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Les deux cônes mythiques du Grand Ararat (5165 m), presque entièrement masqué par les nuages, et du Petit Ararat (3925m), largement dévoilé, dominent la vallée de l’Araxe qui marque la frontière entre la Turquie et l’Arménie. Du côté arménien, le monastère de Khor Virap, haut lieu de la chrétienté juché au bout d’une ligne de collines, veille sur une mer de vignes et d’arbres fruitiers. (Cliché de  Daniel Oster, mai 2014)

L’Ararat, l’Arménie et le mythe biblique

Le mont Ararat, aujourd’hui situé à l’extrémité orientale de la Turquie, continue d’exercer une véritable fascination sur le peuple arménien. Il reste intimement lié à l’arménité, notamment  par ses multiples représentations mentales et artistiques, sa présence fréquente dans les maisons et les appartements des Arméniens. Les habitants de Erevan, la capitale de l’actuelle république d’Arménie, sont habitués au décor paysager de l’Ararat pourtant situé à quelque 50 km de là. Mais c’est à proximité du monastère de Khor Virap, tout près de la frontière avec la Turquie, que la montagne mythique se laisse approcher à environ 30 km. C’est à cet endroit, par une belle matinée printanière, chaude et laiteuse, que nous avons pris ce cliché qui, malheureusement, n’a pu révéler qu’un fragment du grand volcan englacé, tout en dévoilant l’essentiel de son voisin de plus petite taille… le Petit Ararat, un « petit » qui culmine tout de même à près de 4 000 m !

Image de synthèse du Grand Ararat (au milieu) et du Petit Ararat (à gauche) (Landsat, NASA).

Image de synthèse du Grand Ararat (au milieu) et du Petit Ararat (à gauche) (Landsat, NASA).

La toile de fond montagneuse de la photographie forme un ensemble volcanique, d’environ 960 km2, qui s’impose à son environnement proche d’une manière unique au monde. Massis le grand, comme disent les Arméniens, domine brutalement la plaine du haut de ses 5 165 m. Pour les Turcs, c’est le « mont escarpé » ; pour les Iraniens, c’est la « montagne de Noé ». Le géographe Raoul Blanchard en propose en 1929 une description inégalée : « (L’Ararat) s’impose à l’attention non seulement par l’énorme altitude (5 025 m) de son sommet principal, mais parce que rien de cette gigantesque pyramide n’est perdu pour les yeux, la montagne se dressant au-dessus d’une plaine dont l’altitude n’est que de 800 mètres ; ainsi d’un seul coup le volcan s’enlève de 4 400 mètres. A côté de lui, le petit Ararat, avec ses 3911 mètres, fait mieux valoir encore l’amplitude du géant. La silhouette est celle d’un énorme cône reposant sur une surface surbaissée, le tout sur un socle de 2 700 mètres environ, qui tombe à pic sur la plaine de l’Araxe : un Fouji-Yama perché sur un plateau au bord d’une fosse de 2 000 mètres. » (Géographie universelle. L’Asie occidentale. Tome VIII, Armand Colin, 1929)[1]

Ce paysage-emblème des deux cônes volcaniques barrant l’horizon au Sud, le petit à gauche et le grand à droite, représente le « point de vue » arménien, celui de la Première République d’Arménie (1918-1921), de la RSS d’Arménie[2] (1921-1991) ou de l’actuelle République d’Arménie (née en 1991 sur les décombres de l’URSS), autant de territoires situés au Nord de l’Ararat, aujourd’hui en Turquie mais symbolisant la nostalgie de l’Arménie « turque » perdue. Tout en étant un sommet emblématique de la culture arménienne, l’Ararat reste également associé au mythe chrétien des débuts de l’humanité comme montagne où s’est arrêtée l’Arche de Noé. Sans doute, les premières ascensions du XIXe siècle ont-elles pris des allures d’expéditions scientifiques (première ascension réussie en 1829) mais nombre d’explorateurs ont affiché, depuis fort longtemps, et encore aujourd’hui, leurs ambitions d’ « aventuriers de l’Arche perdue ». En 2008, des militants de Greenpeace, plutôt que de rechercher l’Arche de Noé, ont construit une arche au sommet de l’Ararat pour attirer l’attention du monde sur les effets du changement climatique (d’autant plus que les glaciers de la montagne sacrée ont beaucoup reculé depuis trois décennies).

Manuscrit enluminé du xiiie siècle représentant l'arche de Noé se posant sur la « montagne d'Ararat »

Manuscrit enluminé du xiiie siècle représentant l’arche de Noé se posant sur la « montagne d’Ararat »

Le monastère de Khor Virap, haut lieu de la chrétienté arménienne

Au second plan de la photographie, le monastère fortifié de Khor Virap (« fosse profonde ») occupe un site magnifique face au mont Ararat. A l’extrémité d’une ligne de collines, de puissants remparts restaurés enferment un complexe monastique considéré comme un des premiers lieux saints de l’Arménie chrétienne. Ici, au IVe siècle, Grégoire l’Illuminateur (saint Grégoire) fut emprisonné pendant 13 ans dans les oubliettes du donjon mais il survécut et contribua à la conversion du roi Tiridate IV au christianisme. L’Arménie devint alors le premier pays chrétien. C’est au VIIe siècle qu’est créé un monastère avec une église construite à l’emplacement du donjon. Reconstruit au XIIIe siècle, le monastère assure une double fonction de sanctuaire et de centre universitaire. L’église et les bâtiments actuels datent d’une reconstruction encore plus tardive, du XVIIe siècle.

Le monastère-forteresse de Khor Virap en Arménie face au mont Ararat (Cliché de Daniel Oster, mai 2014)

Le monastère-forteresse de Khor Virap en Arménie face au mont Ararat (Cliché de Daniel Oster, mai 2014)

Situé à faible distance de Erevan face au mythique Ararat, classé monument historique, Khor Virap représente aujourd’hui un lieu touristique majeur en même temps qu’un lieu de pèlerinage de premier plan.

La plaine de l’Ararat et la vallée de l’Araxe

Au premier plan de la première photographie, deux aspects paysagers différents donnent une idée – très lacunaire – de la plaine de l’Ararat, vaste zone plane située à une altitude moyenne de 850 m avec en son centre la vallée de l’Araxe  qui a souvent été considérée comme l’Eden, foyer originel de l’humanité. La parcelle en jachère et occupée par des plantes fourragères en fleurs borde la route d’accès invisible sur l’image. Un peu plus loin,  de vastes étendues de vignes semblent interrompues par des lignes d’arbres fruitiers à l’arrière-plan tandis qu’au-delà, totalement invisible, se trouve l’Araxe qui forme la frontière avec la Turquie. Des deux paysages, c’est la plaine viticole qui rend le mieux compte de la richesse agricole de cette région.

La plaine de l’Ararat, située au sud-est de l’Arménie, constitue le centre économique et démographique du pays. Depuis longtemps, les voyageurs traversant cette contrée après tant de paysages montagnards rudes et sauvages s’étonnent d’une  opulence qui doit beaucoup aux conditions naturelles mais aussi au travail de l’homme, notamment à la maîtrise de l’eau (assèchement  de zones marécageuses et diversité des techniques d’irrigation, surtout depuis le XIXe siècle). Encore aujourd’hui, la plaine offre le spectacle d’un vaste espace globalement prospère qui a su mettre à profit la privatisation accélérée et totale de l’agriculture après l’effondrement de l’URSS en 1991. Incarnant la réussite de cette reconversion agricole, la viticulture connaît une véritable renaissance grâce à l’ouverture de nouveaux débouchés (Russie et pays de la diaspora arménienne) et à la création de nouvelles sociétés vinicoles. Quelques initiatives encouragées par des aides financières, notamment européennes, commencent à émerger comme la coopérative d’Areni, située à environ 50 km au sud-est de Khor Virap.

Ainsi, notre photo révèle en  trois plans trois visages de l’Arménie :

-avec l’Ararat, un arrière-plan sur la mémoire d’un peuple balloté par les aléas de l’histoire.

-avec le monastère de Khor Virat, un second plan sur l’histoire chrétienne d’un pays qui revendique son identité et affiche sa détermination à conserver sa place au sein de la mosaïque caucasienne.

-avec la plaine agricole, un premier plan sur la réussite économique – relative –  d’un pays qui doit affronter de multiples défis contemporains (des héritages géopolitiques prégnants, une difficile transition post-soviétique et de lourdes  contraintes naturelles (enclavement, environnement montagnard).

Daniel Oster, juin 2014

[1] Pour cette citation nous avons respecté l’orthographe et les altitudes du texte de 1929.

[2] République Socialiste Soviétique d’Arménie