Le dessin du géographe n°44

« Le Tour de la France par deux enfants. Devoir et patrie » fut publié en 1877 par les Editions Belin, dans les premières années de la Troisième République, dans une France traumatisée par sa défaite de 1870 face à la Prusse et ses alliés et par la perte de l’Alsace et de la Lorraine mosellane.

Ce « livre de lecture courante avec 212 gravures instructives pour les leçons de choses et 19 cartes géographiques » fut un extraordinaire succès de librairie.

Dès 1914 on en avait vendu 7,4 millions d’exemplaires. Il a été réédité plusieurs fois et encore en 1991. Un million d’exemplaires ont été vendus depuis 1914. Cet ouvrage était conservé dans les familles et il était souvent l’unique livre qui figurait dans la maison.

L’auteur a signé d’un pseudonyme, celui de G.Bruno, qui est celui de Giordano Bruno, philosophe italien brûlé par l’Inquisition au XVI° siècle en raison de ses positions considérées comme hérétiques. L’auteur était en réalité une femme, Augustine Fouillée qui écrivit aussi d’autres ouvrages à destination pédagogique, ordonnés eux aussi en récits de voyage initiatique.

Parmi ceux-ci « Le Tour de l’Europe pendant la guerre », qu’on continua à éditer et à utiliser dans les écoles bien après la fin du conflit  et « Francinet », livre de lecture courante, de la même époque que « Le Tour de France »

Pierre Nora a inscrit ce manuel au nombre de ses « Lieux de mémoire » (Quarto Gallimard 3 tomes 1997) qui ont formé la conscience collective des Français : « inventaire de ce qu’il faut savoir de la France, récit identificatoire et voyage initiatique ».

Le succès de G. Bruno attira des imitateurs, tels A. Chalamet qui écrivit « Jean Felber », édité par Picard et Kaan, ou encore « Autour du monde, voyage d’un petit Algérien » (il s’agissait d’un Français d’Algérie) par E.Dupuis chez Delagrave. Parfois on visait un public plus spécifique. Ainsi « Tu seras agriculteur » par Henry Marchand chez A. Colin. Tous ces ouvrages ont vu le jour avant 1914.

« Le Tour de la France par deux enfants » met en scène deux petits orphelins lorrains, qui passent la frontière à Phalsbourg « par un épais brouillard du mois de septembre », puis  parcourent la France sans perdre une occasion de s’instruire : histoire, botanique, sciences naturelles, physique, chimie et naturellement géographie. Tout paragraphe du récit doit conduire à un accroissement des connaissances : renverse-t-on une salière sur une nappe, on a droit à une leçon sur l’extraction du sel.

Ce livre est à la fois patriotique et moral : « En groupant ainsi toutes les connaissances morales et civiques, autour de l’idée de la France, nous avons voulu présenter aux enfants la patrie sous ses traits les plus nobles, et la leur montrer grande par l’honneur, par le travail, par le respect profond du devoir et de la justice. »

(On peut lire sur ce sujetl’ouvrage d’un collègue historien: Patrick Cabanel, Le tour de la nation par des enfants. Romans scolaires et espaces nationaux (XIXe-XXe siècles), Belin, 2007)

Le tour de la France par deux enfants, Devoir et Patrie, livre de lecture courante, cours moyen, Librairie classique Eugène Belin, Paris (p.111 dans l’édition de 1904)

Le tour de la France par deux enfants, Devoir et Patrie, livre de lecture courante, cours moyen, Librairie classique Eugène Belin, Paris (p.111 dans l’édition de 1904)

Ce livre est une ode à la modernité : sur la page reproduite ici, on chante la gloire des ateliers Schneider au Creusot et l’illustration qui accompagne ce texte est un peu surprenante. Les fumées des hautes cheminées des usines Schneider sont présentées ici non pas comme une conséquence regrettable de la pollution chimique que produit l’industrie moderne mis comme le signe même d’un progrès qui concourt à la grandeur de la France. Le croquis du Creusot (p. 111) a été dessiné depuis la Montagne de la Marolle, qui domine la ville au nord (480m) et que  la voie ferrée traverse par un tunnel pour desservir la gare et les usines Schneider. Comme le point de vue est pris du NNO vers le SSE, on comprend que les fumées, poussées en général par les vents d’ouest, se dirigent de la droite vers la gauche du dessin. On peut reconnaître au premier plan à gauche une petite colline à 391m, et les usines Schneider qui s’étalent le long de la voie ferrée et sur la droite, autour du centre de la ville. Il est difficile de mesurer le caractère réaliste du dessin, qui schématise la forme des ateliers et a pu être construit à partir de gravures plus anciennes.

Les illustrations de l’ouvrage ont été l’objet d’une étude approfondie par Segolène Le Men (« La pédagogie par l’image dans un manuel de la Troisième République : Le Tour de France par deux enfants », in « Usages de l’image au XIXe siècle » dir. S. Michaud et al.,1992, p.118-131) qui montre comment elles rendent comptent des intentions de l’auteur.

Le dessinateur Perot[1] est un graveur qui a utilisé ici la technique dite « gillotage » (du nom de son inventeur, Gillot, qui l’a mise au point au milieu du 19e siècle) qui consiste à transposer  et à réduire photographiquement  un dessin lithographique sur une plaque de zinc qui est ensuite gravée à l’acide et utilisée pour l’impression typographique dans le texte. Cela explique la relative finesse du dessin sur des « vignettes » qui sont toujours de petites dimensions (5 x 6cm en moyenne).Les vues correspondant à la géographie physique sont tantôt des images de phénomènes naturels non localisés (aurore boréale, grotte de lave…) inspirés de l’iconographie existante sur ces sujets, dessinée, gravée, photographiée, tantôt des paysages précis inscrits dans l’itinéraire des enfants (Lac de Genève, Cascade de Gavarnie, Puys d’Auvergne…). Ne connaissant rien de la vie et de l’itinéraire professionnel de Pérot, on ne peut dire s’il a lui-même « dessiné sur le motif », mais l’impression qui se dégage des paysages gravés (certaines inexactitudes par rapport à la réalité-terrain) fait pencher pour des images construites à partir d’autres images gravures ou de photographies, mais pour les quelques cas étudiés ici, nous n’avons pas trouvé de publications de l’époque faisant office de modèle.

« Le Mont Blanc et la Mer de Glace »(p. 85) sont présentés parune vue vers le  SSO, prise de la rive droite du glacier du Taculface à la confluence du glacier du Géant et du glacier des Piérardes : la mer de Glace, à l’aval du glacier du Tacul,  n’apparait pas sur l’image. C’est donc le versant sud-oriental du Massif  qui est représenté, chose assez rare, et on peut hésiter sur la définition des différents sommets visibles. De ce point de vue en forte contre plongée, le Mt Blanc peut être masqué par le Mt Maudit(le Mt Blanc de Courmayeur serait visible à gauche) : dans ce cas les deux sites du titre ne seraient pas figurés !Si l’érection de la masse montagneuse et la raideur des pentes sont bien rendues, la réalité et l’importance des  flux glaciaires sont peu visibles (les personnages sont surdimensionnés et faussent le rendu perspectif des premiers plans).

Le Mont Blanc et la Mer de Glace (p. 85) (collection Roland Courtot)

Le Mont Blanc et la Mer de Glace (p. 85) (collection Roland Courtot)

 

Imagerie geoportail  carte IGN 3D correspondant à peu près à l’orientation du dessin de Perot, mais sous les contraintes perspectives du modèle numérique de terrain.

Imagerie geoportail carte IGN 3D correspondant à peu près à l’orientation du dessin de Perot, mais sous les contraintes perspectives du modèle numérique de terrain.

Les vues de monuments et de villes sont plus aisément fidèles au modèle, même si Perot peut choisir des points de vue artificiels, comme dans le cas de Marseille et de son port.

Marseille et son port (p.185) (collection Roland Courtot)

Marseille et son port (p.185) (collection Roland Courtot)

Cette image est construite à partir d’un point de vue théorique : à quelques dizaines de mètres au-dessus de la mer, en face des nouveaux bassins de la Joliette (aménagés à partir de 1850), selon une orientation à peu près O-E. De telle sorte qu’on reconnaît bien les différents monuments, quartiers et bassins du port disposés devant l’observateur :la colline de la vieille ville et le clocher des Accoules à droite, la nouvelle Major  et le quartier à plan orthogonal du boulevard des Dames au centre, l’extension portuaire (bassin du Lazaret) et les nouveaux quartiers vers le nord à gauche, la chaîne de l’Etoile à l’arrière-plan. L’énorme digue est le premier élément de l’actuelle « digue du large » et protège le nouvel avant-port sud à droite. Si les deux flèches des clochers d’une église qui se dressent au centre gauche sont  celles des Réformés, leur localisation serait une erreur patente.

Pour construire l’illustration de l’ouvrage, les considérations pédagogiques de l’auteur ont certainement exigé du dessinateur un gros effort de recherche documentaire sur des sujets extrêmement variés, qui a pu l’amener dans certains cas à privilégier la construction d’images évocatrices  tout en conservant une « réalité-terrain »dont on ignore si elle a été ou non directement observée.

Michel Sivignon, Roland Courtot


[1] Nous n’avons pas trouvé d’informations détaillées sur ce dessinateur graveur, même pas son prénom. Il a illustré « Francinet » de G. Bruno mais non  pas « Le Tour de l’Europe » du même auteur, mais très postérieur. Quelques unes de ses gravures d’appareils médicaux, réalisées pour illustrer des articles dans des revues de médecine, sont consultables sur le site de la Bibliothèque interuniversitaire de Santé de l’Université de Paris Descartes : par exemple, un « sphymographe de Longuet », http://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/image?06979

C’est le seul autre témoignage que nous ayons  pu consulter de sa maîtrise technique de la gravure.