Alors que les questions sociales autour de la Coupe du monde 2014 au Brésil se font entendre, la France prépare son « Euro » 2016, la coupe d’Europe des nations de football. Si les conflits sont bien moins importants en France, ils sont malgré tout très présents au niveau local et l’objet d’intérêts globaux. Les 10 stades qui accueilleront l’Euro sont déjà sélectionnés, il s’agit du Stade de France, de 5 stades à réhabiliter et de 4 stades construits pour l’événement. Ce sont ces 4 stades qui vont nous intéresser. Les stades de Nice et de Lille sont déjà construits et fonctionnels, les stades de Bordeaux et Lyon sont en construction. Ces projets ont coûté des centaines de millions d’euros et sont donc évidemment au cœur des projets des villes concernées. Après le Stade de France construit pour la Coupe du monde 1998, voici une nouvelle génération de stades qui sont attachés à un club (contrairement au Stade de France) et intégrés à un projet de développement local (comme le Stade de France) 1. Il est donc intéressant de comprendre quelles logiques urbaines sous-jacentes sont présentes dans la construction de ces stades, quelles visions de la ville, …, en un mot, quelle urbanité va être créée par ces nouveaux complexes sportifs dans les villes de Nice, Lille, Bordeaux et Lyon ?
Ce sont d’abord des stades créés par opposition aux anciens stades qu’ils remplacent. La durabilité, le « fair-play financier » 2, la gouvernance intégrée, sont donc les mots d’ordre pour ces nouveaux stades, mais l’objectif numéro un est bien d’avoir un stade prêt pour 2016. Les questions à court terme sont donc parfois rapidement traitées, et beaucoup de questions sur le long terme restent en suspens, en particularité autour de la question urbaine.
Les anciens stades sont bien souvent le symbole d’une urbanisation passée. A Nice, le stade du Ray est octogénaire, il a été construit comme beaucoup de ses homologues des grandes villes de France à la périphérie de la ville-centre. Avec la croissance des villes, il est aujourd’hui au cœur de l’aire urbaine, sur une parcelle à des milliers d’euros le mètre carré, dans un quartier qui n’attend qu’à être gentrifié. Les stades sont donc devenus gênants, d’autant qu’ils ne sont vivants qu’une fois par semaine, le samedi soir le plus souvent. En effet, ce ne sont pas des complexes sportifs pour la plupart mais simplement les stades officiels pour les matchs de championnat. Les stades pour l’entraînement quotidien sont séparés comme à Bordeaux, où le quartier du Haillan regroupe les joueurs, le staff, les journalistes et les supporters.
Se séparer du vieux stade, cela permet comme dans le projet niçois de redynamiser le quartier (des bureaux devraient être construits après la destruction du stade du Ray) et le rendant attirant économiquement mais aussi en terme de bien-être. En effet, les milliers de voitures congestionnant tout le quartier du stade le samedi soir est une véritable plaie pour les riverains. Cette reconstruction de la ville sur la ville semble très intéressante sur le papier si Nice parvient à conserver la mixité sociale du quartier malgré la gentrification prévue.
Le nouveau stade ne sera plus une verrue en ville, mais un complexe sportif voire un quartier nouveau à l’extérieur de la ville 3. Les 4 nouveaux stades sont tous placés à une dizaine de kilomètres du centre-ville, comme à Nice où l’Allianz Riviera se trouve dans la vallée du Var, hors agglomération (Figure 2). Le stade est un peu en amont de l’aéroport, prolongeant l’urbanisation de la vallée du Var (hôtels, autoroute, périurbanisation, …). Si l’allitération dans « vallée du Var » vous inspire le rêve, parlons plutôt de « couloir d’externalités négatives niçoises » qui donne une meilleure image de la vallée en aval.
Le projet de Lyon, peut-être le plus complexe, se situe dans l’aire urbaine sur la commune de Décines. « OL Land » (OL pour Olympique Lyonnais, le club principal de la ville) se construit donc dans une commune du périurbain.Celui de Lille, à Villeneuve-d’Ascq, semble moins problématique, surtout en comparaison avec l’ancien stade Grimonprez-Jooris qui se situait dans l’enceinte de la Citadelle de Lille. Celui de Bordeaux est également intéressant, car il est sur la commune, dans le quartier de Bordeaux-Lac et proche de l’écoquartier Ginko.Finalement, ces nouveaux stades sont, comme les anciens à leur époque, construits aux confins de l’agglomération.
Pourtant, ils diffèrent des anciens stades et se construisent même par opposition à ceux-ci. La circulation « douce », la multifonctionnalité (et la durabilité) sont les maîtres mots et maîtres d’œuvre des nouveaux stades. Le métro ou le tramway sont présents dans les quatre projets. Des parkings immenses sont également prévus pour éviter les stationnements sauvages. On espère que la congestion sera évitée en période d’affluence, et la vie du quartier est assurée en période creuse également. Cependant, l’accent est mis sur les transports en commun, il n’y aura donc que 7 000 places de parking pour 60 000 supporters dans le nouveau stade de Lyon (dit « Stade des Lumières »), et de nombreuses critiques apparaissent déjà 4. Le projet bordelais met en avant la multifonctionnalité de son stade, lieu d’événement sportifs et « culturels » (concerts, spectacles, …) qui s’insère dans l’écoquartier Ginko. Les espaces verts et les commerces autour du stade participent à la vie du quartier toute la semaine. Alors que le stade s’insère dans un quartier à Bordeaux, OL Land peut être considéré comme un quartier à lui tout seul. A la manière d’un mall américain, OL Land se veut un centre de loisirs et de commerce. Il y aura un stade, des commerces, des hôtels, des espaces de loisir et même un parc d’attractions (il ne manque qu’une chapelle pour être l’équivalent français du grand centre commercial étasunien). La multifonctionnalité permet de faire vivre le quartier en intéressant un maximum de personnes et cela tout au long de la semaine. C’est aussi une façon de diversifier les recettes de l’entreprise « OL Groupe », coté en bourse depuis 2007, éprouvant quelques difficultés actuellement (entre autres à cause des interrogations autour du stade !) 5
On ne sait pas encore si les nouveaux stades redoreront les finances des clubs français (souvent en retrait par rapport à leurs voisins européens, anglais par exemple), mais on sait qu’ils représentent déjà un investissement pour le club et pour la ville. Ce qui pose beaucoup de questions économiques et politiques, bien souvent occultées par l’impératif « Euro 2016 ». N’oublions pas que l’urbanité et la durabilité passent après cet objectif à court terme : donner une belle vitrine de la France lors du rendez-vous européen.
L’Euro 2016, c’est l’occasion de construire un nouveau stade tout en étant soutenu par la France et l’Europe du football. Autant dire que c’est une occasion en or pour présenter le projet à la ville et aux sphères politiques. Les maires de Bordeaux et Nice (réélus en 2014) subventionnent ces projets, malgré le coût pour le contribuable estimé à 634 euros par foyer fiscal à Nice 6 ! Pourquoi dans ce cas ne pas simplement réhabiliter l’ancien stade ? A Lyon, Gerland est déjà relié au métro, dispose de 22 ha et peut être agrandi. Ce n’est pas le choix de J.-M. Aulas, président du club, qui a décidé de construire un stade 100% privé (officiellement, car, dans les faits, la ville est largement impliquée 7). Les autres stades sont issus de partenariats public-privé, comme à Lille où Eiffage a participé avec la mairie au nouveau stade. Cher pour la ville, le nouveau stade de Lille remplace le projet de réhabilitation de Grimonprez-Jooris, moins cher mais interdit par la justice suite aux plaintes des défenseurs de la Citadelle. Ce conflit a pu être traité bien avant l’Euro 2016, et permet donc une installation du stade relativement concertée (Figure 3).
Il semble que l’urgence prenne le pas sur la concertation dans le cas des stades encore en construction. Celui de Lyon doit se construire à Décines, ce qui contraint la municipalité à changer son PLU. La construction du stade peut alors commencer en 2013 malgré l’hostilité d’une partie des habitants, ce qui a sans doute pesé sur les résultats des élections municipales de 2014 qui voient l’échec du maire sortant. La nouvelle maire, opposée au projet, va-t-elle pouvoir peser sur l’alternative entre une véritable concertation ou un passage en force, comme le laisse penser l’émission d’Arte radio, de la part des acteurs puissants du foot business et de la politique (UEFA, LFP, OL Groupe, Lyon, le Grand Lyon, …) 8.
Bordeaux a moins de questions à se poser, le stade étant dans la commune de Bordeaux. Dans les 2 cas en revanche, des questions écologiques se posent. Bétonner 50 ha de terres agricoles et prôner le développement durable grâce à la réintroduction d’un crapaud (Lyon), ou à la proximité d’un écoquartier (Bordeaux), cela fait de beaux candidats au prix Pinocchio (récompense ironique pour le « greenwashing »).
Tout cela est fait dans l’urgence pour un objectif louable et commun : faire grande impression lors de l’Euro 2016. On aimerait croire que nos stades seront des vitrines de la bonne santé du football, de l’économie française, de la ville durable et sans cesse réinventée. Bref, que les opposants aux projets sont des individualistes qui ne pensent pas à l’intérêt général. Imaginez, pour les visiteurs : le quartier du stade sera une ville parfaite, moderne, les joueurs de toute l’Europe rejoindront « notre » championnat, pour le bien-vivre à la française, et les investissements consentis s’effaceront devant les recettes.
C’est un scénario possible, et vendu par les investisseurs : Vinci et Eiffage, les présidents de club, la ville… Cependant le seul exemple en France de partenariat public-privé pour un stade de football est celui du Mans. Si vous n’avez plus de nouvelles du MUC 72 depuis quelques années, c’est que le club de football du Mans a sombré de la 1ère à la 6ème division en quelques années pour des raisons sportives puis financières (liquidation du club). La MMArena construite par Vinci semble avoir coûté très cher à la ville et à son club, tandis que l’entreprise s’est désolidarisée financièrement pour « aléa sportif » 9.
Ce n’est pas de très bon présage pour le long terme, mais sportivement, l’OL (Lyon), le LOSC (Lille) et le FCGB (Bordeaux), ce n’est pas le MUC72. On peut peut-être s’inquiéter pour l’OGC Nice qui joue plus souvent le maintien que les premières places. Ce sont des questions à long terme qui concernent principalement les clubs, les supporters, mais aussi la ville.
Force est de constater que la ville se construit hors agglomération. Le complexe sportif, commercial et récréatif autour de chacun de ces stades est un nouveau centre loin de la ville. Il participe à un étalement urbain assez peu en accord avec l’agenda 21 qui prône la ville dense. Le projet lyonnais ne s’inscrit même pas dans une politique métropolitaine, vu que c’est l’acteur privé OL Groupe qui gère l’ensemble du projet. Pourtant, de fait, ces complexes participent à la vie métropolitaine, ce sont même des investissements d’un coût rare pour les communautés urbaines. Ces projets sont en mal d’urbanité s’ils ne répondent pas au critère de densité. Qu’en est-il pour la mixité, seconde mamelle de cette urbanité ?
Pour compenser les investissements et être en accord avec la nouvelle qualité des services, on peut penser que le prix des places dans ces nouveaux stades va augmenter. Pourtant la corrélation n’est pas automatique, Lille et Nice présentent les mêmes prix pour cette saison (2013-2014) que pour la saison précédente. L’augmentation du nombre de places vendues peut-elle suffire à compenser l’investissement ? C’est le pari de Nice et Lille qui remplissent leurs nouveaux stades à 70% et 80% cette saison. En nombre absolu, il y a plus de supporters dans la nouvelle enceinte. En l’absence d’étude précise sur la composition du public, on peut penser qu’un prix semblable et une augmentation du nombre de supporters mènent à une augmentation de la mixité sociale dans le stade. Cependant la communication autour des stades et l’espace dans lequel il est construit peuvent nous faire penser l’inverse. La vidéo (Figure 4) pour le futur stade à Bordeaux met en avant une femme, un enfant, un jeune cadre dans sa voiture décapotable. Le groupe de supporters est très peu présent, comme le fait bien remarquer cette critique de la vidéo 10
Figure 4 : La vidéo promotionnelle pour le projet du nouveau stade de Bordeaux
https://www.youtube.com/watch?v=J5DvWOEzUDk
La question de la gentrification des stades est posée, car les questions récurrentes autour des « listes noires », des interdictions de stade et des dissolutions de groupes de supporters rappellent chaque semaine la question de la mixité dans les stades.
Une dernière question se pose autour de l’accessibilité de ces structures, qui contredisent la « durabilité » vendue par les projets. A Bordeaux, c’est environ 10 000 voitures qui vont passer, voire se garer, proche de l’écoquartier toutes les semaines. A Nice, en attendant le tramway, ce sont des milliers de voitures qui emprunteront l’autoroute pour se rendre au stade. Heureusement, à Lille, il y a déjà le métro qui dessert le stade. Unique problème, les milliers de supporters arrivant du métro doivent traverser l’autoroute avant d’accéder au stade… C’est 50 000 places pour le nouveau stade à Lille, et un sacré casse-tête en termes d’accessibilité.
Ces mobilités « douces » sont mises en avant pour leur côté durable, mais c’est oublier que les stades sont maintenant à 10 km du centre-ville, donc que les supporters venant à pied seront bien moins nombreux. De plus, pour pouvoir prendre le tramway ou le métro, il faut habiter à proximité de celui-ci. On peut donc constater et prévoir des embouteillages sur les autoroutes contournant Nice et Lyon, à Bordeaux-Lac et à Villeneuve-d’Ascq.
Les stades de Nice, Lille, Bordeaux et Lyon sont avant tout des stades pour l’Euro 2016. Ils répondent à des préoccupations à court terme en occultant les nombreuses questions à moyen ou long terme sur l’avenir urbain et sportif. C’est problématique car ces projets sont des projets métropolitains, qui ont vocation à devenir de nouveaux centres en ville. Symboles de modernité pour les supporters qui afflueront de toute l’Europe en 2016, ils sont pour les riverains souvent symboles de pollutions diverses. Sont-ils pour autant un mauvais compromis par rapport à une réhabilitation des anciens stades ? Ils sont plus chers qu’une réhabilitation et esquivent le défi de construire la ville sur la ville. Ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour les défenseurs de la ville dense défendue par l’Agenda 21. C’est peut-être le principal paradoxe de ces stades, dont le verni de durabilité s’enlève à l’évocation de la bétonisation, de l’accessibilité et de la densité. Le bilan n’est pas conciliant si on pense en terme d’urbanité, mais l’avenir nous dira s’il est intéressant en terme de citadinité.
Yohan Lafragette
1 Vous pouvez retrouver en ligne Les Annales de la recherche urbaine, n° 79, mars 1998 dirigé par Anne Querrien et Pierre Lassave et en particulier cet article de Marie-Hélène Bacqué sur le Stade de France : http://www.annalesdelarechercheurbaine.fr/IMG/pdf/Bacque_ARU_79.pdf
2 Le “fair-play financier” est un ensemble de règles mis en place par l’UEFA pour contrôler l’endettement des clubs de football en Europe. Or, tous les clubs participent financièrement aux nouveaux stades.
3 Pour une bonne description de ces stades, voici un article dont je me suis beaucoup inspiré :
4 Par exemple l’association Carton Rouge se bat depuis 7 ans contre le projet OL Land à Décines :
http://carton-rouge-decines.fr/
6 Capital, numéro 237, juin 2011
7 Informations sur le site militant Carton Rouge…
http://carton-rouge-decines.fr/oncachetout.htm
8 …mais aussi dans ce très bon documentaire d’Arte Radio (2011) :
http://www.arteradio.com/son.html?616001
9 Le fiasco du club de football du Mans et Vinci :
10 La vidéo de promotion du grand stade de Bordeaux et les commentaires critiques : http://www.moustachefootballclub.com/article/2011/7/que-nous-dit-la-video-du-grand-stade-de-bordeaux–