Les grandes pandémies ponctuent l’histoire du monde. Chacune est à replacer dans son contexte pour restituer la complexité des interactions et des interdépendances entre l’homme et son milieu naturel.

Guillaume Lachenal (à droite) et Gilles Fumey (photo J.-P. Némirowsky)
Mercredi soir 12 février, nous recevons Guillaume Lachenal, un scientifique agrégé de sciences de la vie et de la terre devenu historien des sciences et de la médecine, professeur des universités à Sciences Po et chercheur au laboratoire médialab de Sciences Po. Il répond aux questions de Gilles Fumey dans le cadre d’un entretien interactif qui s’appuie sur la récente publication de son atlas des épidémies (1).
Avez-vous été surpris par le covid ?
Oui et non. Oui par les formes et l’ampleur de la pandémie. Non car l’émergence d’un virus qui fait rapidement le tour de la planète est assez banal dans l’histoire récente de l’humanité. De plus, je travaillais déjà sur Ebola et d’autres virus. « L’évènement covid » est lié au fait que le virus a rencontré des sociétés âgées et des infrastructures de pays développés, ce qui a conduit au confinement pour protéger les systèmes de soins et la stabilité des sociétés. En Afrique, avec une démographie différente (population plus jeune), les effets sociaux ont été moindres.
Vous parlez du « cadeau empoisonné de la révolution du néolithique ». Pouvez-vous préciser cette expression ?
Les chasseurs-cueilleurs du paléolithique partageaient des maladies chroniques avec les autres primates, notamment des parasitoses intestinales, des herpès, « verrues » qui ont accompagné le processus d’hominisation. La nouveauté au néolithique avec la sédentarisation, le développement de l’agriculture, surtout de l’élevage, et le début de l’urbanisation c’est l’arrivée de nouveaux pathogènes portés et transmis par les animaux domestiques mais aussi par des rats attirés par les réserves de grains et par les moustiques. On pourrait parler d’une tragédie de la domestication des animaux, ainsi le virus de la peste bovine est étroitement apparenté à celui de la rougeole qui a des effets dévastateurs. L’archéologie prouve que les hommes n’étaient pas en bonne santé, probablement en raison de la circulation des maladies infectieuses qui devient plus importante à la fin du néolithique et au début de l’âge du bronze, en liaison sans doute avec le développement de l’urbanisation qui favorise des concentrations humaines plus fortes. C’est dans ce contexte que les épidémies sévères arrivent et peuvent se maintenir.
Qu’en est-il de la peste ? Vient-elle bien d’Asie du Sud et du Sud-Est ?
A ma connaissance l’Asie du Sud-Est n’est pas concernée, elle est plutôt le berceau des coronavirus via les chauves-souris. Les pestes identifiées comme telles (pestes de l’empire romain, peste noire médiévale, peste de Marseille en 1720) sont provoquées par le bacille Yersinia pestis originaire des rongeurs sauvages des steppes de Basse-Asie centrale et de Mongolie transmis aux rats puis aux puces lesquelles se nourrissent en piquant les hommes. La contagion interhumaine se fait par voie pulmonaire ou via des ectoparasites (le pou). Il peut y avoir (mais c’est un débat) des variantes de transmission avec des pestes dans les Alpes via les marmottes.
Quel rôle a joué l’Europe dans l’extinction de la population amérindienne ? Vous citez des chiffres : 90% de la population amérindienne aurait été affectés par les épidémies importées ; cette population serait passée en 150 ans de 60 à 5 millions. Ce désastre démographique est-il documenté par les travaux de chercheurs latino-américains ?
L’arrivée des Européens en Amérique a amené des échanges biologiques importants entre le nouveau et l’ancien monde qui concernent aussi des pathogènes dans le cadre d’un chassé-croisé asymétrique car ce sont les populations amérindiennes indigènes qui ont été affectées et décimées dans un premier temps, surtout par la variole et rougeole, puis par d’autres maladies virales et bactériennes venues d’Europe et liées aux foules. IL faut y ajouter les effets de la traite avec le déplacement massif des esclaves africains. On n’est pas certain que la syphilis qui se répand en Europe soit originaire d’Amérique.
L’idée d’un « contact fatal » est caricaturale car la perte démographique s’étale sur plusieurs décennies. La recherche s’oriente maintenant vers l’idée que l’effondrement démographique est surtout lié à l’effet conjoint des transformations de l’organisation sociale, des conditions de vie et de l’environnement, résultant de la conquête coloniale.
Quel lien peut être fait entre la décimation à 80% du corps expéditionnaire de Napoléon à Haïti (1802) par la fièvre jaune et la naissance d’un Etat ?
En effet, la fièvre jaune transmise par le moustique Aedes aegypti, venu d’Afrique subsaharienne sur les bateaux négriers, épargne les anciens esclaves insurgés mais fait 30 000 morts dans le corps expéditionnaire, y compris le général Leclerc. Comme l’avait anticipé Toussaint-Louverture, une saison des pluies favorable aux moustiques a suffi à défaire l’armée française largement dominatrice.
La fièvre jaune est la grande maladie coloniale, bien décrite par les médecins qui n’en comprennent ni l’origine ni la transmission attribuée aux « miasmes tropicaux ». Largement répandue sur les côtes d’Afrique occidentale, elle occasionnait des mortalités très fortes chez les colons. Le moustique responsable, tout comme le moustique tigre (originaire d’Asie), a besoin d’eau mais pas de grands marécages. L’environnement proto-industriel des plantations des Caraïbes, chaud et humide, avec du sucre et de nombreux petits récipients (type calebasse) est idéal pour sa prolifération. Les esclaves restent immunisés après la traversée et les épidémies qui affectent les plantations immunisent les enfants nés sur place. La mortalité est assez faible en Afrique ou dans les Caraïbes, là où la fièvre jaune est endémique dans des populations indigènes immunisées pendant leur enfance. Cependant, chez les adultes fraichement débarqués, colons et marins, la fièvre jaune tue dans 50% des cas.
Quid du choléra, la grande épidémie du XIXème siècle. En quoi est-elle liée à une connexion intercontinentale ?
On utilise le terme plus contemporain de pandémie pour désigner la première vague de choléra en Europe en 1831-32. Elle arrive à Paris où elle fait 40 000 morts via l’Allemagne et l’Angleterre. Là encore, il faut s’intéresser à l’environnement de plus en plus urbain avec des canaux et des réseaux d’adduction d’eau qui sont les vecteurs des épidémies. Le choléra disparaitra plus tard avec l’achèvement des réseaux de tout-à-l’égout. « L’autoroute » du choléra va des Indes à l’Europe avec des foyers endémiques dans le golfe du Bengale. Actuellement, il reste des cas en Afrique, à Haïti, à Mayotte.
Le sida : 60 millions de morts majoritairement jeunes. S’agit-il de la pire épidémie de l’histoire ? Pourquoi parlez-vous d’un « scandale moral pour la médecine occidentale » ?
L’impuissance médicale devant le retour d’une maladie infectieuse depuis la Seconde Guerre mondiale, après les « Trente glorieuses de la médecine » avec les énormes progrès liés à l’éradication de certaines maladies (la poliomyélite, la tuberculose…), la diffusion des vaccins, des antibiotiques, la démoustification … a été en effet un choc et a pu paraître scandaleuse. L’activisme autour du sida avec l’association Act up, née à New-York en 1987 puis importée à Paris, est historiquement intéressant : New-York et Paris ont pu être, de ce point de vue, considérées comme les capitales du sida. La diffusion importante du sida dans ces villes n’est pas seulement liée à l’importance des communautés homosexuelles mais elle coïncide aussi avec l’affaire du sang contaminé et la diffusion des drogues injectables, notamment l’héroïne avec l’usage multiple des seringues.
La présence du virus est bien établie dans les grandes villes d’Afrique coloniale dès le début du XXème siècle avec plusieurs épidémies de VIH différents, une diffusion exponentielle et une très forte mortalité dans les années 1980. Le VIH est alors passé en Haïti où il flambe dans les années 1970 puis se diffuse aux Etats-Unis et en Europe. Les trithérapies sont une victoire mais ne sont efficaces qu’à partir de 1996 et 10 ans plus tard dans les pays du Sud.
Vous parlez de la « magie » de la carte pour visualiser la diffusion des épidémies dans l’espace. De la même façon, les tableaux de chiffres, les statistiques inscrivent les épidémies dans l’ordre du savoir et font rentrer les épidémies dans une histoire scientifique.
Dans l’histoire des cartes épidémiologiques, celles de John Snow sur le choléra à Londres ont un statut mythique : elles ont pu démontrer la transmission à partir des points d’eau. La cartographie de la malaria avec les zones de marais a aussi été intéressante. Actuellement on constate que le moustique tigre s’installe dans un environnement typé : celui de la France pavillonnaire du sud de la France avec les bords de piscine et les eaux stagnantes des jardinières de fleurs.
Les colonies ont été des lieux importants dans l’émergence de l’épidémiologie scientifique car il y existe une administration rigoureuse à l’origine de rapports précis. Les enjeux de santé publique y sont importants avec la mise en place parfois de politiques autoritaires. La ségrégation est présentée comme la solution pour contrôler l’espace et protéger les colons des épidémies. Ainsi l’apartheid en Afrique du Sud en 1902 est supposé combattre l’épidémie de peste. La compréhension du rôle des microbes et des insectes dans la transmission des maladies infectieuses conduit à un durcissement du racisme colonial.
Comment est née l’idée d’isoler les malades ?
L’idée est ancienne, dès l’époque médiévale avec les léproseries. La mise en place de systèmes de quarantaine en Méditerranée autour des ports est attestée dès le XVème siècle avec les lazarets et connaît son apogée au XVIIIème siècle. Un système administratif se met en place, établissant un cordon sanitaire : les navires doivent prouver qu’il n’y a pas d’épidémie à bord alors même que l’origine de la maladie n’est pas vraiment connue et attribuée à des miasmes, d’où la nécessité de purifier les marchandises. Un grand lazaret comme à Marseille est organisé en deux parties : une pour l’équipage et une pour « purger » les marchandises soumises à diverses fumigations « purifiantes ». Au XIXème siècle, quand on comprend que les épidémies viennent d’Orient, alors que les marchands font pression pour libéraliser le commerce, les quarantaines vont être déléguées aux marges ottomanes de la mer Rouge et aux marges des empires coloniaux.
La ségrégation raciale urbaine est présente dans toutes les villes coloniales d’Afrique. Elle est mise en place après la révolution pastorienne dans les années 1910-1920 avec un quartier indigène, considéré comme un « réservoir de virus », et un quartier européen, ces quartiers étant séparés par une zone neutre dédiée aux bâtiments institutionnels officiels et au champ de courses. La médecine justifie le racisme colonial.
Pouvez-vous commenter votre carte sur le typhus dans le ghetto de Varsovie à l’été 1942 ?
Il y a eu une politisation du typhus par les Nazis. Les médecins allemands des années trente étaient pour beaucoup d’anciens médecins de l’empire colonial allemand, perdu en 1920. Ils ont transféré sur les Juifs leur racisme colonial dans le cadre du projet nazi de purification raciale. La médecine tropicale allemande se reconvertit ainsi en Europe. Elle met sur le même plan l’éradication des poux, vecteurs du typhus, largement développé sur les fronts russe et oriental pendant la Première Guerre mondiale, et la destruction des Juifs. La ghettoïsation des Juifs polonais a été justifiée par les Nazis au nom d’un impératif sanitaire. Les 450 000 Juifs du ghetto de Varsovie sont exposés à une épidémie de typhus en 1941 qui a pu être contrôlée par la mobilisation du personnel médical et de la population du ghetto.
Quel rôle et quel bilan pour l’OMS ?
L’OMS pose clairement, après 1946, le rapport entre le progrès social et la santé en s’inscrivant dans l’atmosphère d’optimisme des Trente Glorieuses. Les insecticides éradiquent la malaria. L’OMS a cherché à lancer en 1959 un plan pour se débarrasser du paludisme en Afrique en utilisant le DTT. Ce fut un échec notoire qui nourrira la critique écologique. Par ailleurs, l’OMS a lancé des programmes de vaccinations, notamment contre la variole, qui suscitent aussi la critique car ils sont souvent très coûteux.
Que pensez-vous du sanatorium ?
Cette institution médicale du XIXème siècle destinée à combattre la tuberculose, une fois découvert le bacille de Koch, correspond à un moment du modernisme européen des années de l’entre-deux-guerres avec leur architecture particulière. Leur période de gloire est assez brève (1930 à 1960) alors que les antibiotiques ne sont pas ou peu utilisés. Quand l’utilisation de ceux-ci se répand, on se retrouve avec ces énormes infrastructures obsolètes, abandonnées ou reconverties pour d’autres pathologies ou pour le tourisme.
Que dire de la narration des épidémies ?
Les récits d’épidémie dont certains sont très anciens (pensons à Thucydide) se contraignent les uns les autres à une répétition en installant l’idée d’un déroulement immuable des dramaturgies épidémiques.
Lyme : une épidémie du paysage ?
Lyme est une petite ville de la banlieue résidentielle de Newhaven (Connecticut), où un foyer a été détecté en 1970, et où on a identifié la transmission de la bactérie (genre Borellia) par les tiques dans un environnement typique de suburbanisation américaine avec un environnement fait d’habitat pavillonnaire avec jardin et espaces boisés abritant des multitudes d’écureuils et quelques cerfs. En Europe, les transformations écologiques des paysages et des modes de vie analogues permettent la progression de la maladie.
Questions de la salle
L’émergence accélérée de nouveaux pathogènes est-elle liée à la crise de la biodiversité ?
L’extension des surfaces agricoles et la déforestation sont à considérer mais la biomasse agro-industrielle avec l’élevage de masse est un facteur essentiel. Cf les travaux de Serge Morand (2).
Quels liens entre mondialisation et épidémies ?
On arrive à corréler sur deux ans de décalage les pics de peste en Europe au XVIème siècle avec les épisodes de sécheresse en Mongolie qui font sortir les marmottes et contaminent les rats. La grippe espagnole au début du XXème siècle se répand sur les quatre continents en trois semaines avec les navires à vapeur.
Quel lien entre épidémies et facteurs politiques ?
Le lien n’est pas évident. L’historien Patrick Boucheron remarque que dans une Europe constamment menacée par les vagues de peste à l’époque moderne on assiste à une grande stabilité des institutions politiques qui ne sont pas ébranlées par les épidémies récurrentes. Les révolutions du XIXème siècle ne sont pas corrélées aux épidémies de choléra : la révolution de 1832 échoue alors que sévit le choléra.
Les grandes épidémies de l’antiquité appelées « peste » sont-elles vraiment de cette nature ?
La peste justinienne (VIème-VIIème siècles) dans l’empire romain est bien documentée par l’archéologie. On trouve dans les sépultures le bacille largement séquencé. Pour les autres épidémies antérieures (peste d’Athènes, peste antonine, peste de Cyprien) les causes ne sont pas établies : il peut s’agir de typhus, de fièvre typhoïde, de variole ou de rougeole…
Quelles différences entre pandémie, endémie, épidémie ?
Les définitions sont assez « flottantes ». Pandémie est le terme le plus récent, datant du XIXème siècle, pour désigner un phénomène plus mondial. L’OMS a des critères plus précis qui engendrent des débats d’experts comme au début du COVID. Quand l’OMS décrète la pandémie, cela implique le déclenchement de mesures sanitaires liées à la réglementation internationale avec les problèmes engendrés par une surréaction ou une sous-réaction.
Notes :
- Guillaume Lachenal, Gaëtan Thomas, Atlas historique des épidémies, Editions Autrement, 2023
- Serge Morand, La prochaine peste : une histoire globale des maladies infectieuses, Editions Fayard, 2016
Micheline Huvet-Martinet, février 2025.