Pourtant, l’Allemagne, comme tous les pays, se livre par une cuisine inventive et savoureuse qui est une expression assez fine de ses terroirs et de sa culture. Elle possède de grandes tables – et de plus en plus. Comme toutes les cuisines, la « cuisine allemande » est un assemblage de plats régionaux déclinés dans une infinie variété autour de quelques produits de base (céréales, pommes de terre, choux, animaux de ferme, poissons). Il est symptomatique qu’il n’existe pas de plat national allemand à côté de la bière considérée, elle, comme la boisson nationale. Sans doute, la cuisine se mijote-t-elle plus dans le secret des cuisines domestiques que dans les restaurants étoilés, ou dans des établissements dont les formes les plus appréciées restent la brasserie, le Weinstub, l’auberge ?
La France n’a pas l’apanage de la gastronomie mais elle a une histoire qui en a construit une assez connue, grâce à des critiques tels Grimod de La Reynière ou Brillat-Savarin. En 1801, Joseph Berchoux écrivit un long poème d’un millier d’alexandrins qui popularisa le mot gastronomie, signifiant surtout « bonne chère », c’est-à-dire des jugements de qualité sur ce qu’on cuisine et ce qu’on mange. Ce qui n’allait pas de soi dans un pays toujours menacé par des disettes. Longtemps, la goinfrerie célébrée par Rabelais tenait lieu de divertissement lors de fêtes au cours desquelles on conjurait le manque par un excès d’abondance. Mais le mot prend, avec l’invention des restaurants durant la Révolution française, une connotation scientifique et professionnelle. Les raffinements de la nourriture vont se diffuser à « des gens bien nés à tous ceux qui jouissent d’un peu de bien, de loisir et de sens du plaisir. [Le mot gastronomie] embellit une pulsion sensuelle et la transforme définitivement en art. » (2) Comment l’Allemagne se situe-t-elle par rapport à cette approche française de la cuisine qui vise à codifier le bon goût et valoriser le raffinement des sens ?
Un décalque des principautés du Saint-Empire
L’Allemagne est une mosaïque de micro-pays qui ont construit un socle culinaire avec de nombreux métissages et innovations. Il existe, en Allemagne comme en France, une cuisine d’élite issue d’une créativité qu’on s’accorde à qualifier d’« artistique ».Les Allemands ont de grands cuisiniers qu’ils vénèrent à l’instar des peintres ou des musiciens. Ces cuisiniers comme Heinz Winkler à Aschau (Bavière), Johann Lafer à Stromberg (Palatinat) ou Dieter Kaufmann à Grevenbroich (Rhénanie du Nord), pour n’en citer que trois, ont gagné leurs places dans les guides de tourisme haut de gamme. Ils ont installé leur cuisine dans de grands établissements et réinvesti, notamment, d’anciens châteaux pour accueillir leurs hôtes. Un Johann Lafer est aussi présent à la télévision que notre Robuchon national pour vanter l’art du bien manger et livrer ses secrets. Le Michelin confirme sur plusieurs années la tendance d’une localisation des hauts lieux de la grande cuisine à Cologne et Francfort avec des restaurants nouvellement étoilés, qui ne remettent pas en cause la notoriété du Sud de l’Allemagne et, en particulier, du Bade-Wurtemberg. En outre, les sévères inspecteurs du Guide rouge allemand ont repéré de bonnes tables vers Dresde et Leipzig. L’exigence de qualité se diffuse aussi par une sélection gastronomique à prix modérés dans des restaurants de campagne. Dans les villes, s’amplifie une autre tendance avec une cuisine étrangère, multiculturelle, ethnique, qui se nourrit des dépaysements touristiques que s’offrent les Allemands, l’un des peuples les plus mobiles du monde. Mais s’agit-il encore de gastronomie au sens où nous l’entendons en France ?
On peut découvrir des traits de la gastronomie allemande par des enquêtes sur les goûts culinaires (3). Certaines montrent une différence de perception sur les agents de sapidité : les Allemands cherchent plus des aliments « qui ont du goût » qu’une expérience gastronomique marquée par la distinction. Ils ne sont pas friands des règles consignées dans des traités de gastronomie, définissant ce qu’on doit cuisiner et manger. Ils préfèrent plutôt une cuisine dont ils on hérité au Moyen Age et qui n’a pas, contrairement à la France totalement disparu. Les goûts sont différents de ceux de l’Europe du Sud. En Allemagne, les registres sapides sont plus nombreux, les mélanges fréquents : l’acide du concombre peut très bien s’accommoder de la saumure de conservation légèrement sucrée ; en France, depuis le XVIIe siècle, l’opposition salé/sucré est acquise, les repères entre l’un et l’autre sont efficaces et quasi institutionnalisés.
Une cuisine médiévale ?
Jusqu’au XVIIe siècle, ce que mangeaient les Allemands était très proche de ce qu’on mangeait ailleurs en Europe. Les fonds de cuisine puisaient dans les potagers et le petit bétail fournissait l’appoint en protéines d’une ration devant beaucoup au porc et à la charcuterie. Ce fond-là est resté dans l’infinie variété des « Würste » rouges ou blanches dont la composition en épices, pommes de terre, lard, sang, cervelle, rillons, couenne, pain, varie d’un terroir à l’autre. La marmite était le creuset d’une alimentation paysanne pour familles nombreuses au bord de la disette. En même temps, les évêques, rois, princes, dignitaires du Saint-Empire romain germanique exigeaient des plats plus élaborés commandés, parfois, à des cuisiniers français. Par les cours locales, se diffusaient de nouvelles façons de boire et de manger, comme le montre le cas de la pomme de terre popularisée, non sans mal, par les princes. Dès le XVIe siècle, l’ouverture de l’Europe au monde par la quête des épices a conduit les bourgeoisies marchandes de Hambourg et de Brême, mais aussi de Francfort à faire connaître le curry, le sucre et les boissons tropicales comme le thé, le café, le chocolat. A Leipzig, Bach compose une… Cantate du café et à l’occasion de la visite à Berlin du grand-duc russe Nicolas en 1822, le pâtisser Fuchs construit une société de courtisans en figurines de sucre qui impressionne Heinrich Heine. Frédéric-Guillaume II, puis Bismarck, raffolaient, eux, du Baumkuchen et le faisaient savoir. Dans les grandes villes, les influences extérieures façonnent des cuisines cosmopolites : ainsi, à Berlin, les Juifs venus d’Autriche en 1671, les huguenots français arrivés en 1685, les Polonais après 1871, les intellectuels entre 1920 et 1933, les Turcs aujourd’hui « ethnicisant » une cuisine qui garde un fond « bourgeois ». Et il arrive qu’un mets d’origine populaire comme la soupe à la bière soit jugé digne d’être servi à des nobles, témoignant d’un jeu d’influences qui n’est pas à sens unique.
Des produits fortement travaillés
Vue à travers le prisme de l’ethnosociologie, la gastronomie allemande présente un fort caractère culturel qui la distingue de la française : les boulettes, les saucisses, les choucroutes, les sauces et bien d’autres produits, témoignent d’un travail considérable de transformation des matières premières de l’alimentation. Cette accommodation de la nourriture animale renvoie à des images de la Nature à l’opposé de ce qu’en perçoivent les Français qui s’approprient une énergie vitale (le « saignant ») là où les Allemands la mettent à distance, neutralisent les menaces du « cru ». Cela explique que l’ex-chancelier Kohl, au coup de fourchette légendaire, ait pu vanter le Saumagen, une panse de porc farcie, comme un plat national palatin qui méritait selon lui une distinction européenne. Cela explique aussi que les très nombreuses classes moyennes inventent une culture culinaire « alternative », affranchie de la distinction sociale, et mettent en avant le plaisir et la réalisation de soi plutôt que la conformité à des codes. A moins qu’on ne lise la vogue actuelle du biologique comme une forme moderne de distinction…
Il reste que les Allemands manifestent un attachement passionnel à leur cuisine : aucun produit, aucun plat n’est fêté, primé, médaillé par des concours autant qu’en Allemagne. Pour le millier de marques de bières, pour les Schnaps, Apfelwein, riesling, vins de glace tout comme pour la venaison, les sprats ou le moindre fruit rouge, tout est l’objet d’un art populaire, d’un culte du vivre ensemble. N’est-ce pas là, dans le creuset de ces terroirs et de ces sociétés ouvertes aux influences du vaste monde, que les Allemands écrivent leur propre version de la gastronomie ?
Car on pourrait chercher des raisons sur la moindre proportion de restaurants par rapport à l’Europe du Sud et la France. Elle ne tient pas à une négigence. Elle tient à la présence et la vitalité des brasseries, grands établissements bâtis dans le périmètre des lieux de brassage de la bière. Leur succès dans la socialisation des Allemands, du fait d’un côté simple, bon enfant et populaire explique la difficile pénétration des restaurants. Reste que ces brasseries connaissent des difficultés et que leur maintien ne dispense pas les Allemands de protéger un patrimoine réel et attachant.
Gilles Fumey
Pour en savoir plus :
– Joseph Berchoux, La Gastronomie ou l’homme des champs à table. Poème didactique en IV chants pour servir de suite à l’Homme des champs, Paris, 1801, 108 p. ; réed. Grenoble, Glénat, 1989, 128 p., préface de J.-R. Pitte.
– Jean-Robert Pitte, Gastronomie française. Histoire et géographie d’une passion, Fayard, 1991, 265 p.
– Jean-Vincent Pfirsch, La saveur des sociétés. Sociologie des goûts alimentaires en France et en Allemagne, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 1997, 206 p.
– Culinaria. Deutsche Spezialitäten, Könemann, 2000.
– http://www.saveurs.sympatico.ca/rel…
Gilles Fumey