La construction d’un mythe alimentaire : la légende de la truffe
Comme pour tout produit de luxe, l’imaginaire a un rôle considérable dans la réputation gastronomique des truffes. Ces dernières doivent apparaître comme des aliments hors du commun, « extraordinaires », mystérieux.
Il est vraisemblable que les vertus aphrodisiaques que l’on attribue aux truffes ont contribué à leur succès gastronomique. Brillat-Savarin en fait même la raison fondamentale de leur réputation : « on peut dire qu’au moment où j’écris (1825) la gloire de la truffe est à son apogée (…) Un sauté de truffes est un plat dont la maîtresse de la maison se réserve de faire les honneurs ; bref la truffe est le diamant de la cuisine. J’ai recherché la raison de cette préférence ; car il m’a semblé que plusieurs autres substances avaient un droit égal à cet honneur, et je l’ai trouvée dans la persuasion assez générale où l’on est que la truffe dispose aux plaisirs génésiques (…) ». Cette légende a traversé les siècles de l’Antiquité jusqu’à nos jours, et on la retrouve sous la plume d’écrivains, de médecins mais aussi de scientifiques. Dans l’Antiquité païenne, le médecin Galien enseigne que « la truffe est très nourrissante et peut disposer à la volupté » tandis qu’au Moyen-Age le muhtasib (inspecteur des marchés) de Séville interdit la vente de truffes près de la mosquée, considérant qu’il s’agit d’une nourriture de débauchés. Au XIXe siècle, Brillat-Savarin, dans son ouvrage intitulé Physiologie du goût, écrit que la truffe « peut, en certaines occasions rendre les femmes plus tendres et les hommes plus aimables ».
Tout est fait pour cultiver un certain ésotérisme autour de ce produit : sa dénomination en latin, le vocabulaire emprunté à la magie ou la sorcellerie (« rond de sorcière » pour désigner le brûlé, c’est-à-dire la surface sans herbe autour de l’arbre, due à l’activité herbicide de la truffe), le recours à des explications ou des sciences « irrationnelles » comme l’influence lunaire ou la radiesthésie (méthode de détection fondée à la sensibilité à certaines radiation)… La méconnaissance des cycles de reproduction et le secret, parfois « folklorisé », qui entoure les transactions sur les marchés aux truffes sont autant d’éléments qui participent à la construction de la réputation gastronomique de la truffe dont l’ésotérisme apparaît comme une forme « d’exotisme alimentaire ». D’ailleurs, le consommateur se trouve confronté aux mêmes difficultés que pour un aliment exotique, car le plus souvent il ne sait pas comment l’utiliser en cuisine.
Un produit de luxe dans la mondialisation alimentaire
L’Italie, la France et l’Espagne sont les principaux pays producteurs et consommateurs de truffes. Mais la production et la commercialisation des truffes se mondialisent.
Depuis les années 1980, Tuber melanosporum (appelée « truffe du Périgord ») a été implantée aux Etats-Unis, notamment en Californie et en Caroline du Nord, mais les récoltes sont très faibles, quelques dizaines de kilos tout au plus. L’implantation est plus structurée et de plus grande ampleur en Australie et en Nouvelle-Zélande : les plantations y sont l’œuvre d’agriculteurs ou d’hommes d’affaires, mais aussi de sociétés ou d’instituts de recherche. C’est le cas aussi en Israël dans les années 90. Plusieurs facteurs expliquent cette extension des régions de production : d’abord les progrès agronomiques ont permis de développer les truffières cultivées dans les régions propices (sols calcaires, ensoleillement) grâce à la création de plants mycorhizés (la mycorhization désigne le résultat de la symbiose entre le champignon et l’arbre) par l’INRA au début des années 1970 ; ensuite l’intérêt gastronomique suscité par ce symbole du luxe alimentaire dans ces pays riches a été renforcé par l’implantation de chefs français et italiens. Si les productions y sont pour l’instant très faibles, elles pourraient à terme concurrencer les pays d’Europe, notamment sur le marché des truffes fraîches, car la Nouvelle-Zélande et l’Australie produiraient des truffes alors que ce ne serait pas la saison en Europe… On notera que cette mondialisation de la production concerne, dans une moindre mesure, la « truffe blanche du Piémont » (Tuber magmatum), l’espèce la plus prestigieuse, qui a été introduite en Nouvelle-Zélande. Certaines entreprises participent à la mondialisation du marché de la truffe, comme par exemple le groupe italien Urbani Tartufi : l’entreprise familiale avaient été créée au début du XXe siècle, mais elle est désormais présente dans de grandes métropoles mondiales comme New York, Los Angeles, Tokyo, Toronto, Londres ou Paris.
Les truffes d’Europe étant en quantité insuffisante pour satisfaire la demande sur le marché mondial, le commerce de truffes d’autres origines a connu un essor depuis le milieu des années 1990, notamment lorsque ces espèces ont quelques ressemblances avec les truffes « nobles » produites en Europe, à un prix bien inférieur. C’est le cas de la « truffe chinoise », appelée Tuber indicum, qui a fait son apparition en Europe en 1994, mais elle est de plus en plus consommée ailleurs dans le monde, comme au Japon, au Canada ou aux Etats-Unis. Elle doit son succès à sa ressemblance avec la truffe melanosporum avec laquelle elle peut être confondue. Si ses partisans lui reconnaissant des mérites, comme par exemple la « démocratisation » de la truffe (son prix en France est de l’ordre de cinquante euros le kilo, soit dix à vingt fois moins que la truffe melanosporum), et des vertus culinaires, en la mélangeant par exemple avec la truffemelanosporum ; ses détracteurs la voient comme un produit sans arôme ni saveur qui concurrence de manière déloyale la truffe noire du Périgord. La truffe chinoise serait même une menace potentielle pour la production de la truffe française ; au cas où elle se mélangerait de manière accidentelle aux plants truffiers de Tuber melanosporum. Toujours est-il que vingt à trente tonnes de truffes chinoises sont officiellement importées chaque année en France (soit l’équivalent de la production française de Tuber melanosporum).
La truffe comme produit identitaire local et régional
Face à la mondialisation des marchés alimentaires et à l’uniformisation des cultures, certains aliments apparaissent comme des symboles d’une résistance culturelle : « les produits de terroir ». A travers eux, on exalte les valeurs de la nature, de la rusticité, de l’authenticité, le respect de la diversité des identités culinaires (qui d’ailleurs n’est pas incompatible avec la mondialisation des marchés alimentaires comme le fait remarquer l’association « Planète Terroirs ») par opposition à la modernité, conçue comme urbaine, industrielle et uniformisante. La truffe est devenue un emblème de cette mentalité « néo-archaïque » telle qu’elle apparaît à la fin des années 1960.
Si la truffe a longtemps été considérée par le grand public comme l’apanage de la cuisine périgourdine, grâce aux commerçants et négociants périgourdins qui ont su mettre en valeur la cuisine régionale dés le XIXe siècle, d’autres régions revendiquent depuis les années 1980 la truffe comme un élément de la gastronomie « du terroir ». C’est le cas notamment de la Provence ( la principale aire de production de « truffes du Périgord » ) qui a redécouvert, ou réinventé, des plats à base de « rabasses » : ce sont par exemple les « ravioles aux truffes » ou encore les « truffes de truffes » (dessert à base de chocolat au lait, de crème fraîche et de truffe).
Différentes formes de patrimonialisation se développent aujourd’hui : la promotion de la truffe en tant que produit régional repose d’abord sur des musées comme l’écomusée de la truffe à Sorges (Dordogne) créé en 1982 et la maison de la truffe et du Tricastin à Saint-Paul-Trois-Châteaux (Vaucluse) créée en 1986. A l’échelle régionale ou locale, on assiste à une forme de « folklorisation », marquée par des événements tels que les « fêtes de la truffe » et les « marchés aux truffes ». Ces manifestations consacrées à la truffe ont pour spécificité d’avoir été créées récemment. La « fête nationale de la truffe », qui se déroule en février n’existe quant à elle que depuis 2003 : elle a d’abord été organisée en Corrèze (Chartrier-Ferrière), puis en Lorraine (Pont-à-Mousson) et dans la Drôme (Saint-Paul-Trois-Châteaux)… D’autres fêtes de la truffe ont pris de l’importance localement comme celle de Pulnoy (près de Nancy) en novembre, celle de Grignan (Drôme) le week-end avant Noël ou encore la grande fête de la truffe noire à Aups (Var) le dernier week-end de janvier. La saison trufficole est surtout rythmée par les marchés aux truffes, qui sont hebdomadaires : le lundi matin à Sainte-Alvère (Dordogne), le mardi après-midi à Lalbenque (Lot), le mercredi matin à Valréas (Drôme), le jeudi après-midi à Aups (Var), le vendredi matin à Carpentras (Vaucluse), le samedi matin à Richerenches (Vaucluse). Dans chacun de ces marchés, la truffe (il s’agit principalement de la Tuber melanosporum) est commercialisée comme un produit régional : A Lalbenque on vante les qualités gustatives de la « truffe noire du Quercy » tandis qu’à Sainte-Alvère on veut promouvoir « la perle noire » du Périgord. A Aups et à Valréas, la « truffe de Provence » est mise à l’honneur alors que l’on promotionne « la mélano du Mont Ventoux et du Comtat Venaissin » à Carpentras et « la truffe noire du Tricastin » à Richerenches. Tout est fait pour ancrer historiquement ou culturellement les truffes dans le terroir : la dénomination de la truffe en référence à une province historique, à un ancien évêché ou à une région naturelle ; la dénomination de la truffe en patois (la « rabasse » en Provence) ; la toponymie (« rue du marché aux truffes » à Lalbenque) ; le caractère pittoresque des petites villes et des villages où se tiennent les marchés aux truffes, comme à Carpentras ou à Richerenches où les vieilles pierres et les platanes servent de décor aux marché aux truffes.
En Italie, les manifestations organisées pour célébrer les différentes variétés de truffes sont beaucoup plus nombreuses qu’en France et beaucoup plus ancrées dans l’histoire locale : ainsi, par exemple, la fête nationale de la truffe est organisée depuis 1929 à Alba (Piémont) en octobre, la fête de la truffe blanche en novembre à Murisengo (près de Turin) qui existe depuis 1967, la fête de la « truffe noire » (Tuber uncinatum Chatin) à Calestano (au sud de Parme) en fin octobre, la fête de la truffe blanche à Acqualagna (près d’Urbino)… Les marchés aux truffes (en Ombrie le marché aux truffes de Valtopina au mois de novembre, dans les Marches ceux de Apecchio de San’Angelo in Vado de San’Agata Feltria et de Pergola en octobre de Ascoli Piceno en décembre, en Emilie-Romagne ceux de Brisighella et de Dovadolla, en Toscane ceux de Volterra ou de San Miniato…) y sont également plus nombreux et plus diversifiés qu’en France.
Terroir et haute cuisine ne sont plus aujourd’hui antinomiques. Certains grands chefs, comme Michel Bras, revendiquent haut et fort leur attachement à la cuisine du terroir. La truffe est à la fois un produit de luxe et un produit de terroir, à la fois l’un des fleurons de la gastronomie française et un complément de revenus non négligeables pour le tourisme gastronomique local et l’agro-tourisme. Ce qui fait le prix de la truffe, c’est non seulement sa rareté (la production française de Tuber melanosporum s’est effondrée au cours du XXe siècle passant de plus d’un millier de tonnes à moins de cinquante tonnes par an), mais aussi les émotions et les sensations que procurent ses saveurs et ses arômes. Le luxe alimentaire se nourrit de l’imaginaire géographique.
Vincent Marcilhac, doctorant à Paris-IV Sorbonne
Pour en savoir plus
BRILLAT-SAVARIN, A., 1824, Physiologie du goût, Paris, Sautelet (rééd. Julliard, Paris 1965)
BRUEGEL, M. et B. LAURIOUX (dir.), 2002, Histoire et identités alimentaires en Europe, Paris, Hachette (coll. Littératures)
CHATIN, A., 1892, La truffe, Paris, Baillère et Fils
FISCHLER, C., 2001, L’homnivore, Paris, Odile Jacob
PITTE, J.-R., 1991, Gastronomie française. Histoire et géographie d’une passion, Paris, Fayard
POULAIN, J.-P., 2002, Sociologies de l’alimentation, Paris, PUF (coll. sciences sociales et sociétés)