Compte-rendu café géographique de Saint-Brieuc
16 janvier 2015
Marcel Cassou, polytechnicien, connaît bien le Sahara qu’il parcourt régulièrement depuis de nombreuses années (1969, ascension de la Garet el Djenoun ; 1971, traversée du désert du Tanezrouft en solitaire). De 1973 à 1980, il dirige une action humanitaire pour venir en aide aux Touaregs du Niger victimes de la sècheresse. Il a publié plusieurs livres sur le Sahara et reste un observateur vigilant de tout ce qui s’y passe.
Ce café géographique « Le Sahara, un enjeu du temps présent » est d’une brûlante actualité en ce début d’année 2015.
De l’Afrique à l’Asie, d’immenses territoires sont aujourd’hui contrôlés par l’islamisme radical déstabilisant des régions entières et ayant des répercussions dans les démocraties occidentales. C’est le cas d’une grande partie du Sahara sous contrôle de l’AQMI (Al-Qaïda au Maghreb Islamique).
Notre intervenant va nous donner ce soir, quelques pistes de réflexion pour mieux comprendre la complexité de cet immense espace pris entre des intérêts contradictoires.
Il se propose de définir le Sahara, à travers ses données naturelles, son histoire et son peuple, le peuple Touareg, ce qui lui permettra de cerner l’enjeu de cet immense désert.
A partir de quelques cartes, Marcel Cassou nous présente le Sahara, le plus grand désert de la planète qui s’étend dans la partie nord du continent africain sur environ 8,5 Mkm2 de l’Atlantique à la Mer Rouge et sur les territoires de 10 Etats : Maroc, Algérie, Tunisie, Egypte, Libye, Mauritanie, Mali, Niger, Soudan, Tchad. Les précipitations sont rares et irrégulières. Le Sahara a pour limite, au sud, le Sahel (pluviométrie annuelle entre 250 et 400 mm) qui s’étend sur 3 Mkm2 mais sur le terrain, la limite entre Sahara et Sahel est progressive avec une zone saharo-sahélienne (pluviométrie annuelle entre 100 et 250 mm), région par excellence du nomadisme et du pastoralisme (Peuls, Afar, Touaregs…)
1 – Les conquêtes coloniales
L’exploration du Sahara par les Européens (Anglais, Français, Allemands) commence au XIXème siècle, mais c’est la France qui donne le coup d’envoi de la colonisation avec la conquête de l’Algérie (qui n’existe pas encore dans ses limites actuelles héritées de la colonisation française) à partir de 1830, signifiant la fin de l’occupation ottomane. L’occupation française en Algérie est progressive : Sidi-Ferruch (1830), Laghouat (1844), In-Salah (1902), Tamanrasset (1905). Les tribus nomades locales qui pensent, dans un premier temps, avoir retrouvé leur liberté, vont vite s’inquiéter devant l’extension de la colonisation française. La conquête de ces territoires par la France va donc être longue et difficile ; elle prendra plus de 70 ans voire un siècle avant que les territoires ne soient entièrement « pacifiés ». Un milieu naturel hostile, une population locale qui n’accepte pas de se soumettre à l’Européen expliquent la lenteur de la colonisation. Parmi les principaux opposants, Marcel Cassou cite l’émir Abd-el-Kader qui s’oppose à l’armée française en Algérie du Nord à partir de 1832 jusqu’à sa reddition en 1847. Un autre épisode, celui des deux missions organisées en 1880-1881 par le colonel Flatters, montre la difficile progression de l’armée française dans le désert du Sahara. Ces missions avaient pour objectif de reconnaître les itinéraires possibles en vue de construire une voie ferrée reliant la Méditerranée au Soudan (à l’époque, la zone appelée Soudan, supposée très riche, couvrait le Mali et le Niger actuels). La première mission fit demi-tour devant l’opposition des Touaregs du Tassili des Ajjers et la seconde fut attaquée et détruite par les Touaregs du Hoggar. Ce projet de transsaharien sera finalement abandonné dans les années 1920, l’automobile et l’avion prenant progressivement le relais.
A ces missions Nord-Sud de reconnaissance et de colonisation des territoires sahariens s’ajoutent des expéditions Ouest-Est à partir de Saint-Louis du Sénégal où les Français sont installés depuis 1817. L’objectif est de faire la jonction entre le Sénégal et le lac Tchad. Cette expansion en Afrique de l’Ouest va conduire les Français à affronter directement, à partir de 1882, Samory Touré qui, après plusieurs années de résistance à la pénétration et à la colonisation française, accepte de signer en 1886 un traité de paix et de commerce qui reconnaît l’influence française sur la rive gauche du Niger. En 1894, les Français occupent Tombouctou.
Les ambitions françaises en Afrique ne sont pas les seules. Les autres puissances européennes se sont aussi lancées dans les conquêtes coloniales voyant dans l’Afrique, de riches territoires.
Bismarck qui a engagé avec retard l’Allemagne dans le processus colonial entend établir des règles qui doivent présider à la colonisation de l’Afrique et préserver le libre accès commercial aux grands bassins fluviaux (Congo, Niger). La Conférence de Berlin (1884-1885) à laquelle participent les principaux Etats européens, rédige un « acte final » qui établit l’obligation de respecter le libre-échange et qui définit les conditions à remplir pour l’occupation d’un territoire. Cette Conférence qui n’instaure aucun partage le déclenche dans les faits. S’engage alors ce que l’on appelle « la course au clocher ».
Des heurts nombreux vont opposer les grandes puissances et de nombreux traités vont fixer les frontières ; issues de compromis entre les Européens, elles sont artificielles et divisent les ethnies. Par ailleurs, cette « course au clocher » va souvent être menée avec violence contre les populations locales. Marcel Cassou nous rappelle la mission Voulet-Chanoine, mission française de conquête du Tchad en 1899, marquée par de nombreux massacres.
Au final, la France va s’approprier d’immenses territoires en Afrique qui vont former l’AOF et l’AEF tandis que les Anglais vont contrôler l’Afrique orientale.
2 – Le désert et son peuple, les Touaregs
Marcel Cassou présente, à partir de quelques très belles photos personnelles, les caractéristiques naturelles du Sahara et le mode de vie des Touaregs.
Notre intervenant commence son exploration de cet immense désert par la ville de Tamanrasset alors que l’image traditionnelle qui s’impose à notre imaginaire est le désert de sable. Il s’agit, pour Marcel Cassou, de montrer que le Sahara contemporain est urbain, constellé de villes où se concentre aujourd’hui la majeure partie de la population (Tamanrasset, Djanet, Agadès, Tombouctou…). Tamanrasset, située à 1450 m d’altitude, est la plus grande ville du Sud algérien, à environ 400 km de la frontière avec le Mali (ce qui est peu pour les habitants du Sahara habitués aux longues distances). 5 000 habitants en 1970, plus de 150 000 habitants aujourd’hui, véritable explosion démographique qui s’explique par des mouvements migratoires vers la ville depuis une trentaine d’années (politique de sédentarisation des Touaregs par l’Etat mais aussi arrivée des Algériens du nord du pays, attirés par les projets de développement de la ville financés par l’Etat : Centre Universitaire, nouvelles routes, zone industrielle, aéroport…) et plus récemment arrivée de dizaines de milliers de réfugiés africains (Mali, Niger, Cameroun…).
Avant de quitter Tamanrasset, Marcel Cassou nous rappelle que le père Charles de Foucauld y arriva en 1905, qu’il y construisit son bordj (fortin en terre) où il fut assassiné en 1916 par des Sénoussis (c’est un ordre religieux musulman fondé au XIXème siècle qui se développe essentiellement en Libye et qui va résister à l’occupation européenne et à la christianisation de l’Afrique)
La variété des paysages s’impose à nous quand on circule dans le Sahara.
A 80 km au nord de Tamanrasset, se trouve le massif du Hoggar (point culminant, le Mont Tahat à 3003m) formation complexe constitué d’un socle granitique très ancien disséqué par l’érosion (chaos de boules, aiguilles de granite) et de formations volcaniques plus récentes dont les vestiges sont spectaculaires comme le massif volcanique de l’Atakor. Il se présente sous la forme de vastes plateaux dont le plateau de l’Assekrem à 2800 m d’altitude où Charles de Foucauld construisit un ermitage en 1911, de coulées de laves basaltiques ou encore de pitons (phonolites, trachytes) constitués par d’anciennes cheminées de volcans dégagées par l’érosion.
Pour illustrer son propos, Marcel Cassou nous montre un de ces necks caractéristiques du Hoggar, le Mont Iharen, 1730 m d’altitude, gravi pour la 1ère fois en 1936 par Roger Frison-Roche.
Autres photos, autres paysages : les gueltas, comme celle d’Im Laoulaouen (point d’eau permanent souvent situé en montagne à l’abri des rochers, alimentée par l’inféro-flux de l’oued dans laquelle elle se trouve ou par les averses qui peuvent être très violentes dans le désert) ; les oasis, comme celle de Mertoutek, d’Idélès ou de Tazrouk dans le Hoggar où les cultures sont variées (blé, oignons, tomates, fruits) ; le désert de sable (erg) image classique du Sahara alors qu’il ne couvre que 20% de sa superficie ; et les immenses étendues de pierres (reg), pour exemple le Tanezrouft (surnommé désert de la soif et de la mort tant il est hostile à l’homme) en Algérie.
Si la vie est difficile dans le Sahara, elle n’est pas absente. Il y a encore à peine un siècle, les Touaregs vivaient de nomadisme sur un immense espace qui s’étendait sur trois Etats actuels (Algérie, Mali et Niger). Les politiques de sédentarisation accélérées menées par ces Etats après les indépendances ont fixé les Touaregs mais certains sont encore nomades, vivant d’élevage (troupeaux de chameaux et de chèvres) et d’échanges. Les puits sont des haltes obligées pour les hommes et les animaux, ils sont connus des nomades dans cet immense désert où l’eau est un bien précieux. Ces puits, simple trou dans l’oued, sont bouchés à chaque crue par le sable amené par l’eau, il faut donc les recreuser. Marcel Cassou a financé la construction en dur d’un de ces puits, celui où le colonel Flatters a été tué en 1881 ; profond de 19 m, il fournit de l’eau en permanence pour les Touaregs et leurs troupeaux.
Notre intervenant nous fait part d’une de ses rencontres à proximité du puits de Tilemsine dans le Sud algérien, celle de nomades avec un troupeau de chameaux d’environ 200 bêtes venus du Niger à la recherche de pâturages. Pour les Touaregs, les frontières, d’ailleurs invisibles sur le terrain, n’existent pas et pour la police algérienne, elles sont quasiment impossibles à surveiller.
Ces frontières artificielles du sud algérien sont aujourd’hui le lieu de trafics illicites ; trafics sud/nord de cigarettes (du Nigéria vers Ouargla et Alger) et de drogues (de Guinée équatoriale vers le Mali et l’Algérie) ; trafics nord/sud d’armes (de Libye vers le Mali). Comment expliquer que ces frontières soient si perméables ? Marcel Cassou avance deux raisons : la plupart des gendarmes et policiers de Tamanrasset viennent du nord de l’Algérie, ils n’ont pas la compréhension du désert ; à cela s’ajoute une corruption énorme au niveau des autorités locales qui « ferment les yeux » aux passages d’armes venus de Libye…
Les Touaregs, les « hommes bleus » (la grande pièce de toile de coton ou chèche qui couvre leur tête, les protégeant du soleil et des tempêtes de sable, est teinte à l’indigo) sont à l’origine des Blancs d’origine berbère qui se sont islamisés mais l’identité de ce peuple tamasheq (langue des Touaregs) s’est complexifiée avec le temps : les métissages entre les Touaregs et les autres peuples (Arabes, Noirs) sont très nombreux. Les règles complexes de filiation font qu’aujourd’hui certains Touaregs sont noirs. La population touarègue est difficile à évaluer car il n’y a pas de recensements récents ; elle serait d’environ 1 500 000 (750 000 ? au Niger, 700 000 ? au Mali, entre 15 000 à 30 000 en Algérie, le reste au Burkina Faso et en Libye). Les Touaregs sont constitués de tribus regroupées en 4 Confédérations, chacune dirigée par un Aménokal, localisées dans les massifs montagneux du Sahara (l’Ajjer et le Hoggar, en Algérie ; l’Aïr au nord du Niger et l’Adrar au nord du Mali). La société touarègue est hiérarchisée, les tribus de chaque Confédération ont des fonctions sociales spécifiques, les tribus nobles (guerriers), les tribus maraboutiques (conciliateurs, instructeurs), les tribus vassales ou Imrads (travaux manuels) et les forgerons (enadens) qui, puisqu’ils maîtrisent le feu, forment une caste à part, enfin les esclaves. Elle est monogame et réserve une place importante aux femmes ; l’enfant suit le sang de la mère (le fils d’un père serf et d’une mère noble est noble, le fils d’un père noble et d’une mère serve est serf : c’est « le ventre qui teint l’enfant » disent les Touaregs). Les Touaregs vivaient de nomadisme (déplacements entre Sahara et Sahel) à la recherche de pâturages pour leur bétail et de la traite négrière (la traite des Noirs représentait environ 80% des ressources des Touaregs, trafic sud-nord à travers le Sahara de l’Afrique centrale vers l’Afrique du Nord). La colonisation française et britannique en entraînant le déclin du commerce transsaharien et en favorisant le développement des régions plus méridionales utiles d’un point de vue agricole va provoquer une inversion des rapports de force locaux au profit de la population noire. Les indépendances vont accentuer cette inversion.
3 – La question Touareg
Elle commence à se poser avec acuité dans les années 1960. Les nouveaux Etats qui ont repris pour frontières les limites administratives fixées lors de la colonisation se lancent dans une politique de sédentarisation des Touaregs afin de contrôler leurs frontières. Ils exigent que les Touaregs choisissent une nationalité parmi les Etats (Algérie, Mali, Niger) qui constituent leur espace de parcours et de se fixer.
Marcel Cassou nous relate une des conversations qu’il a eue, en 1969, avec le sous-préfet de Tamanrasset : « certains Touaregs affirment qu’ils sont nomades par goût, d’autres par nécessité ; si c’est par nécessité, nous allons supprimer cette nécessité ». De fait, la petite oasis de Tin Tarabine, au sud-est de Tamanrasset, qui n’était au départ qu’un camp de nomades, a été équipée (panneaux solaires pour la fourniture d’électricité, château d’eau pour l’eau) afin de fixer les Touaregs. La sédentarisation des nomades s’effectue progressivement dans le sud algérien mais leur insertion dans un mode de vie sédentaire à l’intérieur d’un Etat reste difficile.
Au Mali et au Niger, les Touaregs qui forment une population plus nombreuse qu’en Algérie rêvent d’un « Etat touareg » des régions sahariennes. Ils vont se heurter, dès les années 1960, aux gouvernements entre les mains d’élites noires qui privilégient les régions fertiles du sud où la population est sédentaire, au détriment du nord désertique, espace des nomades. Par ailleurs, les nouveaux Etats ne veulent pas se dessaisir de territoires supposés riches en matières premières. L’humiliation et la misère sont à l’origine de rébellions touarègues (la première éclate en 1963 chez les Iforas dans l’Adrar au Mali), elles seront sévèrement réprimées.
Dans les années 1970, de terribles sècheresses frappent le Sahel tuant une partie de la population et décimant les troupeaux (Marcel Cassou a lancé à partir de 1973 une opération « Sahel en détresse » dans le nord du Niger où le manque de moyens de transport empêchait la distribution des vivres de la FAO. Cette action, prévue initialement pour trois mois, va durer deux ans. Plus de cinquante bénévoles vont se succéder pour acheminer 3 400 tonnes de vivres en parcourant 300 000 km à bord des 9 camions achetés grâce à des aides diverses. Une partie de l’équipe restera sur place pour aider la population à construire un barrage de dérivation des eaux de l’oued Zilalet, au sud d’Arlit, vers une plaine pour y développer cultures et pâturages). Les Touaregs du Mali et du Niger, principales victimes de ces sècheresses, vont être poussés à la sédentarisation ou à l’exode. Des milliers de jeunes, attirés par le pétrole libyen et par les propos de Kadhafi (discours d’Oubari en 1980) en faveur d’une « république touarègue » vont partir pour la Libye. Beaucoup seront enrôlés dans les « légions islamistes » ; hier, nobles guerriers du désert avec comme armes, le sabre, le poignard et la lance ; aujourd’hui, soldats mercenaires lourdement armés de kalachnikovs…
Le Mali et le Niger sont confrontés depuis plusieurs décennies à des rébellions armées des populations touarègues des régions du nord. L’attitude des gouvernements entre répression et négociation (1987, le président du Niger lance un appel au retour de ses compatriotes exilés en Libye ; 1990, manifestation de jeunes Touaregs rentrés au pays et toujours en attente de réinsertion, intervention de l’armée : 600 morts ; 1992/1996, conclusions de plusieurs accords de paix qui ne seront jamais appliqués…) illustrent les hésitations face à un conflit qui soulève un problème d’espace revendiqué par les Touaregs dans un contexte de frustration, d’humiliation et de crise identitaire (Marcel Cassou a rencontré un Touareg du Niger, Issouf ag Maha, qui explique dans son ouvrage « Le destin confisqué » tous les obstacles dressés devant les Touaregs pour limiter leur intégration à la société nigérienne).
4 – La situation actuelle
Que peut-on retenir de ce que Marcel Cassou a développé pour comprendre la situation actuelle du Sahara et de sa bordure sahélienne, sous contrôle de l’AQMI ?
Ces dernières années, AQMI a été rejoint par d’autres mouvements tels que : MNLA, Ansar Dine, Mujao, Boko Aram, ce qui contribue à rendre toute synthèse difficile car chaque groupe a sa politique.
Ces territoires s’insèrent dans un espace immense, le Sahara, auquel il faut ajouter le Sahel.
Cet espace est difficilement contrôlable. Les massifs montagneux offrent autant de refuges que de points de vue pour les groupes armés. Les conditions de vie difficiles liées à l’aridité du climat rendent compte de la difficulté d’interventions extérieures pour neutraliser les groupes islamistes. Hormis les grandes routes transsahariennes et les pistes rendues praticables à la circulation automobile, il existe de nombreux parcours connus uniquement des nomades vivant dans le désert et les frontières entre Algérie, Libye, Niger et Mali sont le lieu de tous les trafics (drogues, armes, hommes).
Parce qu’il possède un grand nombre de richesses (sel, phosphates, minerais divers, hydrocarbures, uranium, aquifères…), l’espace saharo-sahélien est un enjeu économique pour de nombreux acteurs, Etats africains (Mauritanie, Mali, Niger, Algérie, Libye) ou lointains (France, Etats-Unis, Chine), mais aussi multinationales ou cartels liés au trafic de cocaïne.
La zone d’action d’AQMI recouvre approximativement celle peuplée par les Touaregs. Les Touaregs pratiquent un islam sunnite modéré qui semble incompatible avec le salafisme professé par l’AQMI mais, sans perspectives dans les Etats qui les englobent où ils sont mal considérés et paupérisés, ils peuvent être séduits par le discours de l’AQMI.
La situation et le destin de l’espace saharo-sahélien est d’autant plus préoccupante que les intérêts des acteurs locaux sont contradictoires. Il existe bien une identité touarègue et le rêve pour certaines tribus de créer un Etat indépendant ; c’est la position du MNLA, Mouvement National pour la Libération de l’Azawad (ce mot qui signifie « zone de pâturages » couvre un territoire désertique situé au nord du Mali) mais les querelles intestines et leurs divisions servent les gouvernements (Marcel Cassou donne l’exemple du GATIA, Groupe d’Autodéfense Touareg des Imrads et de leurs alliés, qui est favorable à l’Etat malien et qui lui apporte son soutien dans le conflit qui oppose depuis 2012 le Mali au MNLA) et constituent un terrain propice à la manipulation des tribus touarègues par les groupes islamistes.
Par ailleurs, la population noire cultive un ressentiment très fort vis-à-vis des Touaregs à qui elle reproche la traite négrière vers l’Afrique du Nord avant la colonisation (c’est oublier le rôle déterminant des empires négriers comme l’empire Songhaï) ; les efforts même modestes des gouvernements pour intégrer les Touaregs sont perçus par cette population noire, elle aussi pauvre, comme toujours trop importants.
Enfin, l’héritage colonial n’est pas des moindres. Les frontières des nouveaux Etats lors des indépendances reprennent les limites des possessions européennes en Afrique (résultat des intérêts et compromis entre les métropoles), elles ont divisé les ethnies et entravé le mode de vie nomade. Les chefs des Confédérations touarègues tentent de se faire entendre au moment de la décolonisation en écrivant, en 1960, une lettre au Président de la République française, pour demander la création d’un Etat Touareg au Sahara ; elle sera sans écho, le Général de Gaulle ne voulant pas compromettre les pourparlers de paix avec le FLN.
Ces frustrations, trahisons, humiliations forment un terreau favorable au discours des groupes islamistes ou aux alliances sur le terrain.
Marcel Cassou évoque la complexité de ces alliances dans la guerre qui a éclaté au Mali en 2012 : en janvier 2012, le MNLA s’allie avec Ansar Dine (groupe islamiste) et déclenche une rébellion dans le nord du Mali ; rejoints par AQMI et MUJAO (Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest), ils occupent les principales villes dont Tombouctou. En avril, le MNLA proclame l’indépendance de l’Azawad mais les divergences entre le MNLA et les groupes islamistes (Ansar Dine veut appliquer la charia) brisent leurs accords ; les indépendantistes sont chassés, l’avancée des djihadistes vers le sud du Mali provoque l’entrée en guerre de la France en janvier 2013 (opération Serval), complétée par l’armée du Tchad et une force inter-africaine. Les principales villes occupées par les islamistes sont libérées.
Au final, l’espace saharo-sahélien est une vaste zone d’instabilité et de non-droit.
La question qui se pose : Quel est l’avenir des Touaregs ? La sédentarisation, le djidad…ou la reconnaissance d’une région autonome touarègue ?
Questions
1 – Autrefois, on nous apprenait qu’il fallait dire : « Un Targui, des Touareg », qu’en est-il aujourd’hui ?
A l’époque coloniale, les Français utilisaient le terme touareg comme le pluriel de targui. Cette pratique est aujourd’hui le plus souvent abandonnée et on suit désormais les règles de la grammaire française, Touareg, Touaregs, et pour l’adjectif, touareg(s), touarègue(s).
2 – Les Touaregs sont des Berbères convertis à l’Islam et votre exposé nous montre bien que la société touarègue traditionnelle est, par bien des aspects, différente de la société musulmane (place de la femme, indépendance…) ; qu’en est-il alors de la collusion entre Islamistes et Touaregs ? Est-ce qu’il s’agit d’alliances stratégiques ou bien d’une adhésion à un Islam plus rigide ?
Les Touaregs sont des musulmans «tièdes » et je pense que la collusion entre les tribus touarègues et les groupes islamistes est d’abord liée à la misère dans laquelle ils vivent.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que le noble Touareg est d’abord un guerrier (chaque Confédération a acquis, les armes à la main, le territoire qu’elle occupe). L’histoire des Touaregs est celle de guerres incessantes pour la conquête de leur territoire et de razzias en direction des riches terres du sud. Aller aujourd’hui au combat, c’est un peu retrouver leurs racines, celle d’une époque où ils étaient « les seigneurs du désert ».
3 – Dans quelle région du Sahara, Roger Frison-Roche est-il allé ?
Roger Frison-Roche a fait beaucoup de voyages au Sahara. La 1ère fois, c’est en 1935, avec une expédition française dirigée par le capitaine Coche, et dont il est guide. Les alpinistes ont gravi la Garet el Djenoun. Cette Montagne sacrée des Touaregs du Hoggar n’avait jamais encore été gravie car pour les Touaregs, il ne faut pas s’approcher des Djenoun (les Génies). En 1936, comme je vous l’ai dit, il a gravi l’Iharen. Ensuite, il a fait beaucoup de voyages comme journaliste dans le sud de la Libye.
4 – Quel est le titre du livre écrit par Frison-Roche qui relatait l’histoire vraie, à la fin du XIXème siècle, d’une Française qui avait épousé un chef religieux algérien ?
C’est en effet l’histoire d’une jeune femme de province, Aurélie Picard, qui avait connu et épousé un chef religieux algérien ; elle s’était installée avec lui, dans son fief, Aïn Madhi, en plein désert au nord de Ouargla. Elle découvre un milieu hostile, elle va pourtant apprendre l’arabe, les coutumes de son nouveau peuple et consacrer sa vie à développer l’oasis (grands travaux agricoles, dispensaires, puits, écoles…). Elle gagnera la confiance de la population.
[Le titre du livre est « Djebel Amour », écrit par Frison-Roche en 1978]
5 – Qu’avez-vous pensé du film «Timbuktu » ?
Le film, tourné en Mauritanie, relate la période très récente (juin à décembre 2013) pendant laquelle la ville de Tombouctou était sous le joug des islamistes. C’est un film qui peut étonner car la violence des djihadistes est très peu visible ; elle est évoquée mais nous sentons très bien la contrainte permanente imposée à la population. C’est un film qui a pris le parti de l’esthétique et de la poésie pour dénoncer la violence. C’est un très beau film.
6 – Dans quelle langue se fait l’enseignement ? Y-a-t-il une place pour le tamahaq (langue des Touaregs) ?
En Algérie, la scolarité se fait en arabe qui est la langue officielle et parfois en français. Ainsi l’école primaire de Tin Tarabine compte 6 classes dont 1 où tout l’enseignement est en français. Le tamahaq est parlée dans les familles.
Pour le Niger et le Mali, c’est la même chose. C’est la langue officielle, le français, qui est la langue enseignée.
[Au Mali, la langue véhiculaire, celle qui est la plus parlée, est le bambara (51%) et le tamahaq n’est parlée que par 3% de la population, recensement de 2009]
7 – Concernant l’accroissement de la population touarègue bien que les chiffres soient incertains (entre 15 000 à 30 000 à Algérie, 700 000 au Mali), est-ce la natalité ou l’effet migratoire ?
Il n’y a pas de recensements récents, les chiffres ne sont donc que des estimations mais ce qui est certain c’est que depuis plusieurs décennies, les conditions de vie de la population touarègue ont été améliorées, la mortalité infantile a baissé alors que le taux de natalité est resté élevé (7 à 8 enfants par femme). Pourtant, si je prends l’exemple de l’Algérie, le système médical reste « rudimentaire ». Le médecin ne passe que deux fois par an dans les oasis où des Touaregs ont été sédentarisés (c’est le cas à Mertoutek) et il faut ensuite faire plus de 100 km pour l’achat des médicaments.
Compte Rendu : Christiane Barcellini relu par Marcel Cassou
tres interesant merci,je voudrer les cafès Gèo.