En 1978 Edward Saïd, alors professeur de littérature anglaise et comparée à Columbia University, publie « Orientalism » dont la traduction française « L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident » paraît en 1990 aux éditions du Seuil. Cet ouvrage constitue un point de passage obligé pour qui s’intéresse à l’Orient. Il démontre comment une image détournée de l’Orient est devenue en Occident « son double, son contraire, l’incarnation de ses craintes et de son sentiment de supériorité tout à la fois ». E. Saïd s’appuie sur de nombreux ouvrages d’histoire et de sciences sociales. Il analyse par nécessité tous les ouvrages parus sur le sujet depuis le XVIIIe siècle, sa réflexion est celle d’un historien.

Notre propos est plus modeste. On souhaite ici apporter un complément en évoquant non pas des ouvrages théoriques mais des illustrations moins ambitieuses, mises à jour par le remarquable travail de l’historienne Francine Saint-Ramond, « Les désorientés. Expériences des soldats français aux Dardanelles et à Salonique, 1915-1918 » (Presses de l’INALCO, 2020).

L’expédition des Dardanelles puis celle de Salonique furent l’occasion de recycler un Orient imaginaire à l’usage des soldats du contingent intégrés dans « l’Armée d’Orient ». Cette dénomination, d’origine militaire, est en elle-même tout un programme. Dans cette perspective, la presse, les journaux satiriques et même les éditeurs de cartes postales jouèrent leur rôle quand il s’agissait de donner aux familles des nouvelles des mobilisés sur le front d’Orient. Le tout en utilisant des sources d’origine variée dont on ne vérifiait pas l’exactitude. C’était …  « bon pour l’Orient » ! Tout cela reposait sur une imagerie qui sous-tend l’abondante littérature du « voyage en Orient » dans les multiples récits de voyage du XIXe siècle. Voir à ce sujet « Le voyage en Orient » de Jean-Claude Berchet (Robert Laffont, collection Bouquins, 1985).

Le but est alors de conforter une imagerie exotique propre à remonter le moral de la troupe en insistant sur des traits à l’opposé de ce qu’on savait sur la bataille de Verdun qui se déroulait au même moment sur le front de l’Ouest.

Par exemple, les militaires chargés de mettre en œuvre des jardins à Salonique pour nourrir la troupe étaient nommés « les jardiniers de Sarrail », lequel était le commandant en chef de « l’armée d’Orient ». Ceci s’inscrivait dans la volonté de créer une image à l’inverse des souffrances subies dans les tranchées.

Le premier thème de l’imagerie « orientale » est celui d’un érotisme que les soldats français sont censés trouver en Orient et plus spécifiquement à Constantinople.

Ci-dessous une image de 1915 parue dans un journal satirique au moment de l’expédition des Dardanelles. Celle-ci se traduisit par un échec militaire et le repli sur Thessalonique. Et naturellement, la désillusion des soldats face à l’érotisme garanti fut grande.

D’une autre nature sont les cartes postales détournées comme celles de l’imprimerie Grimaud fils et Cie (54 Rue Mazenod, Marseille).

La carte postale ci-dessus appelle plusieurs remarques à propos de ces « voûtes d’un monastère en marbre blanc et noir près de Monastir » (Monastir était en Serbie, son nom actuel est Bitola). Il s’agit en réalité de la cathédrale de Cordoue, mosquée bâtie en Andalousie par les Arabes et transformée après l’éviction de ces derniers en cathédrale catholique par les Espagnols.

Les détournements de photos intéressent aussi les populations.

Impossible de prouver l’origine de cette photo, mais il y a toutes les chances qu’il s’agisse d’une photo d’Afrique du Nord et non pas de jeunes filles grecques de Salonique.  Peu importe, cela conviendra pour la « Campagne d’Orient 1914-1918 ». Les soldats et leurs destinataires s’en contenteront.

 

Michel Sivignon, janvier 2024