Dessin du géographie n°57

L’enfant et la guerre : Dessin d’enfants bosniens représentant les combats (1991-1995) à la frontière entre la Krajina à gauche (partie de population serbe de la Croatie) et la Bosnie-Herzégovine à droite , où les enfants résident.

Source : Subasic, Saudin, 1996, © Fonds Enfance Réseau Monde-Services. Site Enfance Violence Exil, collection 07 « Guerre en ex-Yougoslavie (1991-1995) », Fonds d’Enfants Réfugiés du Monde, en ligne : http://www.enfance-violence-exil.net/index.php/ecms/it/13/1275 Légende proposée par l’ANR Enfance Violence Exil pour ce dessin : « Bataille de blindés de part et d’autre d’une rivière qui représente la frontière. L’enfant représente les destructions dans son pays – maison et mosquée en flammes – (Bosnie), ainsi que les pertes infligées à l’ennemi dans la Krahina. »

Source : Subasic, Saudin, 1996, © Fonds Enfance Réseau Monde-Services.

Site Enfance Violence Exil, collection 07 « Guerre en ex-Yougoslavie (1991-1995) », Fonds d’Enfants Réfugiés du Monde, en ligne :
http://www.enfance-violence-exil.net/index.php/ecms/it/13/1275

Légende proposée par l’ANR Enfance Violence Exil pour ce dessin :

« Bataille de blindés de part et d’autre d’une rivière qui représente la frontière. L’enfant représente les destructions dans son pays – maison et mosquée en flammes – (Bosnie), ainsi que les pertes infligées à l’ennemi dans la Krahina. »

Ce dessin et la légende qui l’accompagne permettent de discuter autant les perceptions de l’enfant qui a produit le dessin que les représentations qu’en ont les chercheurs qui le décryptent, au cœur d’un corpus de dessins (re)présentant les guerres de Croatie et de Bosnie-Herzégovine. L’attention est portée (tant par le dessin lui-même que par la légende proposée sur le site Enfance Violence Exil) sur la rivière qui constitue ici un élément structurant dans le dessin. Le dessin très épuré montre bien combien la rivière fait frontière, en montrant les positions des deux acteurs en armes face à face. Chaque rive fait territoire. Les éléments topographiques et culturels « situés » sur le dessin représentent l’identité territoriale de chaque rive, telle qu’elle est perçue par l’enfant qui a réalisé le dessin. De « son » côté (c’est-à-dire dans ses territoires du quotidien), l’enfant a représenté des marqueurs spatiaux de l’identité territoriale de son espace de vie : plus que l’identité religieuse, la mosquée symbolise ici la « bosniaquité » du territoire. Les maisons sont des marqueurs des territoires de l’intime : par cette représentation de l’espace domestique, l’enfant situe son habiter. Sur « l’autre » rive, peu d’éléments : l’enfant ne situe pas, dans son propre imaginaire spatial, ce qui fait identité dans le territoire de « l’Autre ». La « serbité » est représentée telle un inconnu par l’enfant (aucun emblème du côté de la Krajina, deux pour la Bosnie-Herzégovine). L’absence de maison en fait un espace qui n’est pas perçu comme le territoire du quotidien de quelqu’un. Sur chaque rive, la « place » des acteurs en présence permet, elle aussi, de comprendre ce qui fait guerre pour l’enfant : les humanitaires (par le camion de la Croix-Rouge) ne sont présents que de « son » côté. Ainsi, l’enfant territorialise son vécu de la guerre : la rivière-frontière ne sépare pas seulement les deux nouveaux États (la Bosnie-Herzégovine et la Croatie), mais surtout le territoire attaqué du territoire agresseur d’une part, un territoire du quotidien d’un territoire « autre » d’autre part. La représentation des destructions confirme cette dialectique du territoire du « bon/méchant » : tandis que les Bosniaques n’attaquent que les chars en Krajina, les Serbes de Croatie eux n’attaquent que les maisons en Bosnie-Herzégovine. De plus, la symétrie dans le dessin amplifie la présence des mines antipersonnel (représentées par des cercles gris) sur la seule rive bosnienne, distinguant là encore des « territoires-victimes » et des « territoires-agresseurs » dans l’imaginaire de l’enfant. Loin d’être un « simple » dessin, cette représentation est bien un témoignage sur la guerre comme vécu et perçu.

Représenter l’espace de la guerre : le cas des dessinés d’enfants

« Se représenter l’espace est aussi se représenter ceux qui l’occupent et qui l’ont fait : Nous, et les Autres. Les Autres commencent tout à côté ; et il en est plusieurs cercles »[1]. Les représentations permettent donc de cerner non seulement le rapport des individus à l’œkoumène, mais aussi les rapports de l’individu à l’identité. « Les représentations permettent aux individus de créer un cadre de médiation avec le réel et d’appréhender le monde »[2]. Dans cette perspective, les dessins d’enfants permettent d’appréhender ce qui fait guerre dans les territoires du quotidien, par le prisme des éléments qui structurent le dessin. L’enfant représente l’espace perçu dans le dessin, c’est-à-dire que le dessin est une représentation, bien loin d’une « copie » de l’espace réel : la forte symbolique des éléments présents et absents, de leur place dans le dessin et de leur taille est au cœur de cette médiation. Ainsi, le dessin permet de révéler non seulement comment l’enfant se situe et se représente des objets particuliers parmi l’ensemble des objets présents dans l’espace réel, mais aussi comment il situe et représente l’ensemble de ces objets dans un « univers » spatial qui traduit l’espace perçu de l’enfant. « Le dessin d’enfant n’existe pas en dehors de la culture, en dehors de l’interaction avec l’autre. Il n’existe pas de dessin “pur” […]. Tout au contraire, comme le langage, le dessin enfantin a besoin de regards, d’encouragements, d’interprétations pour naître et prospérer »[3]. A la suite de l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau qui propose une histoire culturelle de l’enfance en guerre[4] et des travaux du couple Brauner[5], on peut penser le dessin d’enfant comme matériau pour comprendre les représentations spatiales. « Evidemment, les “enfants-guerre” éprouvent des angoisses qui restent épargnées aux enfants-paix »[6]. On peut donc analyser le dessin de l’enfant dans la guerre par les deux postulats (a priori contradictoires) que posent Alfred et Françoise Brauner d’une part (l’enfant dessine la guerre), et Michel Grappe d’autre part (l’enfant dessine moins la guerre que son propre traumatisme[7]) : l’enfant, par le dessin, représente « sa » guerre, c’est-à-dire la guerre telle qu’il l’a vécue, telle qu’il se l’est représentée, telle qu’elle reste ancrée dans son imaginaire spatial. Par le dessin, l’enfant se fait témoin. Il traduit, dans ses dessins, les manières dont il vit et pratique l’espace : on appréhende donc le dessin comme un miroir déformant des spatialités de l’enfance en guerre, qu’il convient de comprendre entre les rêves (et donc les représentations idéalisées de l’espace de paix) et les peurs (et donc les représentations dramatisées de l’espace de guerre).

Bénédicte Tratnjek

[1] Brunet, Roger, 1990, « Le défrichement du monde », dans Brunet, Roger (dir.), 1990, Géographie Universelle, vol. 1, Reclus / Hachette, Montpellier / Paris, p. 19.

[2] Yvroux, Chloé et Jean-Paul Bord, 2011, « Représentations du conflit israélo-palestinien par la cartographie cognitive », Bulletin du Comité Français de Cartographie, n°209, p. 91.

[3] Cognet, Georges, 2011, Comprendre et interpréter les dessins d’enfants, Dunod, Paris, p. 1.

[4] Audoin-Rouzeau, Stéphane, 2004, La guerre des enfants : 1914-1918, Armand Colin, Paris, 2ème édition (1ère édition : 1999).

[5] Brauner, Alfred et Françoise Brauner, 1991, J’ai dessiné la guerre. Le dessin de l’enfant dans la guerre, Elsevier ; Mikovitch-Rioux, Catherine et Rose Duroux (dir.), 2011, J’ai dessinée la guerre. Le regard de François et Alfred Brauner, Presses universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand.

[6] Brauner, Alfred et Françoise Brauner, 1991, J’ai dessiné la guerre. Le dessin de l’enfant dans la guerre, Elsevier, p. 89.

[7] Grappe, Michel, 2006, « Les enfants et la guerre, un regard clinique. Vukovar, Sarajevo, Kosovo », entretien mené par Stéphane Audoin-Rouzeau, Vingtième Siècle, n°89, pp. 93-98.