Lundi 17 novembre, nous accueillions au Café de Flore le géographe Michel Bruneau pour un café géo consacré à l’Eurasie. Michel Bruneau, directeur de recherche émérite au CNRS, a publié en 2018 un ouvrage passionnant sur cet immense espace continental. C’était l’occasion idéale d’appréhender ce vaste continent qui s’étend de l’Europe à l’Extrême-Orient, surtout connu pour ses Routes de la soie et sa Route de épices, même si celles-ci n’ont jamais unifié cet espace. Aujourd’hui, les projets russe d’Union économique eurasiatique (UEE) et chinois des « nouvelles Routes de la soie », des projets à la fois économiques et politiques, modifient notre manière de considérer l’Eurasie. Celle-ci n’est-elle pas en train de devenir un espace de plus en plus signifiant ?
Michel Bruneau commence par s’interroger sur le terme d’Eurasie. Celui-ci a sans doute été utilisé pour la première fois en 1844 par l’administration coloniale en Inde comme catégorie administrative pour désigner les métis de parents indien et européen. En français, le terme d’Eurasie a été emprunté à l’anglais en 1865. L’un des premiers géographes à utiliser ce terme a été Elisée Reclus, par exemple quand il définit le transsibérien comme le « chemin de fer de l’Eurasie ». Un siècle plus tard, le géohistorien Christian Grataloup préfère associer la notion d’Eurasie à des idéologies nationalistes de Russie et de Turquie. Pour Michel Bruneau, l’Eurasie, c’est, dans la longue durée, un espace continental de manœuvres, d’invasions et de conquêtes aux mains de populations qualifiées de barbares par les populations sédentaires environnantes » (M. Bruneau, L’Eurasie, CNRS Editions, 2018, p. 11). En dehors de son étirement continental en latitude et en longitude, c’est aussi un espace maritime de contournement de la masse continentale au sud, de l’Atlantique au Pacifique.
Au bout du compte, l’Eurasie n’est-elle que le nom d’un simple continent, le plus vaste du monde, que les géographes ont longtemps peu étudié ? « Mais on peut se demander comment, à différentes époques, a fonctionné ou non cet espace, comment il s’est structuré dans la longue durée et pourquoi il est en passe aujourd’hui d’acquérir une plus grande réalité » (M. Bruneau, ibid. p. 13).
Des constructions impériales récurrentes
De l’Antiquité au XXe siècle, des invasions ou des conquêtes ont uni une grande partie de l’Eurasie pour des durées variables. Du côté occidental, la plus importante construction impériale a été l’Empire romain qui a été bloqué dans sa progression vers l’est par celui des Parthes. En revanche, de très nombreux empires ont existé du côté oriental comme l’empire des Han qui atteignit l’Asie centrale, mais sans s’y maintenir très longtemps. Au cours des deux premiers siècles de notre ère, des empires stables et durables occupent les deux extrémités (l’Empire romain, l’Empire des Han et des Tang) tandis qu’entre les deux il y a les Empires Parthe et Kouchan.
« À partir du VIIIe et jusqu’au XIVe siècle, la direction des invasions et conquêtes entre Asie et Europe s’est inversée, de l’est vers l’ouest avec les conquêtes turco-mongoles à partir d’un foyer montagneux compris entre l’Altaï et la Mandchourie et aboutit à la création d’empires des steppes continentaux » (M. Bruneau, L’Eurasie, un impensé de la géographie : continent, empire, idéologie ou projet ? | Cairn.info). Toujours selon M. Bruneau, un « moteur turco-mongol » a fonctionné pendant plus d’un millénaire à partir de la Haute-Asie avec des pouvoirs dynastiques en Chine, en Iran, en Anatolie et en Asie centrale. « Les premiers à construire un véritable empire eurasiatique, aux dimensions jamais atteintes, ont été les Mongols de Gengis Khan et de ses successeurs (XIIe-XIVe siècles) empruntant principalement de l’est à l’ouest la voie des steppes au nord, restées jusqu’alors à l’écart des constructions impériales. Ce furent les Russes qui, deux siècles plus tard, bâtirent un empire également continental eurasiatique de l’ouest à l’est à partir uniquement de la voie du nord, de façon plus durable pour cinq siècles jusqu’à nos jours. » (M. Bruneau, L’Eurasie, un impensé de la géographie : continent, empire, idéologie ou projet ? | Cairn.info).
N’oublions pas que, parallèlement au sud, le long de la route maritime (la « Route des épices »), d’ouest en est, plusieurs peuples d’Europe occidentale (Portugais, Hollandais, Anglais, Français) ont construit à partir du XVIe siècle des empires coloniaux par la seule voie maritime.
Les Routes de la soie
Rappelons qu’au cours des deux premiers siècles de l’ère chrétienne l’existence de quatre grands empires, recouvrant une grande partie de l’Eurasie, a suffisamment sécurisé les routes terrestres et maritimes pour permettre une circulation et des échanges commerciaux et culturels entre les deux extrémités du vaste continent. Ainsi se consolident les « routes de la soie » dont les origines peuvent être datées des deux derniers siècles avant J.-C.
Le terme de « route de la soie » est inventé par le géographe et baron allemand Ferdinand von Richthofen (1833-1905) pour désigner le faisceau historique d’itinéraires terrestres et maritimes reliant, à travers l’Asie centrale et l’Iran, la Chine à la Méditerranée. C’est donc une appellation a posteriori puisque les Routes de la soie s’éteignent progressivement au XVIe siècle avec les nouvelles routes maritimes contrôlées par les Européens et l’isolationnisme de la dynastie Ming en Chine.
Les Routes de la soie ont permis un rapprochement entre l’Orient et l’Occident grâce à la circulation des marchandises, des savoirs et des techniques, des religions et des hommes. Dans le sens ouest-est, pensons par exemple aux voyages de Marco Polo (fin XIIIe siècle) ou des missionnaires dominicains européens. En sens inverse, toujours au XIIIe siècle, citons le voyage du moine nestorien Rabban Bar Sauma qui partit de Chine pour le Moyen-Orient puis Rome, Paris où il rencontra Philippe Auguste et même Bordeaux.
L’eurasisme
Le terme désigne une idéologie nationaliste qui s’est développée en Russie et en Turquie. L’eurasisme s’est formé dans la diaspora russe, après la révolution bolchévique de 1917, puis de nouveau en Russie dans les années 1990 après la dissolution de l’URSS. Il plonge ses racines dans le courant de pensée slavophile anti-occidental du XIXe siècle. Quant au néo-eurasisme qui se développe depuis trois décennies, il critique la mondialisation néolibérale et la démocratie occidentale, en cherchant à combler le vide laissé par le communisme soviétique. Poutine a envisagé très tôt une Union eurasienne, même si ce n’est qu’en 2015 qu’il officialise ce projet sous la forme d’une UEE (Union économique eurasiatique) dans le but de créer à terme une confédération des Etats issus de l’ex-URSS.
Un mouvement idéologique de même nature s’est développé de façon plus diffuse chez les jeunes Turcs de la fin de l’Empire ottoman et dans la Turquie kémaliste. Ce mouvement a soutenu la politique de rapprochement de l’État turc avec les pays turcophones d’Asie centrale ex-soviétique qui se poursuit de nos jours. Ces mouvements eurasistes se situent dans la perspective impériale des deux anciens empires transversaux russe et turc. La religion, orthodoxe ou musulmane, et la langue, russe ou turque, sont au cœur de ces deux idéologies nationalistes.
Les « nouvelles Routes de la soie »
Le président Xi Jinping a lancé le projet des « nouvelles Routes de la soie » terrestre et maritime, « inversant d’est en ouest le sens de l’expansion et de la construction d’un espace eurasiatique qui depuis le XVe siècle (…) se faisait toujours d’ouest en est par mer (colonialismes occidentaux) ou par terre (impérialisme russe puis soviétique. » (M. Bruneau, L’Eurasie, p. 283). Ce projet chinois de longue durée et d’envergure mondiale vise à créer une vaste zone de coopération économique qui s’étire du Pacifique à l’Europe en passant par l’Asie centrale et le Moyen-Orient. Le projet est constitué de deux parties : d’un côté, des voies terrestres jusqu’en Europe ; de l’autre côté, une route maritime relie la Chine à l’Asie du Sud, l’Afrique et même l’Amérique du Sud. Un tel processus d’unification des transports et communications de la masse eurasiatique n’avait pas été entrepris depuis l’époque de Gengis Khan. Les investissements chinois massifs dans les transports (ports maritimes, autoroutes, voies ferroviaires, oléoducs et gazoducs) visent notamment à faciliter les approvisionnements et les débouchés de la deuxième économie mondiale.
Constatons au passage que le Xinjiang se trouve au cœur de l’axe continental des « nouvelles Routes de la soie ». Il se situe par exemple sur l’axe principal de transport continental, la voie ferrée Yuxinou (Chongqing-Xinjiang-Europe) longue de 11 000 km jusqu’à Duisbourg en Allemagne. Ainsi se mettent en place des corridors de transports continentaux en direction du Moyen-Orient, de l’Europe, de l’Inde et du Pakistan, malgré les difficultés de nature politique, géographique et démographique de certains territoires.
Ce sont les corridors, ces axes routiers, ferrés, d’oléoducs et de gazoducs, qui attirent des investissements industriels et de services dans les villes et hubs qu’ils relient de part et d’autre des frontières, qui font l’Eurasie aujourd’hui. Le Transsibérien russe puis soviétique en a été la première forme au début du XXe siècle. Les corridors de la région du Grand Mékong dans les années 1990 et 2000, aménagés grâce à des investissements japonais et chinois, ont précédé et servi de modèles à ceux aménagés ou en cours d’aménagement par la Chine au début du XXIe siècle à l’échelle de l’Eurasie : ligne Yuxinou (Chongqing-Duisbourg), Kachgar-Gwadar (à travers le Pakistan). Ce sont les corridors de la Route de la soie maritime qui font transiter de loin les plus gros contingents de conteneurs entre la Chine et l’Europe, le long du « collier de perles » des ports, en grande partie contrôlés économiquement et même parfois militairement par la Chine.
Parmi les autres sujets abordés lors de ce café géo figurent la concurrence entre la Chine et la Russie en Asie centrale, la route maritime du Nord dont l’essor est lié au réchauffement climatique, et le cas particulier de l’Inde qui a souvent fonctionné comme une entité à part dans l’ensemble eurasiatique.
En conclusion, M. Bruneau souhaite insister sur le fait que la cohésion de l’Eurasie qui se renforce actuellement dépend principalement de la Chine.
Questions de la salle :
1-La puissance financière de la Chine est-elle à la hauteur du gigantisme du projet des « nouvelles Routes de la soie » ?
La vigueur de la croissance économique chinoise depuis les réformes de Deng Xiaoping est telle que les capacités d’investissement de la deuxième puissance économique mondiale sont considérables. Mais le projet n’est pas seulement une question financière ou économique.
2-Quel est le coût écologique du transport maritime ?
Un coût considérable même s’il faut évaluer ce coût en fonction de l’énormité des volumes transportés.
3-Les questions démographiques entrent-elles en considération dans le développement de certains territoires comme l’Asie centrale et le Xinjiang ?
Ont été évoqués entre autres sujets, les migrations vers la Russie et l’attitude de l’Etat chinois envers les Ouighours du Xinjiang.
4-La question du déséquilibre des flux de marchandises dans les corridors selon le sens (Est-Ouest ou Ouest-Est)
Des conteneurs pleins dans le sens Est-Ouest, puis pour certains abandonnés, faute de fret dans l’autre sens.
5-Autres questions abordées :
-la stratégie du « collier de perles » chinois. Cette stratégie vise à investir dans des ports de commerce et à offrir des escales à la flotte de guerre chinoise, elle est particulièrement visible dans l’océan Indien.
-le problème à certains endroits de l’écartement différent de la voie ferrée.
-la question de l’islam en Eurasie.
-la place des transports aériens dans l’interconnexion croissante de l’espace eurasiatique.
M. Bruneau termine son intervention en évoquant l’Eurasie comme un ensemble continental de plus en plus signifiant. Citons ici une partie de la conclusion de son article publié en 2018 dans L’espace géographique:
« En effet, la Chine est en passe de devenir une puissance à la fois continentale et maritime qui se donne les moyens économiques, scientifiques, techniques et militaires d’exercer une hégémonie sur l’ensemble de l’Eurasie L’hégémonie chinoise est et sera contestée et contrée par une Russie, qui s’efforce de renouer avec la plus grande partie de son ancien espace soviétique, et par la puissance maritime occidentale alliée au Japon et à l’Inde. Mais la Chine a les moyens économiques et démographiques, si elle sait conserver une cohésion politique, de donner à l’Eurasie de plus en plus de cohérence. » (L’Eurasie, un impensé de la géographie : continent, empire, idéologie ou projet ? | Cairn.info).
Compte rendu rédigé par Daniel Oster, relu par Michel Bruneau, janvier 2022.