme une entité vivante vers le public de BD.
- T. :
La BD garde aujourd’hui encore une mauvaise image, notamment dans l’enseignement. Ce n’est pas quelque chose qui fait noble dans le corps professoral. Ce domaine peut néanmoins permettre d’adopter des points de vu différents mais instructifs. Les mangas par exemple se situent souvent à la périphérie des villes, rompant avec l’image de très haute densité et de verticalité des centres métropolitains japonais, avec une représentation de la nature différente. Cette verdure se perçoit souvent dans les écoles de périphéries, ce qui s’apparente donc d’une certaine manière à une géographie subjective. Cela participe ainsi à la transformation de notre perception sur les villes japonaises : pas seulement des grands immeubles, mais aussi cette périphérie verdoyante.
Pour la question de la différence entre BD de reportage et BD documentaire, ce qui reste intéressant, c’est la manière dont les auteurs eux mêmes se définissent.
- S. :
« Chroniques de Jérusalem » de Guy Delisle se situe à la frange entre BD documentaire et BD de reportage car il arrive à ne pas prendre position et à nous laisser un regard libre tout en nous donnant les clefs de lecture.
- T. :
En effet l’auteur nous dresse, derrière ces espaces de vie, un portrait de l’ensemble de cette société. Il a d’ailleurs de plus en plus de succès car c’est le type de travail qui va avoir une influence et qui nous force à avoir notre propre opinion.
La question de la ville dans les comics : est ce que c’est la ville qui fait le personnage ou le personnage qui fait a ville. On a généralement tendance à dire que c’est la ville qui fait le personnage, et notamment les méchants : Superman il est lisse, mais il vit à Metropolis (« la ville lumière »). A l’opposé, il y a Batman qui est un héros torturé et il vit à Gotham City : quand il est Bruce Wayne, il fait de grands projets pour les jeunes par exemple. Mais cette ville c’est la ville des égouts, et Gotham rattrape toujours le super héros et fait que les choses tournent mal. La ville s’apparente ici à un monstre humain, c’est la ville de l’urbaphobie (ce que l’on retrouve dans la littérature depuis fort longtemps, chez Zola par exemple).
- S. :
A ce propos, il existe la série « Les cités obscures » qui a fait de la ville le personnage principal.
- T. :
L’IGN a d’ailleurs fait une carte des cités obscures à l’occasion de la sortie du 2e tome, et a continué pour la suite des albums. La carte a ici, d’une certaine façon, rattrapé les auteurs.
Cela reste néanmoins assez étonnant car on retrouve très peu de cartes dans les BD, sauf le 1er album des Schtroumpf par exemple, mais c’est une carte très peu précise.
De manière plus large, ce qui fait que l’intérêt des géographes pour la BD grandit, c’est que cet art est aujourd’hui un champ de recherche qui participe à un tournant culturaliste. Aujourd’hui, les géographes sont plus des bédéphiles que les Bédégraphes sont des géophiles, du moins explicitement, car de très nombreux auteurs de BD font reposer leur production sur une inscription très significative de leurs ouvrages dans un contexte localisé, déterminé et déterminant. La raison principale de cette dichotomie est que la BD reste encore considérée comme un art mineur. Apparait alors une connivence dans la pratique du regard entre les bédéphiles et les géographes : les géographes ne décrivent plus, ils interprètent, tout comme la BD, où la part d’interprétation est de plus en plus importante.
Compte-rendu établi par J. Dop.
Non relu par les intervenants.