Laurent Carroué Directeur de recherche à l’Institut français de Géopolitique, Université Paris VIII Expert du groupe Mondialisation du Centre d’Analyse Stratégique (ex Commissariat Général au Plan)

Née aux États-Unis à la fin de 2006, la crise dite « des subprimes » est devenue au premier semestre 2009 une crise systémique mondiale d’une ampleur historique tout à fait inédite. On a en effet progressivement assisté en deux ans à un double phénomène de diffusion. Le premier est de nature sectorielle : cette crise initiale de la dette nord-américaine s’est progressivement transformée en une crise financière puis économique généralisée. Le second est de nature géographique : frappant de plein fouet la puissance états-unienne, elle s’est progressivement déployée dans l’espace mondial en touchant les grands pays développés, en particulier l’Europe occidentale et le Japon, avant d’atteindre les grands pays émergents (Chine, Brésil Russie, Inde) puis aujourd’hui l’ensemble de la planète.

Paradoxalement, les différentes autorités économiques et politiques ont mis du temps à en comprendre la vraie nature puisqu’il a fallu attendre le second semestre 2008 pour assister à des prémices de réponses multiformes et coordonnées devant l’effondrement des banques et la totale paralysie du système financier mondial. Encore aujourd’hui, on demeure frappé par la volonté d’en minimiser l’impact réel et les conséquences dramatiques, en particulier en Europe, pour des raisons à la fois politiques et idéologiques. Ainsi, de nombreux économistes, dirigeants politiques ou journalistes – en particulier en France, à Bruxelles ou à Francfort – cherchent de manière dérisoire à chaque frémissement de tel ou tel indice boursier, financier ou immobilier aux États-Unis ou ailleurs à nier une évidence : cette crise est très profonde et durable, car structurelle.

Nous ne sommes en fait qu’au début de la crise. Mais accepter de le reconnaître oblige en retour à repenser et refondre les bases mêmes du développement de l’économie mondiale de ces dernières décennies. Une question politique hautement sensible. Si dans la panique de l’automne 2008 il fallait à tout prix « sauver le capitalisme », aujourd’hui s’agit-il sans doute de faire le dos rond en attendant que l’orage passe en ne proposant que des mesures au total assez cosmétiques.

Quelles clés d’analyse géographiques et géopolitiques pouvons-nous proposer ?

Une ardoise d’au moins 55.800.000.000.000 $ pour les territoires

En prenant comme base les estimations de la Banque mondiale qui fixe le PIB mondial – c’est à dire la richesse créée en un an par l’économie mondiale – à 54 347 milliards de dollars en 2008, le coût de la crise – tel qu’il est possible de l’estimer en mai 2009 – se monte d’ores et déjà à 103% du PIB mondial. Le coût global de la fantastique destruction de richesses à laquelle nous assistons peut en effet être évalué a minima à 55 800 000 000 000 dollars, soit 55 800 milliards de dollars.

Pour arriver à cette estimation du coût, il convient d’abord de prendre en compte l’effondrement de la valeur du capital financier qui correspond à une destruction de capital équivalente à un grand conflit mondial. Trois facteurs jouent un rôle central.

* Premièrement, l’effondrement de la capitalisation boursière mondiale entre le pic de 2007 et son niveau du printemps 2009. Elle se monte à – 31 463 milliards $, soit 58% PIB mondial.
* Deuxièmement, on doit y ajouter l’effondrement de la valeur des marchés immobiliers (États-Unis : – 4 300 milliards $). Mais les données sur l’effondrement des prix en Europe occidentale, au Japon et dans les pays émergents étant indisponibles de manière synthétique, elles ne sont pas ici prises en compte, ce phénomène majeur étant donc largement sous-estimé.
* Ceci doit être enfin complété, troisièmement, par les pertes et dépréciations d’actifs des entreprises financières du monde. Elles sont évaluées en avril 2009 à 4 054 milliards de dollars par le FMI dans son rapport sur la stabilité financière mondiale, dont 2 712 milliards aux États-Unis, 1 193 milliards en Europe occidentale et 149 milliards au Japon. Mais de nombreuses bombes à retardement demeurent dans les économies développées : on estime à 3 ou 4 000 milliards de dollars les actifs financiers pourris, créances douteuses ou titres invendables qui demeurent encore pour l’instant dans les actifs des banques et assurances. Ainsi, le Plan Geithner, du nom du Secrétaire au Trésor de Barack Obama, lancé le 23 mars 2009 prévoit un partenariat public/ privé (PPP) devant permettre le rachat de 1 000 milliards de dollars d’actifs douteux, financé à hauteur de 465 milliards de dollars par des fonds publics (93%) et seulement 35 milliards par des fonds privés qui vont pourtant tirer l’essentiel des avantages potentiels alors que l’essentiel des risques est pris en charge par l’État fédéral. La situation demeure d’autant plus délétère que, par exemple, l’assouplissement des normes comptables prises le 2 avril 2009 sous la pression de Washington et de Wall Street par le Federal Accounting Standards Board – dénoncées comme un grave recul par Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie 2001, ou Nouriel Roubini – et de nombreuses manipulations comptables sèment encore le doute sur la réalité de l’assainissement du système financier alors que les banques déploient systématiquement une stratégie de minimisation des pertes et de gonflement artificiel de la valeur de leurs actifs. Pour retrouver les ratios de solvabilité du milieu des années 1990, les institutions financières devraient encore lever 1 700 milliards de dollars d’ici 2010/2011 pour se recapitaliser. Ces estimations sont d’ailleurs l’objet de batailles politiques acharnées. Alors que lors du Sommet du G7 de Washington les 25 et 26 avril 2009, les Ministres des finances et les gouverneurs des Banques centrales européennes protestent contre les évaluations jugées trop pessimistes du FMI, un rapport secret du BaFin allemand était rendu public le même week-end évaluant les actifs toxiques des seules banques allemandes… à 816 milliards d’euros, au grand dam du gouvernement de Berlin. Lors des tests de solidité des 19 plus grandes banques américaines menées par la Réserve fédérale et le Trésor des États-Unis et publiés début mai 2009, les dix principales banques américaines doivent se recapitaliser en urgence de 75 milliards de dollars – un montant largement revu à la baisse sous la pression de Wall Street, Bank of America passant ainsi d’un besoin vital de 50 à seulement 34 milliards de dollars, Citigroup de 35 à 5,5 … – alors que selon les scénarios économiques proposés le total des pertes sur crédit pourrait atteindre entre 600 et 950 milliards de dollars entre la mi 2007 et 2010.

Ce premier volet doit être bien sûr complété, afin de disposer d’une vision de synthèse du coût total, par la prise en compte des nombreux plans gouvernementaux qui multiplient les injections de capital, les aides financières, les garanties publiques, les plans de relance ou de soutien à la consommation qui sont eux mêmes évalués à 3 000 milliards de dollars, soit 5,3% PIB mondial. Le FMI a estimé l’ensemble des interventions publiques en avril 2009 à 16 634 milliards de dollars… pour les seuls pays du G20, les vingt premières puissances économiques mondiales. On peut y rajouter les 1 100 milliards de dollars d’investissements publics décidés lors du Sommet de Londres du G20, dont 750 milliards pour le FMI, 100 pour la Banque mondiale et 250 pour les aides et soutiens aux exportations.

Ces estimations – sérieuses et concordantes – ne prennent pas non plus en compte les pertes économiques, directes et indirectes, qui affectent les économies mondiales ; elles sont donc très largement sous-estimées. Un recul de 4% du PIB mondial en 2009/ 2010 représente par exemple environ 2 200 milliards de dollars.

Pour comprendre l’ampleur et les racines d’un tel cataclysme et réfléchir aux possibles sorties de crise, il convient de bien saisir le processus historique auquel nous assistons : l’effondrement du nouveau régime d’accumulation financière.

L’effondrement du nouveau régime d’accumulation financière 

Apparu très progressivement à partir des années 1970, le nouveau régime d’accumulation financière est historiquement récent et caractérise pour l’essentiel la troisième phase de la mondialisation. La grande rupture intervient avec les réformes ultra-libérales promues lors de l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher au Royaume-Uni en 1979 et de Ronald Reagan aux États-Unis en 1980. Pour des raisons idéologiques, politiques et géopolitiques, ces gouvernements vont totalement libérer les marchés financiers de toutes les règles, normes et institutions publiques qui assuraient le contrôle des mouvements de capitaux, des institutions et opérations depuis les années 1930 – en réponse justement à la fameuse crise de 1929 – ou l’immédiat après-guerre. Ce processus se retrouve décuplé dans les années 1990/2000 à la suite de l’effondrement de l’URSS et du bloc communiste. Il se diffuse en Europe occidentale – quelle que soit la couleur politique des gouvernements aux pouvoirs tant le consensus libéral est alors puissant – puis dans le reste du monde, comme en témoigne en décembre 2007 l’adoption par l’OMC de l’accord sur les services financiers qui ouvre alors largement les Suds aux acteurs occidentaux.

Dans ce nouveau régime d’accumulation, on assiste au basculement des articulations entre sphères productives, péri-productives et de reproduction sociale. Alors que jusqu’ici les activités financières participaient fondamentalement au financement des activités économiques, on assiste à une totale inversion fonctionnelle : les activités économiques vont durablement être mobilisées afin de financer le déploiement croissant des activités financières, jusqu’à l’hypertrophie des années 2000 puis l’overdose actuelle. En effet, tel le coucou faisant son nid, le capitalisme financier – banques, assurances, fonds de pension ou fonds spéculatifs – se retrouve en position nodale dans une large partie des économies et sociétés contemporaines. Accaparant une part croissante des richesses créées, il impose ses normes d’organisation, ses critères de gestion et ses exigences de rentabilité maximale et à court terme.

Cette nouvelle économie-casino rentière, spéculative et de plus en plus instable, se construit sur une explosion des inégalités sociales, économiques et territoriales, et ce à toutes les échelles. Elle se traduit par le détricotage systématique des protections sociales, présentées comme archaïques ou obsolètes, par la mise en concurrence des salariats à des échelles spatiales et démographiques historiquement inconnues jusqu’ici et par le blocage des revenus réels salariaux. En retour, le système financier va de plus en plus inciter les couches moyennes des pays développés ou émergents à orienter leurs épargnes vers les produits financiers (cf. plans d’épargne en actions…) et à boursicoter ; alors que les couches salariées inférieures vont être incitées à se surendetter pour accéder à la propriété individuelle ou maintenir leur niveau de consommation (cf. montée du surendettement aux États-Unis, au Royaume-Uni, en France).

Entre 1971 et 2008, la finance mondiale a pourtant connu 24 crises, en moyenne une tous les dix huit mois. Mais aucune nouvelle mesure de régulation minimale ne sera prise par les différentes autorités. Jusqu’en 2008/2009, les rares observateurs s’inquiétant d’une possible crise systémique passent pour des zozos. Cette coupable cécité s’explique à la fois par des raisons idéologiques et politiques et surtout par l’énormité des intérêts en jeu.

En effet, le drainage croissant des richesses créées par les territoires et sociétés du monde va se traduire par une immense dilatation du stock de capital et une explosion des flux financiers. La Banque des règlements internationaux de Bâle (BRI) évalue en 2005 ce stock à 242 765 milliards de dollars, soit 5,5 fois le PIB mondial. Avec le recul, les chiffres eux-mêmes donnent le tournis comme l’indique la dynamique des différents compartiments constituant le système financier entre 1990 et 2007. La capitalisation boursière mondiale est multipliée par 6,8 pour atteindre 60 874 milliards de dollars, soit 174% du PIB mondial. Le marché des devises/ monnaies explose pour s’élever à 34 855 milliards de dollars. Le marché obligataire (dettes) mondial est multiplié par 4,7 pour atteindre 15 155,8 milliards de dollars alors que le marché des matières premières est de plus en plus un champ de spéculation. On voit aussi apparaître des innovations de plus en plus sophistiquées de produits financiers complexes, car titrisés, comme les produits dérivés ultra-spéculatifs. En juin 2008, la BRI y estime le capital mobilisé à 20 353 milliards de dollars, soit 37,5% du PIB mondial, et les encours couverts par ces opérations à 683 725 milliards de dollars, soit onze fois le PIB mondial. On estime qu’en 2007, les produits alternatifs titrisés à haut risque représentaient l’équivalent de 14 000 milliards de dollars. On comprend mieux à ces chiffres la totale paralysie qui touche les marchés interbancaires et du crédit à partir de la mi-septembre 2008. Dans ces véritables « trous noirs » de la finance mondiale, les seuls CDS (Credit Default Swaps) sont évalués à 62 000 milliards de dollars, soit 4,5 fois le PIB des États-Unis. Si on quitte la BRI pour le FMI, celui-ci estime le stock de capital des principaux marchés financiers en avril 2009 à sept fois le PIB mondial.

Au total, on peut estimer que ce nouveau régime d’accumulation financière mobilise au profit quasi-unique des acteurs du système financier une richesse équivalente à sept à neuf fois le PIB mondial. C’est l’ensemble de ce dispositif qui entre en crise systémique et s’effondre sous nos yeux comme un château de cartes à partir de ses deux centres de gravité, les États-Unis et le Royaume-Uni.

Les grands pays développés frappés de plein fouet par la plus grave récession depuis 1945

Il n’est donc pas étonnant dans ces conditions que cette énorme destruction de richesses se traduise par un véritable collapsus économique, social et territorial. Le monde est en effet confronté à sa plus grave récession depuis la Seconde Guerre mondiale.

La grande nouveauté réside cependant dans deux phénomènes. Premièrement, elle touche l’ensemble des économies mondiales – développées, émergentes et périphériques – du fait de la densité croissante des interdépendances tissées par la mondialisation depuis plusieurs décennies : ces six derniers mois, le commerce mondial s’effondre de 41% alors que la valeur des exportations étaient passée de 7 à 27% du PIB mondial entre 1960 et 2008. Deuxièmement, et contrairement à la crise de 1929, l’intervention publique est massive et relativement coordonnée, du moins entre les grandes puissances dominantes, empêchant ainsi un total effondrement du système financier et économique mondial à partir du second semestre 2008.

Les territoires et sociétés des pays développés basculent dans la tourmente comme l’illustrent la destruction en un an de 6 millions d’emplois aux États-Unis (- 706 000 en février 2009, – 663 000 en mars 2009), l’explosion du chômage en Europe (Espagne : 4 millions, soit 17,5% de la population active en avril 2009, France : 2,5 millions), l’effondrement de la production industrielle et des exportations et la multiplication des fermetures d’usines et plans de licenciements. À elle seule, la disparition des Big Three, les trois grands constructeurs automobiles nord-américains dont deux sont en faillite, menace plus de trois millions d’emplois aux États-Unis. Le 5 mai 2009, la Commission de Bruxelles s’attend à un chômage de 11,5% en 2010 dans la zone Euro, du jamais vu depuis 1945, et à la destruction de 8,5 millions d’emplois dans l’UE à 27 en 2009/2010.

Dans de nombreux pays, la crise sert de révélateur aux folies spéculatives immobilières ou financières des deux dernières décennies (Islande, Espagne, Irlande, Royaume-Uni, pays baltes, Europe de l’est…). Sans que grand monde y prenne garde, la dette de l’Europe centrale et orientale est aujourd’hui supérieure de 40% à celle de l’Amérique latine et constitue actuellement une vraie bombe à retardement au flanc de l’Europe. Les modèles sociaux et économiques ultra-financiarisés – tant vantés médiatiquement et vendus politiquement en France ces dernières années au nom de la modernité (privatisation des services publics, abandon d’une sécurité sociale basée sur une solidarité intergénérationnelle au profit des fonds de pension et de la financiarisation…) – s’effondrent.

En un an en glissement annuel et à la date de mars 2009, la production manufacturière recule de 38,5% au Japon, de 18% en Espagne, de 14% en France et en Allemagne, de 12% aux États-Unis. Les mises en chantier de maisons nouvelles s’effondrent de 50 à 60% en Espagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis, frappant de plein fouet le secteur des bâtiments-travaux publics. En un an, une centaine de plans sociaux annoncent la suppression de plus de 40 000 emplois en France, en particulier de la part de firmes transnationales étrangères qui redéploient massivement à l’échelle internationale leur appareil productif en accélérant les délocalisations des productions vers les pays à bas salaires. Alors que la consommation des ménages baisse sensiblement du fait de la hausse du chômage ou des incertitudes sur l’avenir qui pousse à la reconstitution d’une épargne de précaution, les investissements productifs des entreprises reculent de 22% en Allemagne ou de 12% au Japon et aux États-Unis. La baisse de la consommation et des investissements se traduit mécaniquement dans l’effondrement des exportations (Japon : – 46%, R Uni, France et États-Unis : – 22%, Allemagne : – 20%). Les pays dans lesquels la contribution du commerce extérieur aux économies est la plus forte sont les premiers frappés (Allemagne, Pays Bas, Japon, Corée du Sud…).

Des pans entiers des sociétés sont menacés avec, par exemple, les très graves difficultés des fonds de pension qui assurent l’essentiel des systèmes de retraite en Australie, au Canada, en Islande, au Pays Bas ou en Suisse. Leurs pertes aux États-Unis sont équivalentes à 22% du PNB et au Royaume Uni à 31%. Sur 25 000 milliards d’actifs financiers en 2008, l’OCDE estimait que ceux-ci avaient perdus rien que pour l’année 2008 environ 5 000 milliards de dollars. Fin avril 2009, une étude de la Société générale estimait que les 350 plus grandes firmes d’Europe occidentale devraient augmenter leurs provisions de 700 milliards d’euros pour l’année 2009 afin de faire face à leurs engagements.

L’impact sociétal est considérable comme le montrent les États-Unis. Selon le Bureau of Labor Statistics, on y assiste en effet au dernier trimestre 2008 à une profonde rupture qualitative du marché du travail. Le solde de 1,615 million d’emplois perdus durant cette seule période par rapport à 2007 masque en effet un double phénomène. Les salariés entre 25 et 44 ans, forces vives de la nation, se retrouvent au cœur de la tourmente puisqu’ils représentent 61% des 2,45 millions d’emplois perdus. A l’inverse, 925 000 travailleurs âgés se retrouvent dans l’obligation de retravailler à nouveau du fait, en particulier, de l’effondrement de leurs systèmes de retraites : ils sont 559 000 entre 55 et 64 ans, 191 000 entre 65 et 69 ans et 104 000 de plus de … 75 ans.

Les Suds face aux rejeux de liens d’interdépendance asymétriques

Si les grands pays développés – puissances dominantes de ce troisième stade de la mondialisation – sont les premiers touchés, les Suds doivent faire face à un brutal choc tellurique qui se propage à une rapidité exceptionnelle vers les périphéries. Selon le Bureau International du Travail, 180 millions de travailleurs basculent dans la pauvreté en 2009, soit un retour de dix ans en arrière. Le FMI doit à nouveau intervenir face à l’effondrement de nombreux pays européens périphériques (Islande, Hongrie, Lettonie, Roumanie, Pologne), d’Europe de l’Est en transition (Ukraine, Biélorussie, Serbie) ou pays en développement (Géorgie, Arménie, Pakistan, Salvador, Seychelles, Sri Lanka, Zambie, Kenya, Mongolie, Mexique…). Quatre vecteurs jouent un rôle majeur dans la propagation de la crise dans les Suds :

* L’internationalisation des systèmes productifs agricoles, miniers et manufacturiers dans le cadre de la division internationale du travail se traduit par un effondrement des achats et commandes des grandes économies du nord. Des dizaines de millions d’emplois sont menacés dans l’électronique, l’automobile, le textile en Asie, tout particulièrement dans les NPI et en Chine, où 30 millions de mingongs perdent leurs emplois dans les provinces littorales, dans les industries maquila d’Amérique centrale ou dans la bordure du bassin méditerranéen (cf. Turquie).
* L’effondrement de 30 à 50% du prix des matières premières déstabilise les grands pays rentiers exportateurs comme la Russie ou les pays du Golfe et de l’Opep. Selon le FMI, l’effondrement du prix des matières premières se traduit en 2009/2010 par un recul de 20% du PNB au Tchad, de 15% en République du Congo et de 14% au Nigéria.
* Les transferts financiers des travailleurs migrants, souvent les premiers touchés par le chômage dans les grands pays développés, vont reculer selon le FMI de 36% en Afrique, 30% en Amérique latine et 25% en Asie.
* Enfin, on assiste aussi à la fois à la forte rétraction des flux de capitaux financiers plus ou moins spéculatifs placés dans les pays du Sud, aspirés par les énormes besoins des maisons-mères du Nord, et des investissements productifs (IDE) qui devraient être divisés par cinq en deux ans. Les rapatriements des capitaux des pays émergents, en particulier vers les bons du Trésor US, sont de 200 à 300 millions de dollars par mois.

Montée de la dette et énorme socialisation des pertes : le contribuable paiera

Les énormes pertes des banques – sur leurs actifs financiers puis sur les crédits aux ménages et aux entreprises (mauvaises dettes, actifs toxiques) – ont été largement reprises soit par les États, soit par les Banques centrales au prix d’une explosion de leur endettement et de la base monétaire qui augmente, par exemple, de 85% aux États-Unis en un an. Les recapitalisations des banques par les États mobilisent 350 milliards de dollars aux États-Unis, 125 milliards d’euros dans la zone Euro et 37 milliards de livres au Royaume-Uni alors que les garanties publiques se montent à 4 361 milliards de dollars, dont 32 % aux Etats-Unis, 57,5 % dans la zone Euro : 57,5% et 10,5 % au Royaume Uni.

Ce processus se traduit par un gigantesque transfert des coûts directs et indirects de la crise et surtout des risques à court et moyen terme des acteurs privés aux puissances publiques et donc aux contribuables sans pour autant qu’un véritable débat public ne se soit véritablement engagé dans la majorité des pays concernés. Ce déficit démocratique est d’autant plus inquiétant qu’au total ce sont bien les citoyens et les contribuables qui devront payer l’addition d’ici cinq à dix ans. Devant la longue atonie de l’économie mondiale, les seules solutions à partir de 2011 ou 2012 vont être soit de réduire fortement les dépenses publiques et/ou d’augmenter fortement la pression fiscale présentée aux contribuables, salariés et épargnants.

Alors que la BCE a vu son bilan tripler en 2008, la FED américaine voit son bilan monter de 940 à 2 190 milliards de dollars entre le début de la crise et mai 2009. Il pourrait dépasser dans les mois qui viennent les 4 000 milliards de dollars du fait des dernières annonces comme l’acquisition de 2 500 milliards de dollars de créances titrisées financées par émission monétaire ou le rachat de 300 milliards de dollars de titres du Trésor afin de faire baisser les taux d’intérêt pour prévenir toute tendance déflationniste. L’objectif de ces opérations est quadruple : refinancer les banques et plus directement l’ensemble de l’économie, éviter un risque systémique en sauvant les institutions les plus fragiles, réduire les primes de risques sur les marchés de crédits afin de tenter de relancer l’économie, multiplier les accords d’échanges monétaires avec les banques centrales étrangères afin de répondre à la demande mondiale en dollars. Alors que depuis deux mois, on assiste aux rachats de dettes publiques par les Banques centrales (Bank of England, Bank of Japan, FED, bientôt BCE), la menace de pertes de confiance dans de nombreuses monnaies déboucherait sur l’effondrement de celles-ci.

En parallèle à l’action des Banques centrales, dont certaines doivent être largement recapitalisées par leurs États respectifs (cf. États-Unis), les États sont en train d’émettre de nouvelles montagnes de dettes alors que s’effondrent leurs rentrées fiscales (Allemagne : – 48 milliards d’euros en 2009 par rapport aux prévisions budgétaires de 2008). Alors que le Trésor américain doit ainsi émettre pour 8 000 milliards de dettes en 2009, la dette extérieure des États-Unis pourrait passer de 17 500 milliards de dollars, soit 120% du PIB en 2009, à 23 000 milliards de dollars en 2015 (+ 31,5%), rendant la 1er puissance mondiale de plus en plus dépendante de sa capacité à drainer l’épargne mondiale. Ce contexte budgétaire extrêmement difficile explique que si le budget militaire des États-Unis augmente encore de + 4% en 2010 pour atteindre les 534 milliards de dollars – auxquels s’ajoutent 130 milliards pour les interventions extérieures (guerre en Irak et Afghanistan), le Pentagone est contraint de tailler dans de nombreux programmes d’armement (avions de combats F 22, avions de transport C 17, missiles, hélicoptères, satellites de communication…). De même, sous la pression de la montée du chômage et la révolte croissante des citoyens américains, Barack Obama souhaite faire passer une réforme fiscale favorisant la création d’emplois aux États-Unis et stoppant l’évasion fiscale des firmes transnationales états-uniennes : via leurs filiales à l’étranger, en particulier dans les paradis fiscaux, ces dernières n’auraient payé en 2004 que 16 milliards de dollars d’impôts sur 700 milliards de dollars de bénéfices mondiaux, soit un taux d’imposition de 2,3% contre 35% normalement sur le territoires des États-Unis. Dans la zone Euro, la dette publique atteint les 80% du PIB. Lançant un « budget de guerre contre la récession », Londres – qui doit faire face au plongeon des recettes fiscales et à l’envolée des dépenses de soutien – voit exploser son déficit budgétaire (2009/2010 : -12,4% PIB, soit 197 milliards d’euros, et -12 % du PIB en 2010/2011 selon les prévisions officielles) alors que son endettement doit passer de 36,5 à 79% du PIB entre 2008 et 2014.

Echelles nationales et coopérations internationales face aux enjeux de puissance

Le premier enseignement géopolitique fondamental de la crise réside dans la réhabilitation à la fois de l’État et de la puissance publique d’un côté, et de l’échelle nationale de l’autre, invalidant en retour tous ceux qui spéculaient depuis des années sur la disparition ou l’impuissance du politique et la dissolution des États nations dans la mondialisation. On doit pourtant s’interroger sur le processus de « dépolitisation » de cette intervention publique massive à un point tel que l’on assiste plus à des « étatisations » de banques et qu’à leur « nationalisation ». En effet, les contreparties exigées par les pouvoirs publics sont souvent minimes ou inexistantes, et aucune réelle rupture d’avec le modèle financiarisé et spéculatif n’est avancée. Un chantier pourtant essentiel pour reconstruire sur des bases nouvelles.

Le second enseignement tient dans le fait que les nouveaux liens d’interdépendance tissés entre les économies mondiales sont d’une telle densité qu’aucun État, aussi puissant soit-il comme les États-Unis, ne peut seul faire face à la crise.

Troisièmement, face à l’effondrement des systèmes financiers états-unien et britannique puis aux graves difficultés des grands pays développés, ces grandes puissances doivent aujourd’hui tenir compte du rééquilibrage géopolitique, géostratégique et géoéconomique des rapports de forces mondiaux en train de s’opérer en s’ouvrant davantage aux grands pays émergents. Comme le symbolise la tenue du Sommet du G20 à Londres ou les intenses débats actuels (droit de vote, stratégies…) sur la réorganisation de la gouvernance du FMI, la multipolarité du monde est aujourd’hui actée par les grands pays développés, bien que souvent encore avec réticence et à reculons dès que l’on parle de choses sérieuses, c’est à dire du réel partage du pouvoir de pilotage des affaires du monde.

Dans ce cadre, les réponses à la crise se sont structurées sur des liens fonctionnels multidimensionnels jouant à toutes les échelles spatiales : liens transatlantiques privilégiés entre l’Europe occidentale et les États-Unis ; liens entre grands pays développés fonctionnellement très intégrés ; liens continentaux, en particulier au sein de la zone Euro et de l’Union européenne à 27 mais aussi en Asie orientale autour du Japon et de la Chine en concurrence pour le leadership régional ; liens internationaux enfin dans le cadre des grandes organisations internationales. On doit cependant souligner la très large marginalisation des pays des Suds dont les intérêts et besoins ont été jusqu’ici très largement ignorés, en dehors des grandes puissances régionales émergentes qui seules ont pu faire entendre leurs voix et défendre leurs intérêts. Dans ce cadre, si l’Asie orientale et du sud-est avec l’Asean et l’Amérique latine semblent les mieux armées pour avancer dans de nouvelles coopérations régionales, l’Afrique sub-saharienne et le monde arabe demeurent encore largement paralysés en interne et s’avèrent incapables de parler d’une même voix, du fait en partie de graves déficits démocratiques et de l’incapacité à dégager et défendre des intérêts communs.

Pourtant, ces coopérations internationales demeurent toujours empreintes des différentes stratégies de puissance déployées par les grands États dominant la mondialisation contemporaine. A cet égard, le clair refus dans une interview au Financial Times à la veille du G20 de Londres de Tim Geithner, secrétaire américain au Trésor, de voir émerger un « supergendarme » en charge de la régulation de la finance mondiale au profit de la défense d’une régulation financière qui doit rester essentiellement nationale – c’est-à-dire pilotée par Wall Street – témoigne de la volonté des États-Unis de ne rien abdiquer d’un des leviers essentiels de leur puissance mondiale malgré leurs responsabilités écrasantes dans la mise en place à leur profit, puis dans l’effondrement actuel, du régime d’accumulation financière. La même logique opère aussi dans l’Union européenne à 27 où, non seulement le Royaume-Uni demeure hors de la zone Euro, mais où Londres bloque pour l’instant toute réelle tentative de mise en place d’une meilleure et indispensable régulation continentale qui menacerait à terme les intérêts de la City.

Ces questions de définition de nouvelles régulations internationales cherchant à promouvoir un système mondial plus solidaire et moins déséquilibré sont d’autant plus importantes que l’approfondissement de la crise économique risque ces prochains mois de déboucher sur une véritable et sanglante guerre économique, financière et monétaire entre États et grands pôles continentaux du fait de la faiblesse de la demande mondiale face à une sur-offre de capacités et disponibilités productives. Les actuelles stratégies de dépréciation des monnaies adoptées par le Royaume-Uni ou la Suisse, éventuellement possibles aux États-Unis, afin – en particulier – de soutenir les exportations et regagner en compétitivité en sont le premier exemple qui pourrait bientôt être suivi par le Japon, la Suède, la Norvège, le Canada, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande. Et ce, alors que d’énormes masses de capitaux demeurent disponibles et à la recherche de rendements élevés, menaçant toujours le système financier mondial de nouvelles bulles spéculatives, comme sur les matières premières par exemple.

Dans ce cadre, la montée économique, financière et politique des grands pays émergents constitue bien un nouveau paradigme géopolitique central comme l’indiquèrent les âpres débats politiques dans le monde occidental en 2007/2008 concernant l’intervention des grands Fonds souverains dans le sauvetage des économies développées ou l’actuel débat lancé par la Chine, la Russie ou le Brésil sur le statut du dollar face à la création d’une nouvelle monnaie mondiale. Ce projet se heurte d’ailleurs immédiatement au refus catégorique du président Barack Obama, tant le statut international de la monnaie est un des piliers de la puissance mondiale américaine. En effet, alors que les réserves de change accumulées par la Chine grâce à ses énormes exportations manufacturières passent de 610 à 1 946 milliards de dollars entre 2004 et 2008, dont une très grande partie libellée en dollars, Pékin est très inquiet de l’évolution possible du dollar dont la baisse permettrait de diminuer la valeur réelle de la dette internationale de Washington. Alors qu’elle se met depuis quelques mois à renforcer ses réserves en or, la Chine multiplie les offensives pour desserrer cette contradiction. Ainsi, afin de desserrer le poids du dollar dans ses échanges commerciaux mondiaux et d’internationaliser davantage l’utilisation du Yuan, Pékin signe au printemps 2009 six accords avec des partenaires commerciaux basés sur l’utilisation de leurs monnaies nationales respectives (Corée du Sud, Hong Kong, Malaisie, Biélorussie, Indonésie, Argentine). De même, elle multiplie aussi les prêts financiers aux États en difficulté en échange de livraisons de pétrole et de matières premières : vingt cinq milliards de dollars à la Russie en janvier 2009, dix milliards au Brésil en février 2009, cinq milliards au Kazakhstan en avril 2009. Enfin, en mai 2009 lors du sommet de la Banque asiatique de développement (BAD), le Japon et la Chine décident en commun, rejoints par la Corée du Sud, de financer à parité la création d’un fonds d’urgence de 120 milliards de dollars destiné à stabiliser le système monétaire et financier des pays d’Asie de l’est et du sud-est.

En conclusion, les pouvoirs et opinions publics – aux échelles nationales, continentales et mondiale – sont confrontés aujourd’hui à deux questions essentielles, étroitement articulées. Quelles sont la nature réelle, la profondeur et la durabilité probable de la crise ? Quels sont les mesures à prendre et les moyens à mobiliser pour en sortir ? Comme on peut le constater tous les jours, le diagnostic et les remèdes sont l’objet de gigantesques enjeux d’ordre géopolitique, sociétaux et territoriaux.

Dans tous les cas, on assiste au plan intellectuel à deux phénomènes essentiels concernant la mondialisation. Le premier réside dans la disqualification d’une approche purement économisciste de celle-ci, la mise en modèle du monde et de ses économies débouchant sur une totale cécité face à un phénomène d’une ampleur historique séculaire largement inédite. Le second se traduit par l’effondrement des conceptions éthérées, dépolitisées et déterritorialisées de la mondialisation qui avaient été très largement diffusées ces dernières décennies. Ces perspectives ouvrent à la géographie et à la géopolitique de nouveaux champs d’investigation dans le cadre d’une démarche pluridisciplinaire visant à comprendre et à peser sur la marche du monde.

Bibliographie :

Afin de compléter le dossier et répondre à une actualité brûlante, voici une bibliographie indicative des travaux de l’auteur :

L. Carroué : Géographie de la mondialisation, Armand Colin, 3em édition en 2007 (en particulier sur la géographie financière chap. 1 et 5. Étude en particulier de la géographie mondiale de deux grandes banques états-uniennes : Citigroup et Merrill Lynch)

L. Carroué : Les Images Economiques du Monde 2009 (Armand Colin) : dossier sur « la crise des subprimes : la fin de l’hégémonie américaine ? » (nombreuses cartes et croquis) et fiches Entreprises décortiquant tous les ans les jeux d’acteurs et les logiques sectorielles (finance, monnaies et dettes, banques et assurances, bourses et places financières). On y apprend ainsi pourquoi et comment l’an dernier la Bourse de Paris (Euronex) est devenue une filiale… de la bourse de New York.

L. Carroué : « crise des subprimes, un nouveau foyer de guerre économique », Actes du Festival International de Géographie (FIG) de St-Dié-des-Vosges, 2, 3, 4 et 5 octobre 2008.http://fig-st-die.education.fr/actes/actes_2008/index.htm
Un dossier réalisé à la mi-septembre 2008 volontairement assez lourd avec de très nombreuses cartes couleurs décortiquant les enjeux territoriaux de la crise à toutes les échelles de l’espace des États-Unis.

L. Carroué, D. Collet et C. Ruiz : Les Amériques, Bréal, sortie sept. 2008 (en particulier le chapitre sur les États-Unis, p. 183 à 234, qui présente une approche structurelle de longue durée expliquant la crise systémique actuelle avec de nombreuses cartes et croquis).

L. Carroué : « Fonds souverains et crise des subprimes : un nouvel enjeu de la guerre économique », in revue Diplomatie, n°34 de sept/oct. 2008. (un dossier en zoom sur l’émergence de ces nouveaux acteurs avec cartes et statistiques).

L. Carroué : « La crise des subprimes : enjeux géopolitiques et territoriaux de l’entrée dans le XXIème siècle », Cafés géographiques, rubrique Vox geographi, 12 octobre 2008.

L. Carroué : « Géographie de la mondialisation : quelles approches dans un monde en crise ? » Nantes, 28 janvier 2009 (http://www.pedagogie.ac-nantes.fr/1239209860041/0/fiche___ressourcepedagogique/&RH=PEDA). (Nombreuses cartes, croquis et documents).

L. Carroué : « La crise économique et financière états-unienne : enjeux géographiques et géopolitiques », in L’Amérique d’Obama, revue Hérodote, n°132, 1er trimestre 2009.

L. Carroué : « Crise systémique mondiale et enjeux géopolitiques : les Suds sous tension », Revue Diplomatie, Géopolitique de la crise, hors série n°8, avril-mai 2009.

L. Carroué, D. Collet et C. Ruiz : La mondialisation. Genèse, acteurs, enjeux, Bréal, sortie sept. 2009 (en particulier chap. 2 sur la crise du nouveau régime d’accumulation financière).