Quoi de commun entre la plage de l’hôtel de Sousse en Tunisie, la salle de concert du Bataclan à Paris, l’aéroport de Bruxelles en Belgique, le site de Palmyre en Syrie ou encore la discothèque gay d’Orlando en Floride ? Le terrorisme frappe-t-il au hasard ou n’y a-t-il pas dans ces lieux quelque chose de commun ?
Relire Michel Foucault peut permettre de répondre à ces interrogations. Lors d’une conférence au Cercle d’études architecturales donnée en 19671, Foucault fonde le concept d’« hétérotopie »2. Il distingue ainsi des lieux qui se différencient des autres car ils fonctionnent comme des « contre-espaces », des utopies localisées comme, par exemple, la tente d’indiens dans le grenier ou le lit des parents occupé par les enfants, mais aussi les clubs de vacances, les musées, les bibliothèques ou encore les bateaux. Ces hétérotopies se logent donc dans l’espace privé ou public, des espaces de l’intime ou de l’extime3.
Ces hétérotopies ont alors un autre fonctionnement : les groupes sociaux y agissent suivant des règles qui ne répondent plus ou plus totalement à celles qui peuvent s’exercer dans les espaces environnants. Dans ces espaces, les comportements sociaux et corporels sont modifiés.
Foucault explique que ces lieux servent en quelque sorte à « effacer, neutraliser ou purifier » les autres espaces. Dit autrement, les espaces fonctionnent comme des soupapes : expressions des sentiments et des émotions qui sont normés habituellement et contrôlés dans les espaces du quotidien.
L’hétérotopie n’est cependant pas totalement décontextualisée. Le sens et la signification de l’hétérotopie ont modifié les rapports du lieu à son environnement plus ou moins proche. Ainsi la rue peut devenir le lieu de fêtes éphémères (comme la Gay Pride) : elle se charge alors d’autres fonctions que celle de la simple circulation (fête, revendications pour les droits…). Les fonctions attribuées aux lieux (festives, politiques) sont à contextualiser dans d’autres champs (politiques, culturels) que celui défini préalablement (fonction de circulation).
Les hétérotopies, lieux de liberté et de plaisirs entre autres, sont souvent fermées4. La délimitation des lieux de l’hétérotopie est toujours symbolique (mise en place individuelle ou collective d’un dispositif de délimitation) mais peuvent être aussi matérialisées (par un cordon de sécurité, des murs…). Lieux d’évasion où l’on peut retourner en enfance (comme dans les parcs d’attraction), où l’on peut se projeter vers de nouvelles destinations (aéroports), où l’on peut exprimer des joies incontrôlées (stades de foot), où l’on peut vibrer au son de la musique (salle de concert, boîte de nuit). Ce sont des lieux de défouloirs autorisés.
Ainsi les actes terroristes se déploient dans « ces contre-espaces » : lieux de vie où les émotions s’expriment de façon décomplexée. Viser ces lieux, qui sont aussi des temps autres (hétérochronie5) pour la société, revient à s’attaquer à ce qui fonde son humanité (part d’utopie réalisée). L’enfermement librement choisi devient alors un piège de mort à partir du moment où les terroristes entrent par effraction : transformant les corps utopiques en cadavres6. C’est bien ainsi que le terrorisme frappe fort dans ces espaces de liberté aménagés. Ces « contre-espaces » sont des lieux où le temps semblait illusoirement aboli : l’acte terroriste ramène le temps dans une réalité spatio-temporelle monstrueuse. La désintégration instantanée de l’hétérotopie produit une violence qui est ainsi décuplée.
Emilie Viney, juin 2016
2 Hétérotopie : du grec topos (lieu) et hetero (autre).
3 Extime : relatif à la part d’intimité qui est volontairement rendue publique.
4 Comme le dit Michel Foucault : « En général, on n’entre pas dans une hétérotopie comme dans un moulin (…) ».