Utopie ? Dystopie ? Difficile de choisir pour imaginer ce que nous pourrions être dans un quart de siècle. Car en 1998, nous n’aurions pas imaginé les centaines de Cafés géo qui se sont réunis à Paris et ailleurs. Nous n’aurions pas imaginé les voyages, poussés par la curiosité de quelques-uns d’entre nous, des voyages-cultes notamment sur une… des très antiques Routes de la Soie.

Nous n’aurions pas pensé qu’ils se seraient installés dans le paysage des géographes, lorsqu’on veut débattre, se retrouver, se confronter, diffuser des savoirs. Les cafés tels que nous les pratiquons sont nés au 18e siècle. Jean-Sébastien Bach y écrivit et y jouait une Cantate du café dans le célèbre Café Zimmermann de Leipzig. Un siècle plus tard, le géographe allemand Frédéric Ratzel a pu imaginer que ces cafés pourraient aider les jeunes géographes à penser leur métier. Cent ans plus tard, l’idée germe en France lors d’un festival de géographie autour des bières allemandes, à Saint-Dié, là où des cosmographes inventèrent l’Amérique cartographiée pour la première fois au 16e siècle.

Du « 1507 », bar historique de la Déodatie, ils migrent sur l’ancien forum romain de Lutèce, rue Soufflot en 1998 et s’installent sur Internet. Deux ans plus tard, les voici sur la place de la Sorbonne, au pied d’une chapelle baroque, où ils se mêlent aux touristes de l’Europe du Nord qui les chassent à l’heure du dîner. D’où la migration au Flore, ronflante adresse où l’on croisait encore à l’époque de célèbres grands couturiers, des stars du cinéma et de l’art, parce que cet antre des philosophes existentialistes offrait une belle salle dédiée aux débats à l’étage.

De là, est né place de la Bastille, un café dédié à la géopolitique, qui, à son tour a migré dans le Marais. Des dizaines d’autres ont campé à Lyon sur la grande place louis-quatorzienne, à Metz, Annecy, Toulouse, Albi, Rouen, Reims, Lille, Orléans, Tours, Besançon, Clermont-Ferrand, Bordeaux, Chambéry, Pau, Bruxelles, Genève, Liège, Montréal, etc. et se sont tenu occasionnellement lors de rencontres de géographes à Washington, Mexico, San Paulo, Kyoto, Moscou, Le Cap, Abu Dhabi, Istanbul, Bologne, Lausanne, Varsovie… Les voici devenus Cafés « histoire » dans le quartier populaire de la très chic ville de Sceaux. Comme les hirondelles sur le fil, ils apparaissent, disparaissent, réapparaîtront sous d’autres formes en Afrique, en Océanie, au Groenland ou à la Réunion. Et qui ont-ils invité » ? Reclus plus que Vidal, et ils ont redécouvert la physique de la Terre avec Humboldt, adoré Lacoste et ses élèves.

A Paris, l’écran a changé le Café qui a pu reprendre une forme doctorale. Sur les tables, la bière, l’eau minérale ou le vin ont été souvent préférés à la boisson noire. Les étudiants se sont serré la ceinture pour grimper sur l’addition mais ont pu se régaler à écouter un vieux ponte ou telle chercheuse sur des sujets parfois haut perchés…

Demain ? On dit déjà que les écrans vont bientôt être remplacés par des implants oculaires bioniques. D’exocentriques, ils deviendront égocentriques. Ce qui est sûr : notre interprétation du monde se renouvelant à chaque génération, ils vont nous surprendre. On traque les dominations, les violences, les inégalités au fur et à mesure qu’elles augmentent, changent de forme, deviennent plus subtiles.

En 2048, les Cafés géo ont 50 ans. Ils ont de nouvelles interfaces rétiniennes et neuronales, comme on visite une exposition avec le regard de quelqu’un d’autre, on peut voir, en archive, Delphine Papin imaginer la dernière carte de la guerre israélo-arabe qui s’est achevée le 14 mai 2048, centenaire de la création de l’Etat hébreu. On remonte, en séance virtuelle, sur le Haut-Karabakh avec Henry Jacolin dont ChatGPT aura reconstitué la voix pour comparer la situation qu’il a évoquée en 2023, vingt-cinq ans plus tôt.

A moins que le changement climatique ruine la planète par des températures dignes du Rub al-Khali saoudien, qu’El Niño ait desséché l’Amazonie, accéléré la fonte des glaciers himalayens dont l’eau manque dans les fleuves asiatiques… Rien de tout cela est vrai comme il était impensable à la Révolution que les femmes ne meurent plus en couche, que les humains ont des robots qui les dispensent d’apprendre les langues étrangères et qu’ils peuvent désormais se nourrir sans agriculture. Mais, pour l’instant, on n’a pas montré qu’ils pourraient se passer de géographie. Alors ? Les Cafés géo sont toujours là pour peu qu’ils sachent dépasser les folies de leur jeunesse qui s’achève aujourd’hui.

Gilles Fumey, 2 décembre 2023