Tout le monde connaît les « polars historiques », de Jean-François Parrot (Nicolas Le Floch), Ellis Peters (Frère Cadfael), Van Gulik (le juge Ti) ou I.J. Parker (Sugawara Akitada), mais il existe aussi des polars géographiques. J’ai ainsi visité l’Ecosse en suivant les indications de Ian Rankin, découvert la face cachée de Venise grâce à Donna Leon, suivi à la trace Maigret dans Paris et la liste est loin d’être exhaustive.

Je viens de découvrir, sur le conseil du documentaliste de mon lycée, les trois ouvrages de Ian Manook (pseudo de Patrick Manoukian) qui ont pour cadre la Mongolie. Le talent de l’auteur est de nous plonger dès les premières pages dans une ambiance prenante, dans laquelle on s’immerge très vite malgré l’étrangeté des situations tant les descriptions sont précises et concrètes. Le premier opus met en vedette un inspecteur de police : Yeruldelgger, un vieux de la vieille dont on découvre vite la profondeur et la droiture.

La description de la Mongolie est saisissante. Aux immeubles soviétiques se juxtaposent de récentes constructions plutôt kitch, dans le sillage du boom économique lié à l’exploitation des ressources minérales, dans lequel le pays perd son âme. Si les campements de yourtes voisinent en ville avec des centres commerciaux ou des zones industrielles, continuant à abriter une population qui s’accroche à ses racines, beaucoup de démunis vivent dans les égouts de la ville, proie des trafiquants et des exploiteurs en tout genre. Le maintien de l’âme mongole et d’une culture millénaire n’est plus la préoccupation que d’une minorité, dans un pays balloté entre les ambitions russes, coréennes et chinoises où l’argent semble justifier toutes les abominations et où la corruption est de règle.

Si la violence est prégnante, elle s’intègre à la trame du roman et les personnages sont vite attachants mais l’intérêt principal est la capacité de l’auteur à faire de la géographie de la Mongolie, un élément central de l’intrigue.

Les descriptions du mode de vie des Mongols, écartelés entre modernité et traditions sont saisissantes. On a l’impression de rentrer dans l’intimité des familles, dont certaines vivent encore dans des yourtes qui restent partie intégrante du paysage, en campagne mais aussi en ville (« Huit fois, elle l’avait démontée pour changer de quartier. Elle ne pouvait se résoudre à habiter une maison même si sa yourte aujourd’hui, n’avait rien à envier aux datchas néo russes dont petits bourgeois et nouveaux riches mosaïquaient la périphérie d’Oulan-Bator. Pour les cinq premières de ce qu’elle appelait ses transhumances, elle s’était en fait rapprochée de la ville, jusqu’à dresser sa yourte sur un petit lopin de terre loué dans une cour, à cinquante mètres à peine du Hilton hôtel, au cœur même du premier district »). De l’urbanisme échevelé d’Oulan Bator, devenue en quelques décennies la deuxième ville la plus polluée du monde. « Une seule ville digne de ce nom au pays des steppes aux herbes ondoyantes, des troupeaux libres et sauvages et des lacs aux eaux pures et elle était plus dangereuse que Tchernobyl », où vivent ours, loups, saumons et rapaces en tout genre. On passe des steppes aux montagnes majestueuses comme l’Otgontenger. « Un dôme sombre et glacé, la plus haute falaise granitique de toute la Mongolie… un paysage à la beauté cinglante, une haute vallée déserte et givrée de glace, entre les crêtes en dents de scie des montagnes enneigéesAux forêts de mélèzes aux pointes enneigées, aux fleuves sombres et bleus charriant des glaces » et aux incontournables yourtes « parsemant l’immensité au hasard des traces folles laissées dans la neige par des voyageurs enivrés d’espace » dans lesquelles « on entre le pied droit en premier après avoir enjambé le pas de porte où on circule par la gauche et où on ne pointe pas les pieds vers le feu central ».

Dans une société en plein bouleversement où les repères s’effacent, cohabitent des jeunes filles en mini- jupes qui croisent des nomades encore vêtus de leur deel, observant résignés les QUAD et les 4/4 qui perturbent la circulation des chevaux et des yacks. Un pays où les montagnes sacrées sont agressées par la prospection minière mais où dans cet immense territoire, la nature parvient encore à maintenir ses droits et Yeruldelgger se ressource en observant « un rapace immobile et patient guettant une truite dans le courant léger d’une rivière. Pour épier le jeu saccadé et siffleur des marmottes dans les mottes ». Pour attendre le geste aigu du héron et le regarder glisser le poisson argenté dans son long cou plumé tendu vers le ciel » trouvant refuge et protection dans un monastère shaolin.

 

La lecture de ces romans est un moment de détente mais aussi de découverte même si pour une fois, la gastronomie ne soit pas un des éléments les plus attirants du roman car cette nourriture roborative peut rebuter les étrangers. Les « aigres boulettes de fromage séché, les crêpes au gras d’agneau, les raves fermentées en saumure, le ragout de cheval, la tête de chèvre bouillie ou le yaourt tiède » qui font les délices des héros sont loin des standards français. Les buzz, des raviolis vapeur fourrés de mouton ou encore le kuushuur dont ils se régalent, qui sont des chaussons de mouton gras, d’ail, d’oignons et cumin semblent être la base de la nourriture mongole. Plus rare, le boodog de marmotte est « un met mongol à nul autre pareil dont le gout venait autant de la chasse du petit animal des steppes, de sa préparation entre amis, du choix de chaque caillou ou des traditions de sa cuisson que de la graisse qu’on gardait à l’intérieur pour huiler la viande bouillante » La recette est simple : «  préparer les marmottes, rouler dans leurs ventres ouverts les gros cailloux brûlants, les recoudre pour que les viandes cuisent de l’intérieur, les approcher en même temps du feu de bois pour les cuire de l’extérieur. Équilibrer les deux chaleurs, éviter que la cuisson de l’intérieur ne dégage trop de chaleur et de vapeur et ne déchire la couture ou ne fasse exploser la bête. Puis la retirer du feu, l’ouvrir à gestes rapides du bout des doigts, attraper les cailloux brûlants de graisse et se les passer vivement d’une paume à l’autre pour que la chaleur et le gras apportent force et vigueur. Et enfin, découper la petite bête et plonger ses dents dans la chair tendre et juteuse qui fumait encore » …. Les boissons sont à l’avenant, même si la vodka et le « champagne » sont abondants, les vrais Mongols apprécient toujours le thé salé au beurre, l’arkhi, du lait de yack distillé et l’airag, du lait de jument fermenté.

Un dépaysement garanti et le plaisir d’apprendre tout en se détendant. Que demander de plus…

  • Publié dans le Livre de poche, « Yeruldelgger » de Ian Manook a obtenu le prix des Lecteurs en 2015
  • Toujours dans le Livre de poche ; « Les temps sauvages » ont également obtenu le prix des lecteurs de 2016
  • Le troisième opus « La mort nomade » a été publié par Albin Michel en 2016

Françoise Dieterich, Cafés de géographie de Mulhouse, avril 2019