Thierry COVILLE (1), L’Iran, une puissance en mouvement, Editions Eyrolles, 2022

Ecrit un an avant que le Hamas ne déclenche un conflit majeur en Israël, dans lequel de nombreux politologues mettent en cause le rôle de l’Iran, l’ouvrage de T. Coville analyse les aspirations de l’Etat chiite à être « la » grande puissance régionale du Moyen-Orient. Destiné à un lectorat de non-spécialistes ayant une image souvent manichéenne et simpliste de l’Iran actuel, il a deux mérites principaux : replacer les décisions des dirigeants politiques dans une histoire de long terme – l’influence culturelle de la Perse sur le Moyen-Orient et l’Asie centrale se compte en millénaires – et montrer la complexité et les paradoxes de la société iranienne contemporaine.

L’auteur pose une question qui pourrait sembler superflue à beaucoup d’Occidentaux, tant la réponse leur semble évidente : la République islamiste (instaurée en 1979) est-elle une théocratie ? Pourtant sa réponse n’est pas catégorique ; c’est un « oui, mais ».

Certes le système politique est contrôlé par le « Guide » (docteur en jurisprudence islamique) qui décide de la politique générale de l’Etat, arbitre les conflits entre les pouvoirs, est le chef du pouvoir judiciaire et le directeur de l’audiovisuel. Et le Conseil des Gardiens de la Constitution veille à la compatibilité entre les lois de l’Islam et la Constitution. Mais il a fallu concilier des institutions de nature autoritaire et des institutions de nature démocratique (élection d’un Président de la République et de parlementaires). Et Khomeiny lui-même a déclaré en 1988 qu’on devait faire prévaloir la raison d’Etat sur la loi religieuse si cela était nécessaire. Dans plusieurs domaines le pragmatisme l’emporte, comme dans la Justice où certaines dispositions du Code pénal islamique sont considérées comme inapplicables. On peut donc parler d’un projet hybride politico-religieux.

Les islamistes au pouvoir depuis 1979 ne forment pas un bloc compact. Ils sont divisés en plusieurs courants qui débattent de la place de l’Etat de droit, des relations avec le reste du monde, de l’identité islamique. On peut distinguer une extrême-droite qui ne reconnait que la charia, une droite voulant allier la prééminence de l’ordre moral islamique avec l’ouverture économique au monde extérieur, une droite pragmatique favorable à un ordre moral moins sévère et à une libéralisation de l’économie, et des « réformateurs » privilégiant l’exportation de la révolution et la réduction des inégalités.

Les élections parlementaires de 2020 ont ramené les radicaux au pouvoir et le Président élu en 2021 est un ultraconservateur, Ebrahim Raïssi. Pourquoi cet échec des réformateurs ? Il ne traduit pas un enthousiasme populaire pour l’extrémisme religieux car le pourcentage d’abstentions a été très élevé, mais une déception des classes moyennes à l’égard du gouvernement précédent qui n’a pas su redresser une situation économique désastreuse (l’inflation a été de 36,4% en 2020).

Principaux responsables de cette paupérisation de la population qui est un frein à la démocratisation du régime, les choix politiques américains. Alors que sous la présidence de Rafsandjani, en 1989, l’Iran renouait des contacts avec les républiques d’Asie centrale et l’Arabie saoudite mais aussi normalisait ses relations avec les Européens, les tensions avec les Etats-Unis restaient fortes. Dans les années 2000 (présidence d’Ahmadinejad), le programme militaire iranien faisant une large place à l’enrichissement de l’uranium amène les E.U. et l’U.E. à prendre des sanctions économiques : réduction des exportations pétrolières et gel des avoirs iraniens à l’étranger, ce qui entraine une forte récession économique en 2012. Les négociations reprennent sous la présidence du modéré Rohani. Un Accord international (2) est signé en juillet 2015 à Vienne, qui prévoit la levée des sanctions contre l’Iran en échange de son engagement à réduire le taux d’enrichissement de l’uranium. Mais la décision de D. Trump de sortir de cet accord nucléaire en mai 2018 engendre un traumatisme sur la scène politique iranienne. Elle affaiblit les modérés. Face aux représailles américaines à l’égard de toute entreprise commerçant avec l’Iran, les Européens sont incapables de défendre leur « souveraineté économique ». Les exportations pétrolières s’effondrent. Cette nouvelle crise favorise la mouvance proche du « Guide » et l’élection du radical Ebrahim Raïssi.

Le fossé est croissant entre les dirigeants et la société, mais ce qui soude les Iraniens, c’est leur « nationalisme de résistance », appuyé sur une identité originale nourrie par une langue et une culture très anciennes (3). Au XIXe siècle il s’est manifesté contre les Russes et les Anglais qui imposaient leur domination économique.  Aujourd’hui, il est facile de désigner les Etats-Unis et Israël comme les ennemis majeurs de l’Iran. Même si une grande part de la société est opposée au Velayat-e-faqih (primauté du religieux sur le politique), elle ne souhaite pas un affrontement avec le pouvoir qui mènerait au chaos que connaissent les voisins irakien et syrien. Le nationalisme assure la cohésion.

Dans un contexte régional instable, l’Iran cherche à appuyer sa politique de « profondeur stratégique » sur les chiites. La république islamique a favorisé et subventionné la création de milices chiites en Irak (al-Hashd al Shaabi) et au Liban (Hezbollah), soutient les alaouites en Syrie et les Houthis zaïdites au Yémen. Mais le gouvernement des mollahs fait aussi preuve de pragmatisme en entretenant de bonnes relations avec des Etats voisins non chiites, comme l’Arménie chrétienne, le Tadjikistan et a un accord de partenariat avec la Russie contre l’Azerbaïdjan, pays pourtant à majorité chiite. Quant aux relations avec l’Afghanistan, elles sont complexes : faut-il célébrer la victoire des talibans contre les Etats-Unis ou combattre des sunnites radicaux ? Dans son soutien à l’« axe de résistance » contre Israël, l’Iran défend les Palestiniens, ce qui explique le rôle central du Hezbollah dans sa politique régionale. Mais peut-il assumer le rôle de grande puissance régionale alors que son poids économique est bien inférieur à celui des deux poids lourds du Moyen-Orient, l’Arabie saoudite et la Turquie ?

Le pays dispose pourtant d’atouts économiques notables : des réserves pétrolières et gazières considérables, des infrastructures de qualité dans lesquelles l’Etat a beaucoup investi, un positionnement géographique central entre Europe et Asie, une société moderne urbanisée (75% de la population en 2019) et éduquée (4). La situation économique désastreuse a donc des raisons politiques, externes et internes. L’effet des sanctions internationales (5) est primordial, mais aussi le choix d’une économie rentière basée sur le clientélisme dans les années 1990 puis exacerbée sous la présidence d’Ahmadinejad. Peu d’emplois sont créés, ce qui crée la colère des jeunes diplômés et la « fuite des cerveaux ». La crise économique se double d’une crise environnementale profonde (pollution atmosphérique et pénurie d’eau).

Les aspirations de l’Iran à être la grande puissance régionale du Moyen-Orient dépendent donc de facteurs internes (succès des modérés ou des radicaux) et de facteurs externes (l’Iran pourrait remplacer la Russie sanctionnée dans l’approvisionnement de l’Europe en gaz, mais son implication dans le nouveau conflit israélien risque de renforcer son isolement).

 

Notes :

(1) Thierry Coville est chercheur à l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques). Docteur en sciences économiques, il effectue depuis près de 20 ans des recherches sur l’Iran contemporain et a publié de nombreux articles et plusieurs ouvrages sur ce sujet.

(2) Le Plan d’action global commun est signé par l’Iran, le P5+1 (les cinq membres du Conseil de Sécurité et l’Allemagne) et l’Union européenne.

3) Les lecteurs les plus âgés se souviennent sans doute du fastueux Festival des arts de Shiraz-Persépolis organisé par le chah Mohammad Reza Pahlavi en 1971/1972 pour célébrer le 2500e anniversaire de la fondation de l’Empire perse. Les dirigeants du monde entier y furent invités.

4) Paradoxalement le régime islamique a favorisé la scolarisation des filles des milieux traditionnalistes en rassurant les parents.

5) Aux sanctions américaines s’ajoute le placement de l’Iran sur la liste noire du GAFI, organisation mondiale de surveillance du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme. Le refus de transparence financière des Iraniens s’explique par leur souci de ne pas dévoiler leur soutien au Hezbollah et aux groupes palestiniens.

 

Michèle Vignaux, janvier 2024