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Laurent Carroué, La planète financière. Capital, pouvoirs, espace et territoires, Armand Colin, 2015, 253 p.

Laurent Carroué, qui avait déjà fait œuvre de pionnier en proposant d’incontournables lectures géographiques de la mondialisation1, s’attèle à une nouvelle tâche. Ouvrir plus avant le champ heuristique de la géographie sur un terrain d’investigation « encore largement sous-étudié par les géographes » (p.3) : la sphère financière et ses territoires. L’une des ambitions premières de l’ouvrage consiste notamment à récuser l’idée selon laquelle cette dernière serait « éthérée, désincarnée et coupée de l’économie réelle » (p.235). Au contraire, la planète financière est bien « une construction idéologique, politique, géoéconomique et géopolitique dans lesquelles les rivalités de pouvoirs et de puissances jouent un rôle essentiel » (p.3).

Richesse du monde sans précédent ; dualisme social impressionnant

Depuis 40 ans, la richesse du monde a été multipliée par 2,5. Jamais la planète n’a connu un tel niveau d’opulence, mais aussi d’inégalités. Ainsi, la richesse moyenne par habitant entre les pays varie d’un rapport de 1 à 3 310 (Ouganda/Suisse). Les pays du Nord en accaparent toujours 70 % même si de nouveaux rapports de force se structurent rapidement. Les Suds connaissent en effet une dynamique de croissance qui contribue à mettre fin à leur unité : aux pays marqués par un « rattrapage rapide » font face des Etats dont « les revenus intermédiaires stagnent » cependant que certains demeurent « enlisés dans l’extrême pauvreté » (p.17). A l’échelle régionale, ce sont les métropoles qui fixent l’opulence : 150 d’entre elles concentrent 30 % du PIB mondial alors que de nombreuses régions rurales et enclavées s’enfoncent dans la marginalité économique et sociale (taux de pauvreté : 77 % au Chiapas mexicain).

Sur le plan humain, les clivages entre riches et pauvres s’accentuent nettement. A l’échelle mondiale, 1,2 milliard d’êtres humains vivent encore avec moins de 1,25 $ par jour. Au Mexique, seulement 20 % des habitants évitent la vulnérabilité sociale et économique quand 10 % des plus riches engrangent 41 % du revenu national. La richesse s’avère de plus en plus accaparée par une « étroite oligarchie » (p.22) aux dépens des pauvres mais aussi des classes moyennes. Il s’ensuit alors « un système qui ressemble au niveau d’inégalité et de domination de l’aristocratie de la France de l’Ancien régime » (p.23). Au sommet de la pyramide sociale mondiale, culmine un groupe constitué des « ultra-riches » (p.23) qui contrôlent 44 % de la richesse mondiale alors que « 9 % de la population mondiale accapare 85 % de la richesse mondiale » (p.5). Pour ces populations, mêmes les stratégies résidentielles reposent sur une quête d’évitement des autres catégories sociales : recherche de l’entre-soi et logique de « quasi-sécession territoriale » (p.28) expliquent notamment la mondialisation du phénomène de gated communities dans les espaces urbains.

La planète est donc marquée par des inégalités sociales dont l’intensité est analogue à celles de la fin du 19ème siècle cependant que la répartition de cette richesse ressortit à un « système quasi oligarchique de captation rentière » (p.5). Car la financiarisation des logiques économiques n’enrichit que quelques happy few : lorsque, entre 2009 et 2014, les entreprises états-uniennes réalisent plus de 4 000 milliards de $ de profits, 83 % sont reversés aux actionnaires.

En vis-à-vis, la moitié de l’humanité détient à peine 1 % du patrimoine mondial. Ces clivages sociaux se retrouvent, de façon exacerbée, dans les pays du Sud. Malgré la poussée indéniable d’une classe moyenne (12 % de la population en Chine), les revenus y sont d’abord captés par une élite. En Afrique subsaharienne, si 50 % de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté, 10 % des Africains contrôlent 60 % de la richesse produite.

Parallèlement, les phénomènes de « démoyennisation » et d’exclusion sociale s’aggravent, y compris dans les pays du Nord. Car l’enrichissement d’une minorité ne contribue pas au mieux-être du plus grand nombre : au contraire, « à l’enrichissement des ménages déjà les plus riches répondent des processus de fragilisation, de paupérisation et d’exclusion des catégories déjà les plus fragiles » (p.158). En France, 14 % de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté quand 25 % des enfants britanniques vivent dans des familles pauvres. Plus largement, pauvreté et incapacité à satisfaire des besoins essentiels demeurent des réalités humaines majeures : 2,5 milliards d’hommes n’ont toujours pas accès à l’eau et à l’assainissement et près d’un milliard de personnes ne mangent pas à leur faim. Plus que jamais le poids de l’extrême pauvreté reste persistant.

Une sphère financière clivante et qui accentue les processus de fragmentation, polarisation, marginalisation et évitement

Dans cette double dynamique d’enrichissement et de consolidation des stratifications sociales au profit d’une oligarchie dominante, la « finance occupe une place croissante et aujourd’hui majeure » (p.31). D’une part parce que les métiers de la finance sont devenus les plus rémunérateurs. « Au Royaume-Uni, les salariés de la finance captent 60 % de l’augmentation des revenus des 10 % des Britanniques les plus riches » (p.31). D’autre part parce que dans certains territoires, ce secteur connaît une réelle « hypertrophie » (p.38). Il en résulte alors un monde largement fragmenté.

Ainsi, dans de nombreux pays, un secteur financier efficient et fiable reste encore à construire alors qu’il reste un « levier majeur du financement des activités économiques et sociales » (p.41). 2,5 milliards de personnes n’ont pas accès à un système bancaire officiel. La réponse réside parfois dans des formes d’innovation frugale, à l’image de la multiplication des tontines en Afrique qui permettent d’éviter les « effets de filtre » (p.43) que les banques imposent aux populations socialement marginalisées (frais initiaux d’ouverture des comptes, analphabétisme). Car le système financier aggrave les phénomènes de précarité sociale. Ce sont majoritairement les plus pauvres qui sont exclus des mécanismes, de plus en plus privatisés au demeurant, d’Etat-Providence et de Sécurité sociale au risque de générer un « monde d’insécurité » (p.46). 60 à 75 % de l’humanité sont privés de toute protection sociale alors que le secteur des compagnies d’assurances pèse pour 12 % des actifs financiers dans le monde.

En parallèle, certains Etats accaparent les instruments d’action de la sphère financière. 25 Etats dans le monde continuent de réaliser « 80 % du PIB mondial et disposent de 90 % des actifs financiers de la planète » (p.102). Marqués par une forte « bancarisation » (p.41) de leur territoire, dix d’entre eux polarisent plus de la moitié des dépôts bancaires planétaires. Dans ces pays, les inégalités sociales sont alors soulignées par l’incapacité d’accès aux structures financières (10 millions de foyers aux Etats-Unis n’ont ainsi pas de compte en banque tandis que 24 millions sont sous-bancarisés) et par des formes de victimisation irrécusable (dépendance à des banques de crédits à la consommation pratiquant des taux usuraires). Car les populations modestes sont aussi la cible des logiques financières, et à leur complet détriment, surtout en cas de dysfonctionnement. Ainsi, la crise des subprimes, partie des Etats-Unis et contaminant l’Europe, a démontré que, d’abord, « ce sont les régions les plus fragiles et les plus pauvres qui sont atteintes » (p.81).

A ces logiques d’exclusion sociale répondent, sur le plan spatial, des processus de sélection territoriale très poussés. Car « la logique du capital financier est de survaloriser systématiquement les différenciations entre les territoires » (p.5) dans la mesure où « l’espace financier n’est en rien déterritorialisé et dématérialisé » (p.47). Ce qui est vrai pour les transactions légales l’est d’ailleurs tout autant pour les activités relevant de l’antimonde. Par exemple, le narcotrafic représente à lui seul des sommes équivalant à 3 % du PIB mondial et repose dans son fonctionnement sur une « intégration réticulaire » (p.54) entre aires de production et zones de consommation, entre cartels et institutions bancaires souvent installées dans les paradis fiscaux et blanchissant l’argent sale.

Dans les réseaux économiques, les pôles urbains sont, par excellence, les points nodaux d’un système financier marqué par la « fluidité exceptionnelle des échanges » (p.128). Tout d’abord parce qu’ils sont au cœur des stratégies résidentielles des nantis : « 13 métropoles dans le monde polarisent un quart des milliardaires et 50 métropoles la moitié » (p.33). En outre, celles-ci concentrent les sièges des trois principaux types d’acteurs entrepreneuriaux de la finance internationale (banques de financement et d’investissement, compagnies d’assurances, fonds d’investissement dont les fameux hedge funds). Ainsi, aujourd’hui, « 15 métropoles gèrent 75 % des actifs mondiaux » (p.104). Chacune de ces métropoles financières constitue un « puissant socio-pôle » (p.169) et toutes sont « concurrentes et interconnectées » (p.166) entre elles. Dominant largement les réseaux de la finance, New-York polarise 20 % du marché mondial des changes et 40 % des fonds spéculatifs ; Londres joue la carte globalisée de l’extraversion si bien que les actifs bancaires y représentent 450 % du PIB national.

Cette prégnance dans l’espace géographique des acteurs de la finance internationale dénote chez eux une subtile stratégie « d’intelligence territoriale » (p.147). Ainsi, les banques jouent aussi bien la carte du « quadrillage des territoires » (p.153) pour desservir leur clientèle que de la « polarisation métropolitaine » (p.157) dans la localisation de leurs fonctions de commandement. Certaines métropoles deviennent alors des places financières de rayonnement planétaire, id est « des écosystèmes à la fois géopolitiques, juridiques, institutionnels, économiques et techniques qui assurent le fonctionnement des marchés financiers à travers la rencontre de multiples acteurs spécialisés en forte synergie » (p.166). Ces derniers, par leur choix d’implantation, contribuent alors à remodeler les métropoles, en créant notamment de nouvelles centralités dans le tissu urbain. Ainsi, la plupart des grandes places financières sont affectées d’un « double processus de glissement géographique des vieux centres historiques, souvent haussmanniens, vers de nouveaux quartiers plus modernes [… et] d’affinage des fonctions financières entre lieux centraux et périphéries » (p.168). Les QCA (Quartiers centraux d’affaires) de La Défense à Paris (en connexion avec le centre historique des affaires des 2ème, 8ème, 9ème, 16ème et 17ème arrondissements), du Paseo de la Castellana à Madrid ou de Sanhattan à Santiago du Chili le démontrent avec évidence.

Avènement d’un monde polycentrique marqué par la « grande émancipation » (p.225), hypertrophie financière et sensibilité aux crises systémiques

L’étude de la planète financière révèle aujourd’hui deux paramètres permettant de soutenir l’idée selon laquelle le monde actuel fait face à « un choc d’une ampleur historique séculaire [et] marquant la disparition définitive des structures héritées du second 20ème siècle » (p.62). Le premier réside, depuis 2006-2007, dans une « triple crise systémique » (p.62), à la fois géoéconomique, politique et géostratégique ; le second dans la remise en question des hiérarchies traditionnelles de puissance, aux dépens notamment de l’impérium états-unien. Dès lors, « le tournant de 2007-2008 signe la véritable entrée du monde dans le nouveau 21ème siècle » (p.62).

D’ailleurs, la libéralisation économique à outrance, selon le principe des 3D (décloisonnement, désintermédiation, dérégulation) et portée d’abord par l’Occident américain et européen, n’a pas gagné l’ensemble du monde. Il en résulte de brutales confrontations entre des logiques économiques et politiques hétérogènes dans la mesure où, « face à un système occidental très intégré, très libéralisé et encore largement dominant, la planète financière est constituée d’un patchwork de dispositifs nationaux et parfois sous-continentaux » (p.65). Dès lors, si certains pays gardent le cap d’une internationalisation de leur dette souveraine – dont la France avec 69 % de sa dette détenue par des créanciers étrangers, contre 27 % en 2000 –, d’autres, notamment au Sud, optent pour un « processus de renationalisation » (p.139) de celle-ci.

Historiquement, c’est plutôt par un biais interlope que les Suds se sont immiscés dans la planète financière. Les paradis fiscaux, « espace de non-droit marchandant leur souveraineté » (p.192), relèvent en effet, prioritairement (mais non exclusivement à l’instar de la Suisse, du France, voire de la place de Londres) de pays non développés. Chantres de l’opacité bancaire, réceptacles de la fraude fiscale, focalisant le positionnement de certaines filiales de FTN, contribuant au blanchiment de l’argent sale, ils sont structurellement liés, par « proximité fonctionnelle » (p.196) aux grandes places financières internationales.

Mais, bien au-delà de ces territoires relevant de l’antimonde, une « nouvelle architecture multipolaire » (p.101) transparaît désormais au travers de puissants acteurs capables de bouleverser les rapports de force géoéconomiques traditionnels. L’hégémon financier du monde occidental est largement ébranlé et la « grande émancipation » (p.203) des Suds à son égard se traduit par une planète financière polycentrique. Aujourd’hui, les pays du Sud représentent deux tiers de l’épargne mondiale quand, en vis-à-vis, 80 % des dettes souveraines procèdent de pays du Nord. Un quart des actifs dans le monde sont gérés par des groupes financiers relevant du Sud – et notamment les surpuissantes banques chinoises (ICBC, ABC, Bank of China). Certes, l’omnipotence financière des Etats-Unis demeure et certaines activités restent l’apanage du Nord – ainsi, les fonds spéculatifs sont toujours « un monopole new-yorkais et londonien » (p.117). Toutefois, la montée en puissance des banques du Sud (la Chine pourrait, d’ici 10 ans, devenir la première puissance bancaire au monde devant les Etats-Unis et le Japon) ou le développement de systèmes financiers spécifiques (finance islamique) démontrent une tendance à la « démondialisation partielle des banques occidentales ». Du reste, si l’Amérique du Nord continue de cumuler la première capitalisation boursière mondiale (44 %), l’Europe (22 %) est à présent dépassée par l’Asie (29 %).

Aujourd’hui, la polarisation des réseaux financiers planétaires ne peut plus se résumer aux seules grandes métropoles nord-américaines ou européennes, en lien notamment avec « la très forte montée en puissance du triptyque Pékin/Shanghai/Hong Kong » (p.170). La sphère financière s’apparente alors à « une vaste toile toujours plus polynucléaire, aux liens d’interdépendance hiérarchisés mais de plus en plus diffus et complexes » (p.171). Les emboîtements d’échelle et les jeux de hiérarchie font que certaines places financières, certes toujours en voie d’affirmation à l’échelle mondiale, sont devenues, sur le plan régional, structurantes – à l’instar de São Paulo, véritable « City de l’Amérique latine » (p.172). Dopées par le triplement de leurs actifs financiers entre 2000 et 2011, les places financières du Golfe Persique s’imposent en force d’autant plus aisément que les fonds souverains des pétromonarchies sont devenus « les nouveaux banquiers du monde » (p.211). Ainsi, les actifs des fonds émiratis représentent l’équivalent de 260 % du PIB des EAU.

En toile de fond de cette compétition économique planétaire entre métropoles, la sphère financière n’a cessé de gagner en ampleur en innervant l’ensemble du tissu économique et atteint désormais de faramineux ordres de grandeur. En 2010, le stock de capital porte sur 273 800 milliards de $, le marché des produits dérivés représente, en 2013, 9,5 fois le PIB mondial. 154 groupes financiers émanant des 500 premières firmes transnationales dans le monde représentent à eux-seuls 25 % de la capitalisation boursière mondiale et captent un tiers des profits.

Par ailleurs, les innovations financières au profit de logiques accrues de spéculation ont indéniablement été responsables des crises à répétition (24 épisodes entre 1971 et 2008), notamment celle de 2007-2008. Hypertrophie financière et spéculations engendrent alors « un système instable [relevant d’une] économie casino rentière » (p.73) – aggravé par les logiques d’endettement à outrance adoptées aussi bien par les Etats que par les ménages. Toute défaillance spéculative, dans le cadre d’une forte financiarisation de l’économie, est susceptible d’engendrer un effondrement économique général. La désagrégation des subprimes aux Etats-Unis a d’abord généré « réaction en chaîne et crise systémique » (p.81) puis « collapsus mondial et destruction de richesses » (p.83). Cette déstructuration a alors atteint les Etats, ces derniers acceptant le principe de la « socialisation des pertes » (p.88) en perfusant d’argent public les acteurs financiers en situation de (quasi) faillite. Pour les finances publiques, ce fut « une stabilisation chère payée et par la dette » (p.91), et pour l’Europe « l’éclatement de la zone euro » (p.95). A cette aune, la finance internationale peut donc s’avérer délétère tant dans ses pratiques que dans leurs conséquences… ce qui pose alors la question de la posture de l’Etat à son égard.

Le retour de l’Etat et l’impératif de régulation : « un vrai défi de civilisation » (p.239)

Au cœur des logiques financières ; l’action de l’Etat est fondamentale car le « marché est bien aussi une construction politique et géopolitique » (p.65). D’ailleurs, la volatilité des flux financiers, leur libéralisation, le renforcement métropolitain des places financières internationales procèdent d’abord de choix politiques. La transformation de Londres en place financière extravertie et en royaume de la starchitecture au niveau de ses Central Business District procède directement de la politique de Margareth Thatcher entamée dès 1979.

Au plan social, l’un des enjeux politiques consiste à lutter contre les inégalités et à permettre aux exclus d’avoir accès à des services financiers sans en être les premières victimes. Des actions telles que « un million de baths pour un village » en Thaïlande ou « le programme d’économie populaire » en Inde ont, par exemple, permis aux plus pauvres d’avoir accès à un compte bancaire. Mais, l’Etat se doit surtout d’encadrer une sphère financière susceptible de générer turbulences économiques et crises systémiques majeures, ce qui suppose d’être capable de réguler les excès générés par les mécanismes de rente et d’éviter le gonflement et l’explosion des bulles spéculatives.

La tâche reste d’autant plus ardue que le secteur financier mondial est à la fois largement privatisé, dérégulé et concentré. Quelques oligopoles maîtrisent des pans entiers de l’activité financière mondiale. Le réseau Swift relève d’une société privée belge qui, en proposant une offre de messagerie électronique hautement sécurisée pour les transactions financières, met « en réseaux 10 000 institutions dans 215 pays » (p.48). Dans le monde 6 firmes contrôlent, en un indéniable « oligomonopole » (p.52), un portefeuille de 3,5 milliards de cartes bancaires. En France, 4 banques (Crédit Agricole, BNP Paribas, Société Générale et BPCE) « gèrent une masse de capitaux égale à trois fois le PIB » (p.108) du pays.

Néanmoins, les Etats sont loin d’être hors du jeu financier. D’abord parce que la finance peut s’avérer être un précieux levier de puissance. La Chine lance sa banque ICBC « à l’assaut du monde » (p.211), use de ses réserves de change pour s’ériger en « 1er créancier des Etats-Unis » (p.222) cependant que son fonds souverain CIC possède un capital de 650 milliards de $ et joue le rôle de « bras financier de Pékin » (p.216). Grâce à sa monnaie, les historiques « privilèges exorbitants » (p.220) du dollar tendent à être remis en cause et la RPC parvient progressivement à placer « les devises asiatiques sous [sa] domination » (p.223).

En outre, des choix financiers réalisés par certains gouvernements posent des questions politiques de fond que l’auteur souligne nettement. Ainsi, entre 2007 et 2014, les banques européennes ont été recapitalisées à hauteur de 795 milliards d’€ par de l’argent public. Or « la facture du coût du sauvetage du système financier et bancaire est payée par les salariés, qui connaissent souvent une baisse de leurs salaires réels dans le cadre d’une course au moins-disant social, et par les contribuables, qui sont confrontés à de brutaux ajustements budgétaires et à une forte montée des taxes et des impôts » (p.94).

Les Etats doivent également prendre en considération les remises en cause de leur souveraineté et de leur autorité. Ainsi, le Shadow Banking représente l’équivalent de plus de 100 % du PIB mondial si bien que « la moitié du système bancaire échappe aux contrôles et aux régulations » (p.113). En outre, les dettes souveraines et les monnaies sont l’objet d’intenses spéculations, au point de devenir pour ces dernières « le plus grand marché financier de la planète » (p.123), suite notamment aux ressources technologiques offertes par le trading haute fréquence – lequel garantit « hypermobilité géographique potentielle du capital financier [et permet] de dégager une rente en survalorisant systématiquement les différences économiques même les plus minimes entre territoires » (p.120). Symbole de leur souveraineté, les Etats voient finalement leur monnaie partiellement dépendre, dans leurs fluctuations, du bon vouloir d’un « petit cartel » (p.124) de cinq banques contrôlant 60 % des échanges financiers sur le marché monétaire mondial. En fonction de leur dette et du risque financier présenté, ils sont évalués par un triumvirat (Fitch, Moody’s, Standard & Poors’s) d’agences de notations privées et présentent leur flanc à une triple géographie de la « dépendance » à l’endettement, de la « vulnérabilité » aux marchés financiers privés et du « risque financier » (p.134) face à des attaques spéculatives ciblées. Des Etats comme l’Argentine (2001-2003) ou la Grèce (depuis 2010) en ont fait l’amère expérience.

Enfin, les logiques financières appliquées aux entreprises entraînent des choix selon lesquels la rentabilité à court terme prime l’investissement productif à long terme – d’où pour certains Etats, des mutations délétères de leurs systèmes productifs. En effet, dans une logique de « rente contre le développement » (p.73), la mise en concurrence asymétrique des territoires en fonction de critères financiers (fiscalité, coût de la main d’œuvre) entraîne fermetures d’unités productives et délocalisations pernicieuses.

La réponse réside-t-elle alors dans une gouvernance financière mondiale – « l’ensemble des règles et des normes d’un côté, et des institutions internationales ou multilatérales qui définissent le cadre d’action des différents acteurs gérant les actifs et les flux financiers » (p.224) ? Pour l’heure, les blocages semblent l’emporter suite à l’impuissance des « formes de pilotage de la mondialisation » (p.225), tel que le G20, et à la volonté de certains Etats (notamment du Nord : Royaume-Uni, Etats-Unis, France) d’éviter des formes drastiques de régulation afin de « ne rien abdiquer d’un des leviers essentiels de leur puissance mondiale » (p.227). Dès lors, les Suds lisent leur propre partition, développent leurs sommets internationaux, lancent des institutions spécifiques (Nouvelle Banque de développement des BRICS, BAII) afin de « rentrer en compétition […avec les instances] jugées trop inféodées à Tokyo et Washington » p.229).

In fine, Laurent Carroué propose une fine et pénétrante lecture de la planète financière. Son analyse systémique, à la fois géoéconomique et géopolitique, repose sur « cinq piliers » (p.236) : l’économie, les marchés, les sociétés, les stratégies d’acteur et les territoires. Il livre la vision d’un système financier fortement marqué par trois éléments majeurs « dérégulation, fragmentation, opacité » (p.130). Par ailleurs, l’extrême volatilité du capital et la grande fluidification des flux ont moins contribué à l’avènement d’un village global unifié qu’à l’accentuation du « caractère de plus en plus inégal, fractionné, dual et polarisé des territoires du monde » (p.6).

Dans la refonte planétaire actuelle des « équilibres géopolitiques et géoéconomiques » (p.236), l’auteur rappelle que l’Etat tient un rôle stratégique déterminant : certains jouent la carte de la finance dans leur stratégie de puissance, poussent à la libéralisation des marchés, soutiennent massivement les grands investisseurs institutionnels privés lors des périodes de crise. D’autres optent pour un ferme pilotage financier régi par la puissance publique (modèle chinois) selon une approche « prudente, graduelle et pragmatique » (p.224). Mais, dans tous les cas, « l’un des enjeux, c’est bien que chaque citoyen soit en état de peser sur les choix réalisés, actuels et futurs, en se réappropriant ces questions dans une logique démocratique » (p.4).

Stéphane Dubois, octobre 2015

1. Laurent Carroué, Géographie de la mondialisation, Armand Colin, 2007 ; Sous la direction de Laurent Carroué, La mondialisation, CNED Sedes, 2006 ; Laurent Carroué, Didier Collet, La mondialisation : rapport de forces et enjeux, Bréal, 2013.