Partir au Chili c’est aller à la rencontre d’une excentricité géographique affirmée et constitutive de l’identité nationale. C’est parfois aussi s’y engager sur les traces d’une géographie qui a servi de cadre à des formes de contrôle de la population, notamment pendant la dictature de Pinochet (1973-1990).

Désert d’Atacama. Vallée de la Lune (2265m). (Photo Claudie Chantre, 2025)
GEOGRAPHIE CHILIENNE ET RECHERCHE D’IDENTITE
Une « folie géographique » qui renforce la question de l’identité
« Nuit, neige et sable modèlent la forme de ma patrie déliée, tout le silence est dans sa longue ligne, toute l’écume sort de sa barbe marine. » (Pablo Neruda, « Chant général »).
« Le Chili, cette folie géographique », c’était le titre d’un livre de Benjamin Subercaseaux commenté par Fernand Braudel dans un article des Annales de Géographie en 1948. « Chile una loca geografia » évoque surtout ce que Braudel appelle le « déchaînement des forces hostiles » que l’on peut percevoir même à l’échelle d’un modeste voyage de tourisme via les nombreux panneaux d’évacuation en cas de tsunami par exemple ou à la perception de légères secousses sismiques dans le désert d’Atacama. Si l’on s’en tient aux simples contours cartographiés du pays, on est confronté à cette excentricité chilienne que le voyage viendra affirmer. Dans le film de Patricio Guzman, « Le bouton de nacre » sorti en 2015, Emma Malig, artiste plasticienne, déploie sur une pièce entière son immense « Carta de Chile », une carte poétique en papier japonais qui accompagne les souvenirs du cinéaste. Guzman se souvient qu’à l’école, il n’y avait pas de mur assez grand pour un si long pays. Dans les classes, il y avait (il y a) donc trois cartes, celle du Nord, celle du Centre et celle du Sud. Le Chili long et étroit s’étend sur 4300 km du nord au sud, englobant une exceptionnelle diversité de milieux géographiques et générant des difficultés de communication, d’unification et dans certaines régions, un sentiment d’abandon. En y arrivant d’Europe par avion, on survole la Cordillère des Andes, le désert d’Atacama, avant de découvrir l’horizon du Pacifique et la capitale Santiago-du-Chili. Cette diversité combinée à un sentiment d’éloignement, compte tenu de l’étirement en latitude, a façonné des perceptions variées de l’espace. Il suffit de visiter des régions aussi différentes que le littoral proche de Santiago, la région des lacs et l’île de Chiloé, le désert d’Atacama et l’île de Pâques (rattachée au Chili en 1888) comme je l’ai fait pour constater ces perceptions différenciées de l’espace chilien par la population et renforcées par la distance. En avion, de Santiago, il faut 1h45 pour aller à Puerto Montt dans la région des lacs, 3h pour Calama dans le désert d’Atacama et 3h30 pour rejoindre l’île de Pâques (Rapa Nui). La diversité géographique a façonné une identité chilienne plurielle. Les habitants s’identifient à leur région d’origine dont l’identité est d’autant plus marquée que les distances sont grandes entre les territoires.
En 1974, le régime de Pinochet supprime les 25 provinces et décide un découpage et une numérotation des régions du nord au sud avec des chiffres romains de I à XVI. Ceci s’intègre dans le cadre d’une réforme administrative visant à renforcer le contrôle de l’État sur le territoire national. Ce système a perduré jusqu’en 2018.
Ce « svelte territoire » comme l’appelle Isabel Allende est borné au nord par le désert d’Atacama, au sud par les glaces de l’Antarctique et à l’est par la Cordillère des Andes, couronnée de volcans culminant à plus de 6000 mètres. Les Chiliens qui escortent les touristes le définissent souvent comme une « île. » Ils semblent déplorer cette situation insulaire mais certains d’entre eux sont fiers de cet isolement qui les rendrait plus proches de l’Europe que de leurs voisins d’Amérique latine malgré les 14 heures d’avion qui séparent Paris de Santiago-du-Chili.
Le mythe du métissage
Le dialogue avec les guides sur place met en évidence l’importance d’une réflexion identitaire ambiante dans la société chilienne. Dans les régions de Santiago et de l’île de Chiloé, les guides Carolina et Inti, la cinquantaine, se questionnent sur leur part d’européanité. Inti dont les parents sont issus de familles européennes porte un prénom mapuche et se passionne pour l’histoire et les traditions de ce peuple précolombien. Il se sent résolument attaché à cette région du Chili située au Sud du fleuve Rio Bio où les Mapuches ont résisté à la colonisation espagnole.
A Atacama, Guillermo, notre guide originaire de Santiago, archéologue de formation, établi à San Pedro, pose clairement la question de son identité. Faisant ouvertement référence à son aspect physique, c’est sa part d’« indianité » qu’il évoque.
Enfant, avant d’arriver à l’île de Pâques, notre guide Vaitea, de père français et de mère rapanui a beaucoup voyagé entre Polynésie française et France métropolitaine. Elle regrette ce qu’elle appelle sa « non appartenance à un territoire ». Pour que son fils ait une vraie terre d’attache, elle dit vouloir rester à Rapa Nui jusqu’à ce qu’il ait atteint l’âge adulte.
Au début du XXème siècle, le Chili a promu l’idée d’une nation homogène, fondée sur le métissage entre les colons espagnols et les populations amérindiennes. On attendait des peuples indigènes qu’ils s’intègrent au modèle occidental. L’indianité était souvent associée à des stéréotypes négatifs. Le métis chilien se définissait par sa distance par rapport à l’indien. Cette vision a contribué à la marginalisation des peuples autochtones dans le récit national. Entre 1833 et 1925, les manuels scolaires chiliens ont joué un rôle central dans la diffusion de ce mythe. Depuis les années 1990, le Chili a entrepris des démarches pour intégrer la diversité culturelle dans son système éducatif.
La constitution actuelle (constitution adoptée sous Pinochet et amendée depuis) ne reconnaît pas le Chili comme un Etat plurinational Elle ne reconnaît pas spécifiquement les peuples autochtones. La tentative de réforme de 2022 a été rejetée par référendum en septembre 2022 (62 % contre). La nouvelle constitution rédigée après le mouvement social de 2019 proposait de reconnaître le Chili comme un Etat multinational avec des droits spécifiques pour les peuples autochtones.
Contrairement à certains pays comme la Bolivie, le Chili ne reconnaît pas de statut d’autonomie politique pour les peuples autochtones. Il n’existe pas de gouvernements ou de conseils autochtones élus avec un pouvoir officiel sur leurs territoires. Les autochtones peuvent être élus comme maires, députés… mais à titre individuel. Il n’existe pas de quotas ou de sièges réservés au niveau local. Le vote n’est pas organisé par « nation » ou « territoire autonome ».
Une affirmation des peuples autochtones
Le voyageur dans la région de Chiloé, dans le désert d’Atacama et à Rapa Nui, est frappé par l’investissement des autochtones dans les activités touristiques et par leur influence au plan environnemental et culturel.
Ils sont aujourd’hui plus de 2 millions, c’est-à-dire près de 12 % de la population chilienne. Les Mapuches sont le groupe le plus important avec environ 1,7 millions de personnes, suivis des Aymaras (156 000 personnes). A Rapa Nui, 40 % des 7750 habitants sont d’origine autochtone rapanui. 65 % vivent en ville et se sont éloignés des genres de vie traditionnels. 35 % résident en milieu rural dans les régions historiques de peuplement comme l’Araucanie et la région des lacs pour les Mapuches et l’altiplano pour les Aymaras.
Que ce soit à Chiloé pour les Mapuches, en Atacama pour les Atacamenos (Lickan Antay) ou pour les Rapanuis à l’île de Pâques, les programmes scolaires intègrent, depuis 2019, et dans le cadre de la matière « Langue et culture des peuples autochtones et ancestraux » un contenu validé par les représentants des communautés concernées. Ces programmes sont mis en œuvre dans les écoles publiques comptant au moins 20 % d’élèves autochtones.
Les autochtones ont pris en main la cogestion des sites touristiques emblématiques et s’engagent pour défendre la protection de l’environnement.
Dans le désert d’Atacama, la réserve nationale Los Flamencos créée en 1990 est le premier exemple au Chili d’une aire protégée cogérée par l’État et les communautés Lickan Antay.
Elles participent activement à la gestion de sites tels que la vallée de la Lune, le salar (1) de Tara et la lagune de Cejar. Elles en régulent l’accès, limitent le nombre de visiteurs et encadrent les activités pour préserver les sites et leur culture. En tant que touriste, on le perçoit fortement. Toutes les entrées sur ces sites sont attribuées dans un créneau horaire strict, il est désormais absolument interdit de consommer boisson et nourriture dans l’enceinte des parcs et les guides contrôlent avec sérieux et autorité l’attitude de leurs touristes. Fini les apéritifs au coucher du soleil dans la vallée de la Lune ! Les revenus générés par le tourisme sont en grande partie réinvestis dans les communautés locales et servent souvent à financer des projets communautaires et à maintenir un contrôle sur les ressources naturelles.

Rapa Nui – A l’île de Pâques, les Moaï tournent le dos à la mer. (Photo Claudie Chantre, 2025)
A Rapa Nui, le tourisme représente 80 % de l’économie locale. Le Conseil des Anciens (36 membres représentant les familles originelles de l’île) joue un rôle consultatif auprès des autorités chiliennes dans le but de préserver la culture, la langue et les traditions Rapa Nui. Ici on peut parler d’une autonomie culturelle.
En décembre 2017, le gouvernement chilien a transféré la gestion du parc national de Rapa Nui à Ma’u Henua, une organisation indigène rapa nui. Cette décision a permis à la communauté de reprendre le contrôle de ses terres ancestrales et de gérer directement les revenus issus du tourisme et de la billetterie du parc. Les fonds générés sont désormais utilisés pour la conservation du patrimoine, le développement local et la préservation de la culture rapa nui.
Pour visiter les sites archéologiques de l’île de Pâques, il faut respecter les règles strictes établies par la communauté Ma’u Hanua. Depuis mars 2018, il est obligatoire d’être accompagné d’un guide local accrédité. Les tarifs d’entrée distinguent les enfants et adultes étrangers des enfants et adultes nationaux. Les étrangers paient des entrées 4 fois plus élevées que les nationaux qu’ils soient adultes ou enfants (respectivement 80 et 40 dollars US pour l’ensemble du parc et pour une validité de 10 jours).
Les conditions d’entrée à l’Ile de Pâques pour un séjour touristique ou pour obtenir un permis de résidence sont strictes et ceci « dans un esprit de développement harmonieux et respectueux de l’île, de préservation de son identité culturelle et de son environnement fragile » est-il précisé.
Le touriste doit s’enregistrer à l’avance auprès des autorités compétentes, justifier d’un passeport, d’un billet d’avion aller-retour et d’un logement. Sa durée de séjour ne peut excéder 30 jours. Quant à l’installation à Rapa Nui, elle est conditionnée à l’une de ces obligations strictes : avoir un lien familial avec un Rapanui, être professionnellement lié à l’île, y avoir vécu depuis avant le 24 janvier 2016 ou avoir une autorisation spéciale.
Outre la gestion des sites touristiques, on peut parler d’une affirmation des communautés autochtones quant à la gestion et à l’exploitation de leur patrimoine culturel. Les pratiques archéologiques dans le désert d’Atacama ont été perçues comme coloniales par les communautés autochtones ce qui explique l’arrêt ou la suspension de certains chantiers. En ce qui concerne le projet du nouveau musée de San Pedro de Atacama qui pour l’instant n’a pas abouti, ces communautés ont exprimé des préoccupations concernant le manque de consultation et de respect de leurs droits culturels.
La géographie du Chili joue un rôle fondamental dans la construction et l’évolution de son identité nationale. L’étirement en latitude, les conditions naturelles, l’historicité de l’installation des différents groupes humains conditionnent les rapports sociaux, la relation au pouvoir central et les représentations culturelles. Le Chili est en pleine redéfinition de son identité nationale et les défis restent grands.
L’ESPACE CHILIEN PORTEUR DE MEMOIRE ET D’OUBLI
Mémoire ou non mémoire de la population chilienne
Compte tenu de leur âge nos trois guides pour le Chili continental ont des souvenirs de la dictature de Pinochet (1973-1990). Carolina de Santiago me confie en privé qu’avec des parents de gauche et un grand-père pro-Pinochet il n’était pas question de parler politique le dimanche à table. Mais elle se souvient aussi de ce déjeuner dominical au milieu des années 80, où ce même grand-père, à la stupéfaction de tous, avait exprimé l’impossibilité de continuer à accepter certaines pratiques répressives.
Inti, notre guide dans la région des lacs, évoque son père qui, journaliste, fut traqué par la DINA et incarcéré au début de la dictature. Inti décrit sa mère, se présentant en vain devant un centre d’incarcération susceptible d’être le lieu de détention de son père. Ce dernier libéré finit par être plus sévèrement menacé et la famille est contrainte de quitter le Chili. Ils choisissent la France, pays d’origine de sa famille maternelle. C’est à Angoulême que la famille passera ses années d’exil. Ses frères sont restés en France mais lui, le plus jeune des enfants, est rentré. De cette enfance il a le souvenir d’un père qui a nourri, avec exagération dit-il, un récit d’attachement fort au pays et une mémoire douloureuse du coup d’état.
C’est en Belgique que Guillermo, notre guide dans le désert d’Atacama est parti pendant la dictature. Guillermo a dix ans de moins que Carolina et Inti. C’est un sujet qu’il ne souhaite pas aborder. A mes questions en privé sur un Chili qui ne s’approprie pas cette histoire récente, il restera plus que distant. « Il faut encore une génération » fut sa réponse. Une nouvelle génération pour intégrer la mémoire de la dictature ou au contraire la balayer ?
De leur exil, Inti et Guillermo ont rapporté la maîtrise de notre langue. Leur exil a nourri aussi chez eux un rapport spécifique à l’Europe.
La géographie instrumentalisée sous Pinochet

Désert d’Atacama. Vallée de la Lune (2265m). (Photo Claudie Chantre, 2025)
Pour un touriste, aborder les questions relatives à la mémoire de la dictature avec des Chiliens est donc délicat. Pour ce même touriste, admirer les paysages grandioses du désert d’Atacama, de la Cordillère ou des rivages Pacifique c’est aussi réactiver des souvenirs amers, ceux qui ont pu lui être transmis de façon livresque ou via des œuvres d’art et qui lui ont appris l’instrumentalisation de la géographie chilienne par le régime dictatorial. Ce régime a transformé des lieux en instruments de répression et a rendu invisible le sort des victimes, ce qui a renforcé la terreur chez les opposants. Dès les premières années de la dictature, le régime a exploité le caractère isolé de certaines régions montagneuses, désertiques ou insulaires pour y établir des centres de détention clandestins. Ces lieux étaient choisis parce qu’ils étaient difficilement accessibles ce qui permettait de neutraliser toute tentative de fuite et surtout de cacher la vérité à la population. Le désert d’Atacama, un des déserts les plus arides du monde, a été un lieu central dans la stratégie de disparition des corps qui ont été enterrés dans des fosses communes ou jetés depuis des hélicoptères. La cordillère des Andes, colonne vertébrale du pays, a aussi servi à masquer les déplacements forcés, à établir des zones d’exclusion ou à isoler des groupes entiers. Dans l’Océan Pacifique on a largué depuis des hélicoptères des corps lestés de rails de chemin de fer. L’Océan qui ne laisse ni tombe ni trace a été un outil d’effacement absolu. Le but était de renforcer la terreur chez les opposants et de supprimer la mémoire collective.
Le relief chilien fut un outil de répression, de dissimulation et même d’effacement de la mémoire sous Pinochet. On peut parler d’une utilisation stratégique du relief.
Des paysages mémoire
« Les paysages parlent mais il faut savoir les écouter. Le sol chilien est une archive géologique de la douleur. » (Maria Angelica Painemal, « Territorio y memoria »)

Puna au nord-est de San Pedro de Atacama à 5000 m d’altitude. (Photo Claudie Chantre, 2025)
Dans de nombreux témoignages, les survivants parlent de la « mémoire des lieux ». Des artistes cherchent à faire parler la terre et leurs œuvres ont joué un rôle crucial dans cette réappropriation du territoire. Ces paysages gardent une mémoire qu’une partie de la population veut encore ignorer.
Dans trois films documentaires, Patricio Guzman explore les liens entre la géographie, la mémoire de la dictature et celle d’une histoire plus ancienne. Il interroge le rapport du Chili à son passé et à ses paysages.
Dans « Nostalgie de la lumière » (2010) le désert d’Atacama sert de toile de fond à trois explorations parallèles : celle des astronomes, celle des archéologues et celle des mères des disparus politiques entre 1973 et 1990. Ces dernières fouillent le sol à la recherche des restes de leurs enfants, victimes de Pinochet. Les trois groupes sont à la recherche de vérité et de lumière face à l’oubli.
Dans « Le bouton de nacre » (2015), Patricio Guzman évoque les peuples autochtones disparus mais aussi les fosses marines où ont été jetés les corps des opposants politiques sous Pinochet.
L’eau est une métaphore de la mémoire engloutie, un symbole de l’oubli imposé par la dictature. Elle peut aussi devenir témoin.
Dans « La Cordillère des songes » (2019), la montagne est une métaphore de l’histoire chilienne. Ses fissures géologiques symbolisent les fractures sociales et politiques. La Cordillère des Andes porte en elle les traces d’un passé douloureux.
Conclusion
Le territoire chilien avec ses contrastes extrêmes et sa fragmentation n’est pas un décor. Il a façonné des identités régionales fortes et un sentiment d’appartenance. Il a aussi servi de cadre à l’exclusion, à l’effacement de certaines mémoires. Les paysages chiliens sont des témoins silencieux mais puissants des identités et mémoires du pays. Ils incarnent les luttes, les résistances et les résiliences des peuples qui les habitent.
A l’heure où le Chili cherche à se redéfinir à travers une nouvelle Constitution et un débat plus ouvert sur son passé, ce territoire est profondément impliqué dans les nouvelles définitions de l’identité nationale et dans les dynamiques mémorielles.
Claudie Chantre, mai 2025