Disons-le d’entrée, Les provinces du temps est un ouvrage passionnant, même si sa lecture exige une attention soutenue du fait de la rigueur minutieuse de la réflexion et de l’extrême précision du vocabulaire. On se souvient que Béatrice von Hirschhausen est l’auteure d’un beau livre sur les campagnes roumaines post-socialistes (Les nouvelles campagnes roumaines. Paradoxes d’un « retour » paysan, collection Mappemonde, Belin, 1997). Géographe, directrice de recherche au CNRS (laboratoire Géographie-cités), elle travaille depuis une quinzaine d’années sur les longues durées géographiques à partir de terrains menés notamment en Allemagne, Roumanie et Pologne. Dans Les provinces du temps, elle interroge la spatialité, autrement dit la dimension géographique, des différences culturelles entre les sociétés de l’Europe centrale et orientale.
Les frontières fantômes
L’auteure a proposé en 2009 d’appeler « frontières fantômes » les traces laissées par les entités politiques défuntes (comme l’Empire austro-hongrois ou l’Empire russe) dans les pratiques sociales contemporaines de l’Europe centrale et orientale. On peut lire Les provinces du temps comme un bilan d’étape d’une réflexion en cours qui se demande comment et pourquoi des limites territoriales, qui n’ont plus de réalité politique, peuvent réapparaître après plusieurs générations. La métaphore de la « frontière fantôme » permet à l’auteure d’enquêter sur « l’apparition de discontinuités d’ordre géoculturel », celles-ci pouvant à la fois relever du passé et des circonstances présentes, de la réalité et des imaginaires. En même temps, la métaphore du fantôme se démarque d’autres métaphores utilisées pour traiter des longues durées géographiques, comme les « prisons de longue durée » dont parlait Fernand Braudel.
L’Europe centrale et orientale est sillonnée, plus que d’autres régions, par d’anciennes frontières avec des tracés frontaliers maintes fois modifiés. Elle représente « un véritable laboratoire des relations entre espace, histoire et culture ». Mais l’auteure souhaite aller au-delà d’une compréhension des situations singulières étudiées et ainsi aboutir à une analyse de portée générale, d’où le choix d’un va-et-vient entre études de cas et élaboration conceptuelle.
Les questions que soulèvent les cartes
Nous reprenons ici le titre de la première partie de l’ouvrage, une partie particulièrement intéressante qui conduit à une longue réflexion théorique située au cœur du livre. Deux cartes de répartition des logements disposant d’eau courante en Roumanie sont proposées à partir des données statistiques des recensements de 2002 et de 2011. En 2002, on constate sans surprise un fort contraste entre les villes, mieux équipées, et les campagnes, sous-équipées. En 2011, il est visible que l’équipement des campagnes a nettement progressé mais un processus évident de différenciation s’est produit au sein même des campagnes : le sous-équipement rural est frappant en Moldavie, Munténie et Olténie (au sud et à l’est de la Roumanie actuelle, correspondant aux terres du Vieux Royaume) tandis que les campagnes les moins sous-équipées se trouvent au nord et à l’ouest du coude des Carpates (Transylvanie, Banat, Maramures).
Cette configuration géographique est intrigante pour plusieurs raisons : elle est médiocrement corrélée avec les niveaux de richesse ; cette asymétrie suit le tracé de la frontière qui organisa autrefois l’espace roumain actuel, entre l’Empire austro-hongrois (à l’ouest) et les principautés roumaines (le « Vieux Royaume », à l’est et au sud) ; enfin, le phénomène est récent (aucune différence repérable en 1994). Comment comprendre l’asynchronie géographique du processus de modernisation ? Si la trace de la frontière impériale est apparue de manière récurrente dans la géographie du vote ou dans la géographie des niveaux de qualification des lycéens, on l’observe plutôt rarement pour d’autres indicateurs (par exemple, pour la téléphonie mobile).
En fait, les géographies de l’accès à l’eau courante et de l’accès aux réseaux des nouveaux médias correspondent à deux régimes profondément différents de construction de leurs infrastructures. D’autre part, il faut aborder la question des imaginaires du territoire de l’Etat-nation roumain. Ces imaginaires sont des représentations du territoire participant aux modes de pensée et d’action partagés au sein de la société roumaine. L’auteur en cite trois : la polarité « territoires des Habsbourg/territoires du Vieux royaume », la polarité « foyer carpatique/périphérie des plaines », la polarité « villes/campagnes ». La place manque ici pour montrer comment ces trois polarités « organisent le sens et la valeur conférés dans ces imaginaires à différentes portions du territoire » en Roumanie ».
Les enjeux théoriques du rapport entre espaces, histoire et culture
Toute la partie centrale de l’ouvrage est consacrée aux aspects théoriques de la réflexion de l’auteure. La question est d’importance : comment les choix des habitants, quand ils votent ou modernisent leur habitat, sont-ils liés aux legs historiques et aux imaginaires qu’ils mobilisent ? Pour cela, Béatrice von Hirschhausen doit se situer par rapport à plusieurs controverses scientifiques : la vieille question des déterminismes géographiques et des essentialisations culturelles, la pertinence scientifique des aires culturelles, la question de l’objectivisme. Après un résumé de ces controverses, l’auteure revendique une autre voie qu’elle expose longuement dans la deuxième partie de son livre, reconnaissant notamment tout ce qu’elle doit à Reinhart Koselleck, historien et théoricien de la pensée de l’histoire qui a défini les deux catégories d’ « espace d’expérience » et d’ « horizon d’attente ». Expérience et attente sont à la fois individuelles et collectives, elles varient aussi selon les lieux et entre les manières de se penser dans l’espace et dans le temps, dans l’histoire et dans la géographie de l’Europe. Cela conduit l’auteure à proposer le nouveau concept de « géorécit », terme inspiré de « géohistoire », pour qu’il puisse s’appliquer à d’autres lieux, d’autres temps, d’autres objets de recherche, que ceux analysés dans les études de cas de l’ouvrage. Le concept désigne une conception de l’histoire et un vécu du temps qui sont traduits en espace. Tout le chapitre 7, inclus dans la deuxième partie du livre (il y a au total 3 parties et 9 chapitres), constitue un « essai sur le concept de géorécit », c’est d’ailleurs le titre exact de ce chapitre.
Une autre frontière fantôme : l’Allemagne orientale
Dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage l’auteure poursuit son analyse de la réactivation des fantômes de territorialités défuntes, tout en restant dans le contexte de l’Europe post-socialiste. Elle interroge en particulier la singularité du « fantôme » de l’ex-RDA dans la géographie électorale de l’Allemagne contemporaine des trois dernières décennies. Cette singularité permet de mettre en évidence la dimension profondément géographique de ce qui s’est joué depuis 1990. Même une génération après l’unification allemande, ce sont « les appartenances territoriales et les identifications spatiales qui prennent le pas chez les électeurs pour motiver leurs choix politiques ». Pour expliquer ce phénomène B. von Hirschhausen analyse trois facteurs : les marques symboliques de l’espace quotidien par la puissance publique ; le processus de recomposition et d’inscription de la trace du passé dans le présent (l’Ostalgie est-allemande) ; les stigmates paysagers d’un « pays disparu ». Nous renvoyons ici le lecteur intéressé par ces analyses aux développements passionnants des pages 265-283 sur les recompositions du géorécit est-allemand
De quoi les fantômes de frontières anciennes sont-ils la trace ?
La question des frontières fantômes dans l’Europe centrale et orientale comporte des enjeux particuliers car les Etats contemporains de la région se sont construits à partir de morceaux d’empires progressivement démembrés depuis la seconde moitié du XIXe siècle. Mais le cœur de l’analyse vise à comprendre « une importante discontinuité spatiale dans la géographie de pratiques ordinaires et de niveaux d’équipement au long d’une frontière symbolique des imaginaires contemporains du continent » (européen). Les lectures courantes de phénomènes analogues suivent un modèle explicatif lié à des « mentalités » bien installées dans les comportements et supposées renvoyer à des niveaux de pénétration de la modernité. B. von Hirschhausen déplace la question en interrogeant les acteurs eux-mêmes sur les raisons de leurs choix. Et de conclure à la fin de l’ouvrage que « les frontières de nos géographies imaginaires, celles qui dramatisent les différences entre les sociétés et qui découpent les aires culturelles, dessinent des géographies de l’Histoire » (p. 347).
Daniel Oster, février 2023