Inspirée par Daniel Oster, cette escapade organisée pour les Cafés géographiques par Isabelle Mazenc du 11 au 15 mai 2025 a bénéficié des éclairages de Henry Jacolin et Denis Wolff. La péninsule istrienne, située à l’extrémité nord-ouest des Balkans et divisée en trois pays (Croatie, Slovénie et Italie), est une région où trois peuples se rencontrent : les Slaves, les Italiens et les Germaniques. Trieste est la ville-symbole de ces trois influences. Ljubljana, capitale de la Slovénie et propice à un vol direct depuis Paris, fut le point de départ de ce voyage.

Carte de l’Istrie (https://fr.wikipedia.org/wiki/Istrie#/media/Fichier:Karte_Istrien_en.png)
UNE GEOGRAPHIE CONSTITUTIVE D’UNE IDENTITE PLURIELLE
Une géologie porteuse de mémoire, une géographie propice aux échanges et à l’enracinement
L’Istrie est une péninsule qui s’avance dans la mer Adriatique, située entre le golfe de Trieste et le golfe de Kvarner. Cette situation entre mer et continent en fait depuis toujours un espace de passage, de contact et de transit. Des ports istriens comme Porec (Parenzo), Rovinj (Rovigno) ou Pula (Pola), ont été des interfaces avec l’Italie, l’Europe centrale et l’Orient. Mais l’Istrie n’est pas seulement un espace maritime, c’est aussi un territoire aux caractéristiques géologiques très particulières. Elle est divisée en trois zones géomorphologiques : l’Istrie blanche, l’Istrie rouge et l’Istrie grise, chacune ayant façonné des modes de vie distincts.
La chaîne montagneuse de Cicarija et le massif de l’Ucka (1396 m) du nord-est de la Croatie qui appartiennent aux Alpes dinariques forment l’Istrie blanche où le calcaire domine. Elle est caractérisée par ses reliefs karstiques et un réseau hydrographique complexe, en partie souterrain. Nous l’avons traversée le deuxième jour entre Ljubljana et Trieste. Le terme « Karst » qui vient du slovène « kast » a été théorisé dans le milieu scientifique austro-hongrois du XIXème siècle. Le géographe serbe Jovan Cvijić (1865-1927) a été un des premiers à étudier les formes de relief karstique dans les Balkans.
Le karst se caractérise par des formes d’érosion spécifiques : grotte, poljé, doline, aven, ponor, etc. Il prédomine autour de Trieste, où le plateau du Carso (« karst » en italien) façonne le paysage mais aussi les pratiques agricoles (pastoralisme, sylviculture) et les modes de peuplement. Ce plateau karstique au climat continental qui descend de Ljubljana vers Trieste est parfois fouetté par la bora, un vent catabatique (descendant la pente montagneuse) capable de renverser un train. Ce paysage, souvent aride, a vu se développer des sociétés attachées à la terre et à l’identité forte.
Dans « Danube » (1986), Claudio Magris décrit ce terrain comme un symbole des couches multiples de la culture du centre de l’Europe, à l’image de la roche karstique : « ce sol qui s’effondre parfois, comme nos certitudes. »
Ces paysages karstiques sont les espaces d’une douloureuse mémoire de la deuxième guerre mondiale. Les « foibe », profondes cavités ramifiées, ont été utilisées comme charniers lors des violences entre les fascistes italiens et les partisans yougoslaves. Ces violences ont fait entre 5 000 et 10 000 morts, principalement parmi la population italienne de la région. Aujourd’hui encore, ces lieux sont l’objet de mémoires conflictuelles, entre silence, commémoration et instrumentalisation politique.
Partant de Porenc en direction de Groznjan et de Morovun avec notre guide croate Natacha, nous avons d’abord traversé l’Istrie rouge pour aborder ensuite l’Istrie grise. Riche en fer et fertile, l’Istrie rouge couvre principalement le littoral occidental et le sud-ouest de la péninsule. Elle offre un paysage de collines douces parsemées de vignes, d’oliviers et de céréales, souvent associés à de petits bois de chênes et de pins Cette Istrie rouge garde la mémoire des cultures de l’Antiquité et des marchés vénitiens. Quant à l’Istrie grise, elle forme une zone intérieure en direction des montagnes de l’Est. Le sol argileux est de couleur gris-brun ou même bleuté. Le relief est vallonné avec des collines aux pentes parfois raides et souvent couronnées de villages (comme Motovun) qui ont servi de refuges face aux menaces ottomanes (XV-XVIIème siècles) ou dans le cadre de conflits régionaux entre Habsbourg et République de Venise. Les vallées sont traversées par de petites rivières comme la Mirna. La végétation est majoritairement composée de forêts mixtes (chênes, charmes, frênes). Moins intensément cultivée que l’Istrie rouge, cette région produit des truffes (voir notre belle expérience à Buzet en 3e partie).
Trieste, seuil d’identités et d’horizons entre karst et mer.
« Trieste est un paysage de limite suspendu entre le monde continental et le monde méditerranéen, le Karst et la mer. » (Gianni Cimador, « Trieste di carta », 2020)
Trieste n’existe pleinement que dans sa relation à un arrière -pays.
Le Karst triestin, en continuité géologique avec le karst slovène, borde la ville et forme à la fois une barrière et un seuil. C’est un espace de passage que les routes, les chemins de fer et les anciennes voies commerciales ont traversé depuis des siècles. Ce relief calcaire commun à toute l’Istrie a façonné les formes d’occupation humaine et les dynamiques d’échange : marchés, transhumance, transport de vin, de pierre ou de bois. Trieste dès le XVIIIème siècle est pensée par Marie-Thérèse d’Autriche comme le débouché maritime d’un arrière-pays impérial et multiculturel. Le quartier du Borgo Teresiano témoigne de cet héritage avec son urbanisme moderne inspiré par Marie-Thérèse d’Autriche. Des routes sont tracées pour relier la ville aux terres intérieures jusqu’à Llubljana, Graz, Vienne, mais aussi aux localités istriennes : Koper, Piran, Pazin. Elle devient un point d’articulation entre les montagnes, les plateaux et la mer, entre les villages ruraux et les réseaux commerciaux internationaux. Le chemin de fer Südbahn (Vienne-Trieste, 1857) en est un symbole fort : il transforme la ville en tête de pont de l’Empire, où transitent marchandises et cultures. La ville portuaire joue jusqu’en 1918 un rôle de relais économique et culturel entre les Balkans, l’Europe centrale et l’Italie dans une logique adriatique et multiculturelle. La diversité linguistique et religieuse des quartiers (slovène, juif, grec, arménien…) reflète cette ouverture fonctionnelle et humaine vers l’Est.
La formule de Tjana, notre guide slovène à Ljubljana (« Pour nous, Ljubljana est le cœur, Trieste les poumons ») illustre la pérennité de ce lien qui, au-delà des cassures géopolitiques fortes du XXème siècle, unit Trieste à son arrière-pays.
Un urbanisme modelé par sa pluralité géographique : Trieste n’est pas une ville née de la mer comme Gênes ou Venise, ni une ville de collines classique de l’Italie centrale. C’est une ville façonnée par la rencontre entre relief karstique, espace maritime et expansion impériale. La mer pousse la ville contre les pentes calcaires du Karst, l’oblige à se faufiler, à s’étirer le long des axes logistiques Le relief karstique empêche l’urbanisme radial. L’arrière -pays karstique (Carso) reste peu construit, mais habité symboliquement : il est la frontière, le refuge, parfois l’exil.
Une ville vécue et racontée à l’échelle d’un espace partagé. Des écrivains triestins porteurs d’héritages linguistiques et culturels variés témoignent de la circulation entre ville et arrière-pays, entre mer et montagne, entre exil et enracinement. Par leurs récits, leurs personnages, leurs paysages mentaux, ils révèlent une géographie partagée. Italo Svevo, juif de langue italienne et de culture austro-hongroise met en scène le personnage de Zeno qui navigue entre « inspirations » germanique, italienne ou balkanique. Claudio Magris, intellectuel italien marqué par la culture germanique voit Trieste comme un point de départ pour penser toute l’Europe centrale. L’oeuvre de Boris Pahor, membre de la communauté slovène de Trieste est ancrée dans la ville mais aussi tournée vers l’arrière-pays karstique entre conflictualité et coexistence. Fulvio Timizza, né d’une famille italienne dans l’Istrie croate, décrit un imaginaire triestin riche d’un arrière-pays vécu comme territoire de mémoire, de perte et d’origine.
La cohérence territoriale était donc aussi une cohérence humaine et sociale que les bouleversements du XXème siècle sont venus brusquement heurter. Ce contraste entre ouverture maritime et isolement karstique crée une tension identitaire ; à la fois tourné vers l’extérieur et ancré dans un espace contraignant, l’habitant d’Istrie développe un attachement particulier à sa terre tout en étant habitué aux échanges. Cette relation intime entre espace et identité se prolonge dans l’histoire tourmentée de la région, marquée par les ruptures et les discontinuités frontalières.
LA FRONTIERE POUR IDENTITE ?
Un territoire marqué par des dominations successives

La presqu’île du vieux Rovinj dominée par la cathédrale Ste-Euphémie. (Photo Claudie Chantre 2025)
A la croisée des influences italienne, slovène et croate, l’Istrie a connu une histoire marquée par des dominations successives.
Du Ier siècle avant J.C au Vème siècle après J.-C. elle est intégrée à l’Empire romain. Pula devient un important centre économique, administratif et militaire comme en témoigne le très bel amphithéâtre que nous avons découvert le dernier jour. A Porec, avec Tamara, notre guide croate, nous avons emprunté un cardo et un decumanus qui en ont même gardé le nom. Après la chute de l’Empire romain d’Occident, l’Istrie passe sous le contrôle de l’Empire byzantin (Vème-VIIIème siècles). En témoigne la basilique euphrasienne de Porec que nous avons visitée avec notre guide croate Tamara le 3éme jour. Après la domination carolingienne (VIIIe-IXème siècles), la région connaît la domination de Venise (XIIIe-XVIIIe siècle). Les villes côtières telles que Pula, Koper, Rovinj sont intégrées au système commercial vénitien. Après la chute de la République de Venise en 1797, l’Istrie y compris Trieste, est intégrée à l’Empire des Habsbourg.
Trieste devenu port franc en 1719, est le débouché maritime de l’Empire d’Autriche-Hongrie. L’unité politique renforce les échanges internes et favorise l’émergence d’un espace multiculturel. Les populations italiennes (urbaines), slovènes (rurales du nord) et croates (de l’est et du sud) cohabitent dans une forme de pluralisme contrôlé. Les autorités impériales prônaient, dans un objectif de stabilité et de prospérité économiques, une politique de tolérance religieuse vis-à-vis des catholicismes latin et oriental, de l’orthodoxie, du protestantisme et du judaïsme que nos visites du 2e jour (la cathédrale San Giusto dans la ville haute, la grande synagogue, l’église grecque orthodoxe,) nous ont permis de mieux appréhender grâce aux explications de notre guide italienne Lisa. Après avoir été longtemps ignoré, cet héritage de tolérance et d’intégration (on parlait souvent plusieurs langues) est revendiqué aujourd’hui. En témoigne, ce Thaler géant placé au cœur du Borgo Teresiano et inauguré en 2023. Cet hommage à l’impératrice émane de la société civile. Une consultation publique a été organisée pour choisir le design du monument.
En 1809, par le traité de Schönbrunn et après la victoire de Napoléon, l’Autriche doit céder des territoires à la France. Napoléon crée les Provinces illyriennes qui s’étendent de la Slovénie aux bouches de Kotor en englobant l’Istrie. La France gouverne directement ces territoires de 1809 à 1813. Ce court épisode a néanmoins un impact culturel et administratif durable dans l’histoire slovène et croate, ce que nous avons fortement ressenti car nos guides Tjana en Slovénie et Natacha en Croatie ont insisté sur les retombées positives de l’occupation française. Des réformes juridiques et économiques inspirées du Code Napoléon ont été introduites, on a construit des routes et on a modernisé l Etat. A Ljubljana, Tjana cite Napoléon comme le Français le plus célèbre du pays. Elle nous fait découvrir la statue de Valentin Vodnik (1758-1819), le premier écrivain à utiliser largement le slovène et à le promouvoir comme langue de culture et d’instruction. Vodnik soutenait les réformes napoléoniennes car elles promouvaient la laïcisation de l’enseignement, l’égalité devant la loi, l’enseignement du slovène et son usage dans l’administration. Il voyait dans Napoléon un libérateur du peuple slovène des structures féodales et de la germanisation autrichienne. Cette statue érigée en 1889 pour le centenaire de la révolution française est parée d’un ornement : « A Vodnik » en français avec les lettres RF, offert en 1929 par la France pour le 120è anniversaire de la création des provinces illyriennes, conforte cette perception de reconnaissance réciproque. En 1929, à Laibach (Ljubljana),dans leur ancienne et sur la place de la Révolution française, on a érigé un monument aux Provinces illyriennes Il symbolise l’impact de cette période qui est restée dans la conscience nationale slovène comme le point de départ du nationalisme slovène.
Des frontières mouvantes et des populations déplacées
« Trieste est une ville qui a perdu son empire. Elle regarde la mer, mais elle a cessé de parler à ses montagnes. » (Claudio Magris, 1982)
Après la Première Guerre mondiale, l’Istrie est cédée à l’Italie par le traité de Rapallo (1920). En intégrant l’Italie, Trieste se retrouve isolée de son hinterland historique désormais intégré au royaume des Serbes, Croates et Slovènes (future Yougoslavie). Elle perd l’essentiel de ses débouchés continentaux. Ce n’est plus un centre mais une marge. La période fasciste (1922-1943) est caractérisée par une politique d’italianisation forcée qui brise la coexistence culturelle : suppression des institutions slovènes et croates, langue et culture italiennes imposées, écoles slovènes fermées, toponymie modifiée, exil d’une partie de la population slave. Un sentiment d’étrangeté émerge alors chez les Triestins. Cette période marque une tentative d’effacement de l’identité plurielle dans la région.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Trieste est occupée par l’Allemagne nazie puis par les partisans de Tito en 1945. La ville devient un enjeu territorial entre l’Italie et la Yougoslavie, aboutissant à la création d’un « Territoire libre de Trieste » en 1947, divisé en zones A et B. En 1954, le Protocole d’accord de Londres attribue la zone A comprenant Trieste à l’Italie tandis que la zone B est administrée par la Yougoslavie. Jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989, Trieste se trouve donc amputée d’un arrière-pays désormais situé à l’est du rideau de fer. Elle est aussi en situation marginale en Italie.
Avec l’indépendance de la Croatie et de la Slovénie en 1991, l’Istrie devient à 90 % une région de la Croatie indépendante. Un différend concernant la préservation d’un débouché maritime slovène oppose alors la Croatie et la Slovénie. Pendant des années la Slovénie qui a rejoint l’UE en 2004 a bloqué les négociations d’adhésion de la Croatie à cause de ce conflit. La cour pénale internationale de la Haye a tranché en 2017 et la Slovénie a gardé un débouché de 47 km sur la côte ce qui explique que nous ayons traversé deux frontières le 3e jour de ce voyage. . Ayant quitté Trieste, nous avons traversé la partie littorale de la Slovénie, dégusté des vins près de Piran puis avons poursuivi notre route côté croate en direction de Porec.
A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, violences et changements de souveraineté ont entraîné l’exode de centaine de milliers d’Italiens principalement des Istriens et Dalmates qui ont fui vers l’Italie ou l’étranger plus lointain. Entre 230 000 et 350 000 personnes principalement des Italiens fuient vers ‘Italie, l’Amérique, l’Australie et l’Afrique du Sud. Trieste assiste à l’arrivée de milliers de réfugiés italiens fuyant les violences des « foibe » et l’exode de l’Istrie.
UNE REGION MODELE POUR L’EUROPE ?
Une région transfrontalière au cœur de l’Europe élargie où la diversité est valorisée. Un cadre favorable pour réactiver son identité plurielle.
Depuis l’élargissement de l’Union européenne à l’Est, l’Istrie occupe une position stratégique. Partie intégrante de la Croatie et de la Slovénie depuis l’indépendance de 1991, elle entre dans l’UE avec la Slovénie en 2004 puis avec la Croatie en 2013. La Croatie, la Slovénie, membres depuis 2004, et l’Italie, membre fondateur, forment un territoire transfrontalier par excellence, situé à la jonction de trois Etats membres. L’effacement progressif des frontières, notamment grâce à l’espace Schengen (avec la Slovénie depuis 2007et la Croatie depuis 2023) favorise la mobilité des biens, des personnes et des idées. Les populations frontalières retrouvent une fluidité qu’elles avaient perdue au XXème siècle.
Le multilinguisme
Les minorités sont reconnues et protégées. Le système scolaire reflète cette intégration dans la coopération transfrontalière même s’il y a des différences notables dans la manière dont le multilinguisme est intégré dans l’éducation en raison des divers héritages historiques et politiques.
En Slovénie, on peut parler d’un multilinguisme intégré perçu comme un atout culturel et économique. Le slovène est la langue officielle mais l’italien bénéficie également d’un statut officiel dans l’Istrie slovène en raison de la minorité italienne vivant dans la région frontalière. La minorité italienne dispose d’un enseignement bilingue complet du primaire au secondaire. En plus de l’italien, des programmes sont offerts pour les autres langues minoritaires comme le hongrois ou le serbe en fonction des populations locales.
En Croatie, dans le Comitat d’Istrie, l’italien est langue co-officielle et des écoles publiques offrent des cursus bilingues croate-italien. Les sciences humaines, l’histoire et la géographie sont enseignées en italien. En plus de l’italien, des langues d’autres minorités locales comme le serbe ou le bosnien sont enseignées dans les régions où ces minorités sont présentes.
En Vénétie Julienne, le multilinguisme repose sur une tradition historique d’interactions avec les Slaves (principalement les Slovènes) et les Allemands mais c’est l’italien qui est la langue dominante. La minorité slovène bénéficie d’écoles en langue slovène, notamment à Trieste et Gorizia, bien que la reconnaissance soit plus limitée.
Des symboles visibles jouent un rôle essentiel et affirme une coexistence des cultures. Le bilinguisme (slovène-italien, croate-italien) est visible dans les panneaux routiers, noms de rues et administrations locales. Le drapeau de l’Istrie (fond bleu, chèvre dorée) est affiché dans les institutions régionales des trois pays. Dans les régions istriennes de la Croatie et de la Slovénie, le drapeau italien cohabite avec le drapeau national. A Trieste ou Koper, les drapeaux slovène et italien peuvent coexister. En Italie, le drapeau slovène peut être utilisé dans les manifestations officielles des minorités mais il n’a pas de statut co-officiel dans l’espace public. Dans les manifestations transfrontalières les trois drapeaux peuvent être arborés conjointement. Cette reconnaissance publique est essentielle dans la revalorisation des identités régionales, autrefois réprimées.
La représentation politique des minorités est un élément important pour comprendre la manière dont ces trois territoires gèrent la diversité culturelle. En Croatie, les élections locales (communes, comtés et régions) ayant lieu les 18 mai et 1er juin 2025, Goran, notre guide à Rovinj a développé la question devant un panneau électoral. Au Parlement croate, 8 sièges sont réservés aux minorités nationales dont 1 pour la minorité italienne. Aux élections locales (communes, comtés) les minorités ont droit à un représentant quand leur poids démographique est de 5 à 15 % de la population. Plus de 15 % donnent droit à une représentation proportionnelle au sein du conseil local. Les conseils nationaux des minorités permettent à la minorité italienne de gérer des domaines comme la culture, l’éducation, les médias et les institutions.
En Slovénie, les minorités italienne et hongroise bénéficient d’une représentation politique garantie au Parlement. Un siège leur est réservé à l’Assemblée nationale indépendamment des résultats électoraux par un vote des membres de la minorité. Au niveau local dans les communes où la minorité est significative (Koper, Izola, Piran) elle est représentée dans les conseils municipaux et les institutions publiques par un double vote, un pour un candidat « ordinaire » et un pour un représentant de sa communauté.
En Frioul-Vénétie Julienne, la minorité slovène a des droits garantis en matière de représentation à l’échelle communale et régionale depuis la loi de 2001 mais l’Italie ne réserve pas de sièges spécifiques aux minorités nationales au sein du Parlement.
Une valorisation de la diversité comme atout économique et culturel.

Vue depuis les remparts de Motovun, village perché au coeur de l’Istrie. (Photo Claudie Chantre 2025)
Un tourisme différent
L’identité multiculturelle de l’Istrie est aujourd’hui revalorisée comme une richesse, en particulier dans le secteur du tourisme. On cherche à développer un tourisme différent. Les villes du littoral comme Rovinj, Porec, attirent aussi des visiteurs pour leur patrimoine vénitien, leurs festivals multilingues et leur architecture composite. Dans l’arrière-pays, le tourisme rural et œnogastronomique est porté par l’agence de développement rural de l’Istrie (AZRRI) soutenue par le programme européen Interreg Italie-Croatie qui veut mettre en valeur les traditions locales mêlant influences slaves, italiennes et autrichiennes.
Citons notre expérience Karlic au cœur de l’Istrie, à Buzet, en compagnie de notre guide croate Natacha. Précédé d’une chasse à la truffe guidée avec des chiens dressés par le petit-fils de la maison, c’est un repas gastronomique mettant en valeur les truffes blanches et noires dans des plats traditionnels (œufs, pâtes…) que la famille Karlic propose. L’expérience met en avant l’huile d’olive locale. La cuisine préparée par un membre de la famille est faite dans la grande salle de restaurant ouverte sur la belle campagne environnante. Un écran permet de suivre les gestes en temps réel. L’approche valorise l’agrotourisme durable et le slow-food. A travers cette expérience, Karlic fait découvrir non seulement un produit mais tout un mode de vie rural istrien. C’est aussi un exemple de succès entrepreneurial alliant tradition et modernité. En 1966 Ivan Raspolic, le grand-père d’Ivan Karlic, commence à récolter des truffes. C’est sa fille Radmila qui dans les années 1990 structure l’activité familiale et crée « Karlic Tartufi ». Aujourd’hui trois générations participent à l’aventure.
Trieste ou le sens de nulle part ?
« La ville semble toujours sur le point de glisser, non pas dans la mer mais dans un autre monde. » (Jan Morris, Trieste ou le sens de nulle part, 2001).

TRIESTE. Piazza dell’Unita d’Italia. (Photo Claudie Chantre 2025)
Citons Trieste comme une figure du tourisme à contre-courant. Elle a longtemps souffert d’un passé géopolitique complexe et marginalisant et elle était perçue comme « étrangère » en Italie. Sa proximité avec le rideau de fer l’a tenue à l’écart des circuits touristiques occidentaux jusque dans les années 1990. Depuis l’entrée de la Slovénie et de la Croatie dans l’UE et l’espace Schengen, Trieste a retrouvé sa fonction de carrefour adriatique et alpin.
C’est un nouveau type de tourisme, lent, culturel et transfrontalier, en pleine émergence en Europe, qui permet de comprendre la nouvelle attractivité de Trieste. On peut peut-être y ajouter le charme d’un lieu qui a perdu ses repères, d’un lieu qui n’est pas instantanément visible dans l’imagination et aussi « son rapport ambigu au territoire. » Je cite ici Jan Morris dans son « Trieste ou le sens de nulle part ».
Le tourisme est une plate-forme pour réconcilier les identités et renforce le sentiment d’appartenance à une identité istrienne commune.
L’exemple d’une Europe des régions
« L’Europe ne vit pas dans les capitales, mais dans ses régions, là où les frontières racontent l’histoire des peuples. » (Claudio Magris).
L’Istrie profite des programmes de coopération européenne comme Intereg qui favorise les projets communs dans des domaines variés : développement durable, transports, culture, patrimoine, éducation. Elle est aussi intégrée dans l’euro-région Adriatique-Ionienne créée en 2006 avec La Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro et l’Albanie. Plusieurs projets transfrontaliers récents entre les trois pays soutenus par l’Union européenne illustrent la coopération régionale dans des domaines variés.
Dans le cadre du projet Intereg Central Europe Sustance, citons la nouvelle ligne de train reliant Trieste à Rijeka via la Slovénie lancée en 2024. On met ici l’accent sur la valorisation du patrimoine culturel littoral.
Quant au projet trilatéral CROssing ITA-SLOwly, c’est une initiative innovante qui réunit les programmes Interreg Italie-Slovénie et Italie-Croatie pour promouvoir un tourisme durable le long de la côte adriatique
Se développe ainsi un espace de coopération, entre régions du pourtour adriatique.
L’identité locale tend à dépasser les nationalismes et contribue à une appartenance européenne partagée. En Croatie, le Parti démocratique d’Istrie (IDS-DDI) reflète la volonté d’autonomie culturelle et politique dans le cadre de l’État croate et de l’Union européenne.
En 2025, Nova Gorica (Slovénie) et Gorizia (Italie) partagent ensemble le titre de Capitale européenne de la culture. Elles faisaient partie de la même entité urbaine avant 1945. Il s’agit d’une première historique. C’est la première fois qu’une candidature transfrontalière entre deux villes de pays différents est retenu pour ce titre. Elles sont unies dans un projet commun baptisé « GO ! 2025 » (un jeu de mots sur le nom des deux villes et l’idée de mouvement) qui symbolise l’ouverture, la réconciliation et la coopération transfrontalière. Ce projet souligne le rôle de la culture comme pont entre les peuples et comme force de guérison dans une région autrefois marquée par les divisions politiques et idéologiques.
Conclusion
L’intégration européenne a donné à l’Istrie un cadre favorable pour réactiver son identité plurielle. La région se présente comme un modèle de coexistence culturelle où les héritages conflictuels du passé sont transformés en opportunités de mémoire partagée et de dialogue. Cette réussite reste conditionnée à une gestion équilibrée des mémoires, des inégalités, des identités, des territoires. Grâce à ses politiques transfrontalières, à sa valorisation du patrimoine et à sa capacité d’adaptation, elle se présente aujourd’hui comme un laboratoire de l’Europe multiculturelle.
Claudie Chantre, juin 2025