Franz Schrader (1844-1924) fut à la fois un géographe très attaché à la cartographie et un bon peintre de montagne. Sa carrière a été marquée par des reconnaissances systématiques sur la chaîne des Pyrénées, mais aussi un travail magistral de cartographie pour la Géographie Universelle d’Elisée Reclus, son cousin, pour l’Atlas Universel Hachette comme pour les guides Joanne. Soucieux d’un enseignement rigoureux, il a publié une série de manuels scolaires bien illustrés, rédigés en association avec Louis Gallouedec. Son engagement pour une approche directe de la montagne l’a conduit à la présidence du Club Alpin Français entre 1901 et 1904. Cet itinéraire en marge des enjeux universitaires lui a permis de développer une approche originale d’analyse des paysages à travers les outils du dessin et de la carte.

L’approche esthétique de la montagne est exprimée dans son discours au Club Alpin en 1897, « à quoi tient la beauté des montagnes », mais aussi à travers ses multiples dessins et aquarelles qui représentent les grands paysages des Pyrénées mais aussi des Alpes, ou encore des côtes françaises. Dans la rubrique, le dessin du géographe N°9, J-M. Pinet a évoqué cette recherche d’une vision exacte du paysage dans une ambiance plutôt romantique avec l’image majestueuse du Pic du Vignemale.

 

L’approche du géographe s’est doublée d’une recherche de cartographie exacte de la montagne.

Les tours d’horizon réalisés par Franz Schrader dans les Pyrénées aragonaises et catalanes allient une vision précise et construite à un regard esthétique du paysage. Une série de 24 feuilles a été tracée dans les Pyrénées aragonaises et catalanes, sur le versant espagnol de la chaîne où ce géographe a mené de nombreuses ascensions d’exploration et de cartographie entre 1873 et 1898.

 

Il s’agit de panoramas organisés sur un horizon circulaire. Ces dessins ont été exécutés à partir d’un point culminant offrant une vue dégagée sur les vallées et les sommets environnants.  Le paysage se déroule à 360°. Chaque élément est placé à sa distance relative et dans son azimut.

Fig. 1 : Panorama circulaire du Pic de Malibierne relevé le 23 aout 1878 Frantz Schrader. Feuille XIII

Le tour d’horizon du Pico de Vallibierna (3062m), embrasse le secteur de Benasque, dans les Pyrénées centrales aragonaises.   Le premier plan du sommet reste une tache blanche aux pieds de l’observateur, surmonté par les gros rochers du sommet annexe. Les plans moyens s’organisent entre les vallées profondes (les rio Esera et Vallibierne à l’Ouest, la Noguera à l’Est) et les longues échines et crêtes plus ou moins effilées. Vers les lointains un repérage précis place les différents sommets de la Maladeta au Nord-Nord-Est, les montagnes du Parc national d’Aigües Tortes à l’Est, les crêtes de Galinero et du Pico Cibboles au Sud. A peine marqué au-dessus de l’horizon, au Nord-Ouest, s’esquisse à grande distance, la silhouette du Mont Perdu.

Fig.2 : Carte actuelle du Pico de Vallibierne et de la vallée de Benasque. Source: IGN

 

Cette vue panoramique suit le regard circulaire du géographe parvenu au sommet de la montagne. Elle est réalisée à l’aide d’un appareil de topographie mis au point par Franz Schrader, l’orographe. Une lunette de visée inclinable, montée sur un plateau circulaire permet de tracer les différents plans du paysage en relevant avec précision les angles, les directions et les distances.

 

Le tour d’horizon construit ainsi une image originale qui s’intègre à la fois dans une démarche de cartographe soucieux de triangulation exacte, et dans les représentations esthétiques du grimpeur infatigable.

 

Fig.3 : Un modèle d’orographe

 

 

Fig.4 : la construction d’un tour d’horizon par relèvements successifs et mise en place des plans successifs par l’orographe (Schéma de Franz Schrader).

 

 

Fig.5 : exemple de schéma de repérage dans le panorama du cirque de Troumouse (Croquis Franz Schrader).

 

 

Fig. 6 : Le cirque de Troumouse, l’image oblique Google Earth peut être comparée au croquis de Schrader. Le cirque de Troumouse offre une vaste échancrure dans la crête des Pyrénées Atlantiques. Il fait partie, avec les cirques de Gavarnie et d’Estaubé, des trois grands amphithéâtres situés à l’amont du Gave de Pau. On reconnait la longue crête qui ferme le cirque au-dessus d’un vaste replat, et la profonde entaille du Gave de Héas. Les relevés d’altitude du croquis diffèrent légèrement des données géodésiques de l’IGN. Le petit glacier figuré par Franz Schrader des désormais réduit à un simple plaquage de glace sous le pic de la Munia.

 

La perspective de ces panoramas circulaires est singulière. Elle se démarque des dessins de paysages tracés dans une construction linéaire à partir de lignes de fuite. Les différents plans s’organisent suivant des arcs de cercles concentriques. Les crêtes les plus hautes arrêtent le regard, tandis que les échines plus basses forment des lignes courbes qui laissent deviner le réseau de vallées.

Le choix d’un sommet dégagé permet d’embrasser du regard un paysage à 360°, il offre ainsi une bonne lecture des différents chainons qui ferment l’horizon. En revanche les plans moyens sont écrasés et déformés par une vue plongeante, les fonds de vallées avec leurs forêts et leurs villages sont masqués par les écrans élevés qui les encadrent.

Le tour d’horizon privilégie ainsi la silhouette des reliefs saillants, il efface les pentes, leurs surfaces boisées dans les parties basses, les grandes nappes d’éboulis sous les hautes échines (comme la Sierra Negra) ou encore les topographies raclées par les glaciers et le dédale des petits lacs.  Seules quelques parois qui arment les lignes de force du paysage, sont figurées. C’est aussi la représentation de Franz Schrader, qui parcourt la montagne et mène ses ascensions sur les pentes escarpées dans un projet cartographique autant que naturaliste.

 

La carte produite par ce géographe est expressive et précise. Elle met en évidence les lignes de relief, celles qui figurent dans les panoramas circulaires, et les vallées transversales qui donnent accès aux massifs.

Le tour d’horizon est un dessin réaliste qui entend reproduire l’ensemble du paysage, c’est aussi l’outil qui permet une triangulation afin d’élaborer une carte exacte et figurative.

La feuille du Guide Joanne au 1/200 000ème, intitulée Montagnes de Venasque, reprend l’essentiel du paysage déployé autour du Pico Vallibierne : la carte s’arrête vers le Nord sur la crête de la Maladetta, elle vient buter à l’est sur la crête de Bessiberi, elle s’étale vers le Nord-Ouest jusqu’à la crête frontalière du Batouta et embrasse vers le Sud les sommets moins élevés des chainons aragonais de la Ribagorza.

 

Fig. 7 : Carte de la vallée de Benasque et de la Maladetta au 1/200 000ème levée et dessinée par Frantz Schrader, publiée par les guides Joanne, éditions Hachette, 1891. Source: Gallica, BNF.

 

On pourra comparer cette carte à première édition de la feuille du service cartographique espagnol, sans doute précise dans sa triangulation, mais largement illisible pour les formes comme pour les états de surface.

Fig.8 : Carte du service géographique espagnol Feuille de Benasque, 1/50 000, 1ère édition 1934. http://www.ign.es/web/mapasantiguos/#map=12/66805.96/5253860.92/0

 

Les panoramas circulaires de Franz Schrarder sont originaux par leur perspective de paysages à 360° mais aussi par leur souci de rassembler un lever topographique exact et une vision sensible de la montagne pyrénéenne. Ils nous offrent une belle alliance entre rigueur du dessin tracé et rugosité des paysages figurés.

La collection des 24 feuilles réalisées sur le versant espagnol des Pyrénées entre le Mont Perdu et le Cap Cerbère est une véritable démonstration de la méthode du tour d’horizon.

La technique du panorama circulaire, offrant un paysage à 180°, a été plus tard développée sur nombre de belvédères touristiques sur des panneaux émaillés souvent à l’initiative du Touring Club de France, le choix des formes et des objets figurés restant très variable suivant les sites.

 

 

Bibliographie :

 

Arnaud J-L. Quand l’orographe de Franz Schrader couchait les Pyrénées, visioncarto 20 janvier 2018 https://visionscarto.net/orographe-franz-schrader

Berdoulay V.,  Saule-Sorbé H. La mobilité du regard et son instrumentation. Franz Schrader à la croisée de l’art et de la science. Finisterra 1998, XXXIII,65, pp.39-50.

Berdoulay V.,  Saule-Sorbé H., Franz Schrader face à Gavarnie, ou le géographe peintre de paysage. Mappemonde, 1998, 3, pp.33-37.

Broc N., Pour le cinquantenaire de la mort de Frantz Schrader, Revue de Géographie des Pyrénées et du Sud-Ouest, 1974, 45,1, pp.5-16

Pinet J-M.  Le pic du Vignemale au couchant, par Franz Schrader. Le dessin du géographe N°9, 2010

Saule-Sorbé H, Orographes : hommages à Franz Schrader, Serres-Castet : Ed. de Faucompret, 1994, 119 pages

Saule-Sorbé H. dir avec Guy Auriol et Michel Rodes. Franz Schrader 1844-1924, L’homme des paysages rares Ed. du Pin à crochets 1997

Saulé-Sorbe 2010. Art et géographie dans les représentations modernes des paysages, le cas des Pyrénées. Estudios géographicos Vol LXXI, 269, pp.475-504.

Sevilla J. 2012. Le regard de Franz Schrader à l’origine de la patrimonialisation du haut Aragon. Treballs de la Societat Catalana de Geografia, núm. 74, p. 173-196

 

Charles Le Coeur, juin 2020