Compte-rendu du 2ème café géographique de Saint-Brieuc
4 avril 2014
Emmanuel Véron, géographe et sinologue, prépare une thèse de doctorat en géographie sur les nouvelles relations ville-campagne engendrées par le tourisme rural en Chine. Il a choisi la région du grand Shanghai (delta du Yangzi) pour conduire ses recherches. Plus généralement, il s’intéresse aux mutations de la Chine contemporaine, de sa société et de son espace. Il travaille sous la direction du Professeur Sanjuan. Emmanuel Véron est rattaché à l’UMR 8586 Prodig et à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il est par ailleurs ATER au sein de cette même université.
C’est à travers le prisme du tourisme rural qu’Emmanuel Véron analyse les mutations socio-spatiales de la Chine contemporaine.
Le choix du titre « Partie de campagne en Chine » fait en effet écho à ce qui se passe aujourd’hui en Chine notamment dans les espaces ruraux aux périphéries immédiates des grandes métropoles comme Pékin ou Shanghai. Ces « parties de campagne » signalent un changement global de la société chinoise depuis une vingtaine d’années, aux lendemains des événements de Tian’anmen de 1989 et de la relance des réformes par Deng Xiaoping.
Notre intervenant souligne l’urbanisation récente, explosive de la Chine (en 2011, le ratio population urbaine/population rurale atteint 50%) et parallèlement le recul du monde rural dans un Etat qui s’est construit depuis des millénaires sur une base rurale. Il rappelle que Pierre Gentelle qui était un spécialiste de la Chine et une grande figure des cafés géographiques parlait déjà de « déruralisation » des campagnes chinoises au début des années 2000.
C’est à partir de cette situation inédite et irréversible qu’il faut interroger les nouvelles relations ville-campagne engendrées par le tourisme rural.
1 – Chine contemporaine et changement de paradigme
Dans un 1er temps, Emmanuel Véron souligne que la Chine d’aujourd’hui, « ré-ouverte » sur le monde est le fait des réformes engagées à partir de 1978 par Deng Xiaoping qui tourne la page du maoïsme : ouverture du territoire aux investissements directs étrangers, ouverture de la société mais aussi apparition du tourisme. Dans ce domaine comme dans les autres secteurs de la vie économique et sociale, le changement est radical. Pour lire ces mutations, il faut comprendre le calendrier du tourisme chinois, tourisme vu comme un outil d’identification pour une nouvelle classe sociale dont les pratiques touristiques permettent d’identifier un certain nombre de lieux et de dynamiques spatiales.
La Chine est aujourd’hui un géant touristique par la mobilisation des investissements, des infrastructures, mais aussi par les mobilités touristiques ; le Bureau National des statistiques du tourisme estime à plus de 2 milliards le nombre de déplacements touristiques intérieurs en Chine en 2012/2013 ! Pendant la période maoïste, le voyage était identifié comme émanant de la bourgeoisie, de la luxure, il était rattaché à la ville, à la décadence, à l’étranger ; les nouvelles possibilités de loisirs apparaissent depuis une vingtaine d’années comme une émancipation décisive.
Pour Emmanuel Véron, l’avènement d’une société de loisirs en Chine se construit autour de trois piliers :
– Le développement d’une « classe moyenne » qui possède un certain pouvoir d’achat
Cette émancipation économique concerne les espaces ouverts aux investissements étrangers en particulier les villes littorales dès les années 90.
– L’apparition du temps libre
Pékin, sur le modèle des Japonais, va instaurer les « semaines d’or ». En 1999, le gouvernement décide d’instituer trois jours de congés autour des trois dates fériées, celle du Printemps qui correspond à la nouvelle année chinoise, celle de la fête du Travail, le 1er mai et celle de la Fête nationale, le 1er octobre ; les week-ends sont aménagés de telle sorte (les Chinois peuvent travailler le week-end précédent ou le suivant) qu’en tout, les salariés disposent de 7 jours de congés successifs. Ce calendrier des jours chômés va être complété par l’instauration des week-ends et la diminution progressive de la durée légale du temps de travail hebdomadaire (en 1995, elle passe de 44 à 40 heures). Il faut bien comprendre que ce temps libre est quelque chose de révolutionnaire en Chine (sous Mao, l’ascétisme révolutionnaire était perçu comme une vertu) et va profiter au développement des loisirs et du tourisme intérieur.
– L’ouverture sur le monde des Chinois qui se manifeste par de nouveaux goûts
comme la découverte de l’étranger, la pratiques de nouvelles activités, de nouvelles manières de faire, de s’alimenter. Cette ouverture sur le monde est favorisée par un appareil de l’industrie touristique très performant ; Emmanuel Véron explique qu’en Chine, il y a tous les ans, la promotion d’un pays, Italie, Australie… Cette volonté de découvrir est absolument nouvelle dans une population qui depuis 1949 niait le plaisir ou trouvait un plaisir dans la communauté. Ce 3ème pilier est essentiel pour comprendre les nouvelles pratiques touristiques des Chinois.
Ces nouvelles pratiques, il faut les envisager dans la trajectoire et les temporalités du tourisme intérieur en Chine.
Dans un 1er temps, dans les années 1995-2000, les touristes chinois (la population Han) redécouvrent leur pays, l’altérité à l’intérieur de leurs frontières, celle des minorités nationales (architecture, costumes, gastronomie). Parallèlement avec l’urbanisation, ils visitent les hauts lieux de la modernité, les grandes métropoles (Pékin, mais surtout Shanghai qui en est la vitrine) ainsi que les grands sites culturels (La Grande Muraille, les villes impériales comme Xi’an et son armée de terre cuite).
Dans un 2ème temps, dans les années 2000, parallèlement au développement des infrastructures touristiques, la redécouverte des canons littéraires, de la peinture et de la calligraphie par une population urbaine aisée participe à la diffusion de ces nouveaux goûts (besoin de campagne, besoin de nature, besoin d’ailleurs) qui s’expriment par la découverte des paysages de la ruralité.
Emmanuel Véron présente quelques dessins issus d’enquêtes qu’il a menées avec des collègues chinois auprès de touristes urbains à partir d’une question simple : « dessinez-moi vos impressions sur la campagne ? » en leur fournissant crayon et papier. L’analyse des croquis est extrêmement intéressante, la campagne représentée est une campagne rêvée.
Une campagne fantasmée est donc en train de se produire, de se constituer dans l’esprit d’un certain nombre d’urbains notamment dans la population jeune qui n’a connu qu’une Chine en transformation rapide avec une urbanisation explosive. Cette génération des 30-35 ans qui sera sans doute l’élite de demain et qui porte un regard différent de leurs parents et grands-parents envoyés lors de la Révolution culturelle dans les campagnes, produit une nouvelle ruralité.
Cette ruralité rêvée est en total décalage avec la réalité des campagnes chinoises dans lesquelles les dynamiques depuis deux décennies sont liées aux logiques de marché, aux défis fonciers d’un pays en forte industrialisation et à l’explosion urbaine. Les écarts ville-campagne se creusent, les revenus des ruraux étant en moyenne 3 à 4 fois inférieurs à ceux des urbains.
2 – La ville et la production du rural
– La Planification d’une ruralité rêvée
Cette construction d’une nouvelle ruralité (à savoir tout ce qui concerne le monde rural, les populations, les paysages, les productions agricoles), cette valorisation du monde rural se double d’une politique nationale qui vise principalement la modernisation et le rééquilibrage des espaces ruraux par rapport aux villes pour réduire les écarts entre la ville et la campagne, en terme économiques, sociaux et d’équipements. En 2006, lors du XI° Plan quinquennal, le gouvernement central définit les orientations politiques d’aménagements. Parmi les principaux défis, se trouve celui du monde rural ; un programme national pour la « construction des nouvelles campagnes socialistes » est engagé qui donne une place importante au secteur touristique. L’administration centrale du tourisme en Chine décide d’ailleurs de prendre l’année 2006 comme point de départ de l’aménagement et de la gestion du tourisme rural en Chine.
Dans ces perspectives renouvelées de la campagne et de ces choix d’aménagements, un certain nombre de bourgs, de districts vont être restaurés sur l’ensemble du territoire chinois (100 districts ruraux, 1000 bourgs et 10000 villages) pour leur donner une dimension touristique. Les stations sélectionnées sont aux portes des grandes villes comme Shanghai afin qu’elles soient des stations de régénération pour les urbains le week-end mais aussi pour les classes ou les personnes âgées.
Cette politique de planification se double d’une politique orchestrée par l’Etat de promotion par l’image des stations rurales. Quelques exemples sont montrés comme le document ci-dessous :
Il s’agit de plusieurs images de propagande. Sur le document en haut à droite est écrit « le 1er village sous le ciel », c’est un village modernisé réaménagé ; l’image avec les lanternes explique le nouveau programme pour les campagnes ; le dessin en bas, à droite met en scène la vie rurale d’hier, festive, folklorique et qui est un modèle pour l’avenir.
Cette nouvelle ruralité rêvée, fantasmée s’inscrit aussi dans un hors quotidien sur un site intégré à un paysage répondant aux traits culturels chinois. L’espace rural que le citadin part découvrir est chargé de valeurs dans lesquelles il se reconnaît en tant que chinois ; le bien manger c’est-à-dire une nourriture fraîche et saine, la terre, les activités agricoles sont autant de valeurs d’une ruralité identitaire. Le voyage à la campagne est parfois assimilé à un tourisme des racines.
A travers les dessins récoltés lors de ses enquêtes auprès de touristes urbains (l’échantillonnage des enquêtés est large, des étudiants, des adultes, des responsables installés dans le monde professionnel) en situation, Emmanuel Véron relève des traits communs : présence d’un bâti rural et systématiquement le lopin de terre accolé au bâti ; la présence d’animaux et enfin la présence de relief qui donne à la campagne une dimension paysagère. On peut donc voir à partir de ces dessins la porosité qu’il y a entre perception intuitive et construction intellectuelle de la ruralité.
Trois cartes de la région de Shanghai (1990-2000-2010) sont présentées ; elles montrent la diffusion et la densification extrêmement rapide ainsi que l’emprise foncière des sites du tourisme rural autour de la métropole, traduction de l’engouement et des pratiques de cette nouvelle classe urbaine mais aussi manifestation des logiques d’aménagements liés au Plan quinquennal.
– La ville qui produit du rural
Il faut situer l’analyse du tourisme rural dans le contexte inédit et irréversible de ces vingt dernières années, à savoir le basculement d’un pays rural à un pays urbanisé, avec l’absorption d’environ 450 millions de personnes dans les villes entre 1990 et 2010, nombre à multiplier par deux dans les vingt ans à venir (quasiment 1 milliard d’urbains dans les années 2030). C’est dans ce contexte que se construisent « les nouvelles campagnes socialistes » ; le réaménagement des espaces ruraux passe par la maximisation des terres cultivables (destruction des hameaux et regroupement de la population dans un bourg), la modernisation du bâti, des infrastructures, de la voirie et pour la moitié des villages aménagés dimension touristique pour diversifier les revenus.
Emmanuel Véron présente trois types de sites recomposés pour le tourisme rural, dans les campagnes du bas Yangzi, dans un rayon de 150km de Shanghai (typologie qui n’est pas définitive) :
Les villages ou bourgs d’eau, qui sont devenus des hauts lieux du tourisme tant intérieur qu’international. Ce sont des villages organisés en fonction des canaux et des lacs qui les bordent ; les plans d’aménagement réalisés dans les années 1990 c’est-à-dire au moment de la généralisation du tourisme intérieur en Chine. Six villages d’eau qui sont pilotes – Zhouzhuang, Tongli, Xitang, Wushen, Luzhi, Nanxun – et qui se caractérisent par une uniformisation architecturale des rénovations, fondent l’identité de cette région et connaissent une fréquentation touristique qui ne faiblit pas.
Les gîtes ruraux ou Nongjiale (littéralement : heureux à la ferme) sont des fermes rénovées ou reconstituées pour accueillir les touristes. Le Nongjiale qui est devenu une appellation générique en chinois permet à des foyers paysans de mettre un panneau en bord de route pour signaler un séjour à la ferme.
Les parcs de l’agrotourisme, s’étendent sur plusieurs hectares ou dizaines d’hectares ; la population locale qui a été évacuée, retrouve ou non un travail dans le parc (jardinage). Ces parcs qui ont des infrastructures d’accueil (une hôtellerie souvent de luxe) proposent toute une gamme d’activités qui ont toutes un rapport avec une activité rurale. Ces parcs sont d’une grande variété (parcs d’agriculture moderne qui sont des vitrines des nouvelles technologies agronomique ; villages thématiques comme le village des peintres-paysans, création ex-nihilo à partir d’une histoire inventée).
Les politiques d’aménagement actuelles portent davantage sur la constitution de sites mixtes (parcs avec villages et nongjiale) qui réunissent des traits de ruralité passée avec une modernité agricole exhibée).
3 – Etude d’un village, Qianwei
L’île de Chongming dans l’estuaire du Yangzi se trouve dans les limites administratives de Shanghai ; elle couvre le 1/6ème du territoire municipal avec une superficie d’environ 1000km2. C’est le seul district rural de la municipalité, une réserve foncière avec un potentiel de développement et d’aménagements pour toutes les formes de pratiques touristiques.
Qianwei était un village de pêcheurs de 200 à 250 foyers. En 1992, aux lendemains des réformes de relance par Deng Xiaoping, il est choisi comme le village pilote pour le tourisme rural ; il va être complètement transformé, sa réussite devant servir de modèle pour les autres villages.
Emmanuel Véron, nous montre, à partir d’une carte, le zonage du village : les zones du parking, du village, des espaces de loisirs et des espaces agricoles.
Le village de Qianwei vit du tourisme, il ne vit plus d’agriculture, il y a pourtant des champs (blé, riz, coton) mais ces productions agricoles sont gérées par d’autres hameaux. Les locaux ont tous transformé leur ferme (surélévation de 2 ou 3 étages) en gîte rural :
Voilà un gîte chinois où on trouve le bonheur…Ces gîtes sont standardisés pour faciliter la gestion du tourisme rural ; ils ont entre 10 à 15 chambres (avec 15 chambres, en France, on n’est plus dans le gîte rural mais dans la petite hôtellerie).
La fréquentation touristique de ces lieux est centrée sur les « semaines en or » et les week-ends ; pendant la semaine (comme en France d’ailleurs), il n’y a personne, lors des congés le lieu est saturé, il faut réserver plusieurs semaines à l’avance. Ces espaces initialement agricoles sont devenus des lieux d’une mono-activité concentrée sur quelques moments de l’année avec pour fonctions principales l’hébergement et la restauration. Derrière la gastronomie, il y a tout un rituel, tout un jeu de relations au sein de la famille pour « redécouvrir » les spécialités locales. Un menu va être identifié à un lieu et un lieu à un menu ; souvent ces constructions sont récentes (les menus ont l’âge du lieu touristique, 20 ans) mais essentielles car porteuses de valeurs identitaires.
Emmanuel Véron revient sur la photo du gîte rural (document ci-dessus) pour rendre compte d’autres usages du lieu. Le gîte réservé pour un anniversaire (bandeau sur la façade «Les 60 ans de Monsieur Sun ») rend compte de nouvelles sociabilités pour les urbains dans ces espaces touristiques (on note au 1er plan, la cour avec toutes les voitures individuelles, photo prise lors des congés de la fête du Travail, il y a des embouteillages dans la campagne pour arriver au gîte…).
Le dernier document présenté est une carte de l’organisation spatiale du tourisme rural à la périphérie de Shanghai :
On peut voir que les pratiques touristiques des citadins de Shanghai se déploient à trois échelles : celle de la municipalité shanghaienne (île de Chongming par exemple) et celle du lac Tai (les bourgs d’eau) où se pratique l’excursionnisme (un aller-retour dans la journée) ; à plus petite échelle, dans la région du bas-Yangzi (les villages à proximité des Montagnes Jaunes ou Monts Huangshan) les espaces d’accueil changent de nature pour un tourisme rural de deux à trois jours. Le pôle shanghaien qui organise l’espace touristique du delta du Yangzi dans un dispositif auréolaire est relayé par des pôles secondaires très fréquentés (Suzhou et Hangzhou).
Pour conclure,
Que faut-il retenir de ces mutations sociales par le tourisme rural, qui est un exemple du tourisme intérieur chinois ?
– Parallèlement à l’ouverture de la Chine et à l’urbanisation accélérée, on observe l’explosion d’un secteur qui, il y a trente ans, n’existait pas, et qui s’exprime par des aménagements spatiaux et des pratiques sociales nouvelles
– Cette nouvelle dynamique ville-campagne inédite est porteuse d’innovations pour les quinze prochaines années en Chine
– Il faut souligner l’importance des acteurs privés qui investissent dans le foncier car il s’agit d’un nouveau secteur rentable pour une partie de la population
– Enfin, si le tourisme rural est un outil de transformation des campagnes, il n’est pas certain qu’il soit un outil de développement
On assiste, dans la Chine contemporaine, à la disparition des espaces ruraux au profit d’une urbanisation, et cette urbanisation est vue par Pékin comme l’avenir de la Chine.
Questions
1 – Y-a-t-il une curiosité des Chinois vis-à-vis des sites ruraux authentiques ?
Sur la question de l’authenticité en Chine, il n’y a pas grand monde qui sait ce que c’est, la réponse est très variable d’un Chinois à un autre, d’un site à un autre ; de façon générale, les Chinois considèrent comme authentiques les formes plus que les savoir-faire, voici un exemple à partir d’un document :
Ce touriste urbain, dans le village de Qianwei, prend une photo qui est pour lui l’interprétation de quelque chose d’authentique. Mais cette reconstitution est fausse, il photographie des marais-salants dans un village qui se trouve sur l’île de Chongming, dans l’estuaire du Yangzi, vaseux…il y a des marais-salants en Chine mais pas ici. Selon nos codes, il y a réinvention de l’histoire, mais pour ce touriste urbain chinois l’authenticité est ailleurs, elle est dans le fait d’avoir organisé son voyage, de s’être déplacé, d’être venu sur le lieu, d’avoir pris la photo ; ce qui est reconstitué sous ses yeux est ce qui a pu exister dans la profondeur historique et la grandeur territoriale de la Chine.
Mais il ne faut pas penser que tout est artificiel ou que tout est fantasmé en Chine qui d’ailleurs n’est pas très différente en cela de toutes les sociétés qui ont leur propre imaginaire.
2 – A terme, le tourisme rural ne va-t-il pas étouffer le secteur agricole et donc nuire au développement de la Chine ?
Fondamentalement, je ne crois pas ; ce n’est pas le tourisme rural qui va dégrader le secteur agricole. Ce qui fait disparaître ou bouleverser les espaces ruraux, c’est d’abord l’urbanisation croissante, l’étalement urbain qui grignote les terres agricoles. C’est aussi l’ouverture de la Chine sur le monde avec dans les années 1980, parmi les réformes engagées par Pékin, la suppression des communes collectives. Cette décollectivisation des campagnes a permis la libéralisation des prix agricoles, la possibilité pour les ruraux de cultiver ce qu’ils veulent pour nourrir leur famille et vendre leur production, donc un certain enrichissement des ruraux mais dans le même temps, elle a dégagé une masse énorme de main d’œuvre agricole qui n’a plus rien à faire ; ce surplus de main d’œuvre, ce sont ces migrants intérieurs (mingong) qui quittent les campagnes des provinces intérieures pour trouver du travail dans les villes littorales ouvertes à la mondialisation. Il y a donc une déstructuration des espaces ruraux et les effets du tourisme rural sur ceux-ci sont très secondaires.
3 – Au niveau des pratiques touristiques, est-ce que ce sont plutôt des pratiques de groupe ou des pratiques individuelles ?
Majoritairement, on est dans des pratiques de groupe, on retrouve là l’esprit communautaire, l’esprit collectiviste de l’époque maoïste. On part avec les collègues de travail, de bureau ; il y a aussi une autre logique collective, celle du lieu où l’on habite, on organise des voyages à l’échelle de son immeuble, on part avec ses voisins. Ce sont des logiques de proximité qui permettent de constituer un groupe.
De plus en plus, avec le développement de la voiture individuelle, on part en famille.
De façon marginale, les plus jeunes, souvent des étudiants qui ont déjà voyagé ou étudié à l’étranger, partent à trois ou quatre, avec leur sac-à-dos pour une randonnée en montagne ou pour aller voir les minorités ; c’est une tendance très récente (5 ou 6 ans) mais qui permettra peut-être de mesurer, dans les prochaines années, l’évolution des pratiques touristiques en Chine.
4 – Vous avez insisté dans votre propos, sur la diversification des revenus ruraux et agricoles, qu’en est-il exactement ?
Quels sont les liens, les contacts entre les ruraux et les touristes ?
Pour répondre à votre 1ère question, tout dépend du degré de touristification du lieu.
Pour les villages dans la très proche périphérie des grandes métropoles ou comme Qianwei dans les limites administratives de Shanghai, les foyers n’ont qu’une seule activité et source de revenus, le tourisme (hébergement, restauration, loisirs).
Pour les villages plus éloignés des villes, le tourisme vient en complément de l’activité agricole. Il faut savoir que les prix d’hébergement ou de restauration ne sont pas comparables à ceux des villages proches des centres urbains et qui sont tournés uniquement vers l’activité touristique. A Qianwei, le prix d’une nuitée est d’environ 15 euros et celui d’un repas autour de 7/8 euros, ce qui n’est d’ailleurs pas négligeable pour le budget d’un Shanghaien. Dans les villages plus éloignés, les prix sont souvent divisés par dix voire quinze. Le tourisme n’est donc qu’un complément (il ne peut pas être le seul revenu des foyers) mais il n’est pas le seul dans ces campagnes souvent en difficulté qui trouvent d’autres sources de revenus pour vivre, en particulier le travail d’un enfant à la ville (les mingong)
Pour la 2ème question sur les contacts entre ruraux et touristes, il y a plusieurs comportements. Les urbains considèrent les ruraux comme des gens simples, loin des réalités des transformations de la Chine, loin des codes de la vie urbaine sauf dans les lieux totalement touristiques où ils entrent en contact avec leur hôte car ils se disent « tiens, ces ruraux ne sont plus des ruraux, ils sont dans une logique de business, de rentabilité… » et très souvent, s’ils sont contents de l’accueil, du gîte, ils leur envoient des clients. On se trouve alors dans une logique de réseau interpersonnel propre à la société chinoise pour obtenir en échange un séjour gratuit ou une visite que l’on n’a pas encore faite.
5 – Si j’ai bien compris votre propos, il y a des lieux pour le tourisme, des lieux que l’on montre, donc j’en déduis qu’il y a des lieux que l’on ne veut pas montrer. Comment s’opère la séparation géographique entre eux ?
Je crois qu’il faut d’abord sortir de nos représentations occidentales où il y a une nette séparation entre ce qui est touristique (donc beau) et ce qui est industriel (qui ne mérite pas notre regard). En Chine, il y a imbrication entre lieux touristiques, lieux industriels et lieux très densément peuplés (exemple du delta du Yangzi et l’île de Chongming). Je vais vous donner l’exemple d’une visite que j’ai faite récemment dans un district de Shanghai avec des amis qui souhaitaient me montrer un espace touristique pour mes recherches. On arrive en voiture devant une entreprise d’usinage de pièces métallurgiques avec de grands entrepôts ; après la visite obligée du bureau du patron, on traverse des hangars, on passe devant des tas de ferraille et les employés nous montrent fièrement la réalisation de leur patron : un parc écologique (avec oies, canards, cochons…). Dans la démarche très pragmatique des Chinois, le parc rural a pour objectif d’allier l’effet nature à la performance économique de l’entreprise (on est donc très loin de nos représentations mentales et de notre tourisme vert !).
6 – Comment se déplace le touriste chinois ? A-t-il jeté son vélo pour faire du tourisme rural ?
Il a jeté son vélo pour la voiture il y a une dizaine d’années mais il est en train de le redécouvrir dans le cadre des loisirs et non pour aller à l’usine. Par exemple, dans le cadre de la promotion par l’Etat des activités de loisirs, sont organisées régulièrement des courses de vélo autour du lac Tai.
7 – Vous nous avez présenté un tourisme rural de proximité, y-a-t-il une autre forme de tourisme à l’échelle du pays ?
Il y a deux types de circuits touristiques. La 1ère forme de circuit que je vous ai présenté brièvement concerne un séjour sur une huitaine de jours, en itinérance, pour visiter les grands sites culturels ou les espaces naturels de la Chine (mais ce n’est pas un tourisme rural). La 2ème forme sur lequel porte mon propos aujourd’hui concerne l’organisation régionale par le tourisme rural ; celui-ci est très récent et beaucoup plus important en terme de mobilités et d’aménagements du territoire et il faut savoir que, pour le touriste urbain, c’est plus le temps qui conditionne le voyage que le lieu à visiter. Le tourisme rural à proximité des grandes métropoles est possible sur une ou au plus deux journées (1 nuitée) dans un seul lieu (sans itinérance).
8 – Quelle est la part des touristes étrangers dans le tourisme rural de proximité des grandes métropoles ?
Les touristes étrangers sont souvent dans un tour organisé par une agence en Europe et le circuit proposé concerne les grands sites de la Chine (Pékin, La Grande Muraille, Xi’an, Guilin…). Il y a aussi de plus en plus de touristes étrangers qui s’organisent eux-mêmes (vol sec, aide d’amis expatriés sur place…) mais ils ne vont quasiment jamais dans les gîtes ruraux fréquentés par les touristes chinois. Il y a cependant une exception, les bourgs et villages d’eau qui sont inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco sont visités par les touristes chinois et les touristes étrangers. En revanche, le tourisme rural de proximité des grandes métropoles ne recoupe jamais le circuit des touristes étrangers.
Compte-rendu Christiane Barcellini validé par Emmanuel Véron
Quelques articles d’Emmanuel Véron :
http://perspectivesinternationales.com/?p=832
Article très intéressant qui vient corriger judicieusement l impression laissé par mon récent voyage en Chine L explosion urbaine est ahurissante partout des tours qui surgissent du sol comme des champignons L impression que toute la Chine allait s’ entasser dans des barres et abandonner ses campagnes
Réjouissant de voir qu’ au moins une classe moyenne peut prendre quelques loisirs de plein air ou culturels ( sur les sites touristiques locaux ils sont assez nombreux)
j ignorais que ce tourisme rural était aussi développé au point que des communes péri urbaines pouvaient en vivre Merci donc pour ces précisions