Davezies, Laurent, 2012,La Crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale, Paris, Seuil, 128 p.
« À force de crier au loup, il a fini par arriver. » Voilà l’une des conclusions (p. 103) du dernier ouvrage de Laurent Davezies, économiste et professeur au CNAM. Celui-ci avait déjà évoqué ledit loup, la métropolisation, dans son précédent livre[1]. Il y montrait que la concentration des activités productives les plus rentables dans les métropoles, décrite à l’envi par les tenants de la « Nouvelle géographie économique »[2], si elle est un fait indiscutable, est pourtant loin d’épuiser la réalité géoéconomique française. Parallèlement à cette concentration des facteurs de croissance (mesurée par le produit intérieur brut), ce sontles territoires capables d’attirer retraités, touristes et grands pendulaires, qui connaissent un véritable développement (mesuré notamment par le revenu) : les territoires les plus riches ne sont pas ceux qui créent la richesse.
Quatre ans plus tard, Davezies reprend ces conclusions à la lumière des crises récentes, insistant sur le rôle des dépenses publiques et de leurs effets redistributifs (via les emplois publics oules aides sociales, par exemple) sur le développement des territoires. Il rappelle au passage que, cependant que le spectre de Gravier plane sur l’aménagement français[3] et entretient la tenace idée reçue d’une Île-de-France vampirisant le reste du pays, celle-ci est en réalité la seule région affichant un solde négatif au jeu des redistributions.
En dehors de ce salutaire appel à multiplier les recherches sur la partie non marchande de l’économie française et, par là, encourager les dirigeants à se défaire de l’irrationnel régnant sur de trop nombreuses décisions d’aménagement, y a-t-il plus qu’une actualisation des données de 2008 dans ce deuxième opus ? Sans aucun doute car Davezies prend acte des changements profonds intervenus dans l’économie française et mondiale en quelques années, suite à la crise financière de 2008 et surtout la crise des dettes souveraines. Du fait de la baisse à venir des dépenses publiques – présentée par l’auteur comme inévitable, peut-être y aurait-il là un point de débat –, les mécanismes de rééquilibrage entre croissance et développement vont se trouver sérieusement remis en cause.
Le destin des territoires risque donc de dépendre de plus en plus de leur capacité productive, donnant raison – finalement – aux prophètes de la métropolisation auxquels la réalité a donné tort pendant trente ans. Les quatre France décrites par Davezies, sur la base d’une typologie – aux insuffisances assumées – opposant les deux couples productif/non productif et dynamique/en difficulté, vont réagir diversement à ce nouvel état de fait.À une extrémité, les métropoles dynamiques – comme Marseille-Aix ou Lyon – sont les plus aptes à tirer leur épingle de ce jeu aux règles inédites. Inversement, les espaces périurbains sinistrés du Nord-Est désindustrialisé, méprisés par les urbanistes et ignorés par les élites politiques, risquent bien de s’enfoncer dans une crise structurelle et de devenir au passage les épicentres de la montée des populismes (p. 37-40).
Dans ce contexte, la mobilité résidentielle est en passe de se révéler bien plus qu’une variable d’ajustement, même dans un pays où la « charge symbolique » des territoires (p. 95) brouille le débat sur l’équité territoriale, n’incite pas à « oser le désert »[4] et fait figure d’obstacle psychologique à la mobilité résidentielle. Alors que « les statuts d’occupation du logement » font de l’immobilité, surtout pour les plus pauvres, un choix rationnel voire forcé, ce n’est pas le moindre des défis auquel doivent faire face les politiques que de faciliter, à défaut de les encourager, les mobilités résidentielles de populations vulnérables et assignées de fait à résidence.
L’analyse se révèle dans l’ensemble convaincante, au minimum stimulante car elle met le doigt où ça fait mal en soulignant les incohérences de la décentralisation à tout crin, et facile à suivre car l’auteur revient régulièrement sur les points les plus importants de sa démonstration. Elle possède de plus un mérite important : militer pour que l’espace ne soit pas (plus) envisagé comme une conséquence passive des décisions politiques, un « enjeu d’appoint » dans le traitement des crises (p. 10) mais comme une dimension à part entière de la société, traversant le politique et l’économique.
Paradoxalement, cette mise en avant pourrait bien constituer la principale limite de la démonstration de Davezies : en se focalisant sur les « territoires » et leurs indicateurs macro-économiques, la démarche menace dangereusement de réifier les régions, départements et autres zones d’emplois, oubliant que leurs limites géographiques sont autant de limites intellectuelles. Dans le même mouvement, la réalité implacable des chiffres, des cartes et des courbes tend à reléguer en coulisses les acteurs, les habitants de ces territoires dynamiques ou non, qui semblent réduits à remplacer l’espace dans le rôle d’enjeu d’appoint.De quoi faire craindre que la réhabilitation de l’espace ne puisse déboucher que sur un spatialisme aux accents technocratiques.
Il demeure, et même si les lecteurs du précédent ouvrage partent avec de l’avance et saisiront plus aisément l’évolution du raisonnement,que Davezies prend soin de s’adresser avec clarté et conviction à un large lectorat. Il y parvient notamment grâce à un juste mélange de théorie géoéconomique et de données détaillées et récentes. Les limites évoquées n’ôtent donc rien à l’intérêt de l’ouvrage, particulièrement stimulant et que feraient bien de lire nos dirigeants.
Manouk Borzakian (Laboratoire Chôros, EPFL)
[1] Davezies, L., 2008, La République et ses territoires. La circulation invisible des richesses, Paris, Seuil.
[2]La « NEG », autour de la figure de Paul Krugman, prix de la banque de Suède d’économie en 2008, a mis en évidence l’évolution des stratégies de localisation des entreprises dans le contexte de la mondialisation et du post-fordisme, en reprenant notamment les travaux d’Alfred Marshall publiés au début du siècle.
[3] Sur l’influence persistante des écrits de Gravier sur les politiques d’aménagement en France, on pourra notamment se reporter à Marchand, B., 2010, « Le graviérisme aujourd’hui », dans J. Salomon Cavin et B. Marchand (dir.), Antiurbain. Origines et conséquences de l’urbaphobie, Lausanne, PPUR, p. 203-216.