Exposition à la Tour Jean sans Peur, rue Etienne Marcel à Paris (jusqu’au 29 décembre 2019)

 

L’affaire est entendue. Le Moyen Age était une période barbare : les misérables pourrissaient pendant de longues années dans les cachots, les tortures usaient de l’eau, du fer et du feu, les pendus se balançaient par grappes à chaque carrefour. Romans et films nous ont effrayés avec des bourreaux à tête de Quasimodo et des sorcières transformées en torches vives. Et Michel Foucault y a apporté une caution scientifique dans Surveiller et Punir.

D’ailleurs les contemporains s’en portent témoins ! Enlumineurs comme Jean Fouquet montrant les pendus du gibet de Montfaucon serrés comme des jambons au séchoir ou poètes comme François Villon dans la Ballade des Pendus :

 

Vous nous voyez ci attachés, cinq, six :

Quand de la chair, que trop avons nourrie,

Elle est piéça dévorée et pourrie,

Et nous, les os, devenons cendre et poudre.

(…)

La pluie nous a débués et lavés,

Et le soleil desséchés et noircis.

Pies, corbeaux nous ont les yeux cavés,

Et arraché la barbe et les sourcils.

Jamais nul temps nous ne sommes assis

Puis çà, puis là, comme le vent varie,

A son plaisir sans cesser nous charrie,

Plus becquetés d’oiseaux que dés à coudre.

Jean Fouquet, Le supplice des Amauriciens (Détail), Grands Chroniques de France, XVe siècle, Paris, BnF.

 

Pourtant à la question : « l’entassement des hommes dans des prisons surpeuplées est-il un fait du XIVe ou du début du XXIe siècle ? », la commissaire de l’exposition, la médiéviste Claude Gauvard choisit clairement la seconde proposition. Il faut toute la science et la finesse d’une historienne confirmée pour distinguer réalités et représentations, pour interpréter ce que les chroniques disent et ce qu’elles omettent, pour ne pas confondre théorie et pratique. Aujourd’hui comme hier on préfère le spectaculaire et le scandaleux et tant qu’à représenter un adultère, on choisira un moine comme amant.

 

Boccace, Décaméron, Flandre, milieu du XVe siècle, Paris, Arsenal.

 

Tout l’intérêt de l’exposition vient de la confrontation entre images, enluminures et miniatures, et textes qui les mettent en perspective et les décryptent. De quoi perturber tous ceux qui croient en une histoire linéaire où progressivement les ténèbres médiévales reculent devant les Lumières.

La liste des crimes est longue au Moyen Age. Aux crimes de sang s’ajoutent les hérésies, les rapts, les incendies, les adultères, les actes contre nature, la sorcellerie, les vols…Les peines les plus lourdes leur sont promises. Ainsi les faux-monnayeurs doivent-ils être bouillis en chaudron !

 

Faux monnayeurs bouillis, Coutumes de Toulouse, Toulouse, XIIIe siècle, Paris, BnF.

 

Mais paradoxalement les crimes les plus nombreux n’ont pas laissé de trace dans les images et les chroniques. Ce sont les homicides à partir de rixes. Pourquoi se bat-on ? Pour réparer une injure. Il n’y a pas d’autre réponse face à une atteinte à son honneur ou à celle d’un de ses proches. L’honneur est au cœur de la société médiévale, pas seulement dans la noblesse mais chez tous, paysans et artisans. C’est donc un devoir de défendre sa renommée, serait-ce au prix d’un meurtre.

L’infanticide est un crime grave (ce qui indique que l’enfant avait une valeur sacrée bien avant le XVIIIe siècle), mais il peut être pardonné.

Les vols sont fréquents, surtout en ville, mais ils sont parfois excusés quand ils ont été commis par « nécessité » (pour se nourrir).

 

Face aux crimes, quelle Justice ? demanderait-on aujourd’hui. Pour le Moyen Age on utilisera le pluriel. Plusieurs justices sont en concurrence. Mais les jugements rendus relèvent de la pensée chrétienne et du droit romain très employé à partir du XIIème siècle, ce qui est peu compatible avec les images de barbarie et d’irrationalité longtemps véhiculées. Saint Augustin invoque la Miséricorde comme « compensation de notre cœur pour la misère d’autrui » (La Cité de Dieu, abrégé CD, IX, S, BA34, p 361) et rappelle que Dieu « ne demande qu’indulgence et pardon » (Psaume 61, 23). Et la redécouverte du droit romain correspond à un besoin de droit et de rationalité chez un personnel judiciaire de plus en plus instruit (en 1245, le 4e Concile de Latran interdit les ordalies et préconise le recours aux témoignages). Il contamine même les coutumes régionales qui deviennent des textes écrits dans les derniers siècles du Moyen Age. Les textes coutumiers donnent une image très coercitive de la justice mais la peine de mort est relativement rare.

 

Alors qui juge ?

Les seigneurs qui peuvent détenir Basse (lorsque les amendes infligées sont faibles) ou Haute Justice, les villes, le clergé et bien sûr le roi.

Les officialités (tribunaux ecclésiastiques) jugent de sorcellerie, d’adultère, de concubinage, de mariages clandestins…selon le droit canonique. Pas de condamnation à mort et de rares peines de prison. La réputation de laxisme de la justice d’Eglise qui « a horreur du sang » lui amène beaucoup de faux clercs espérant échapper à la justice civile par un simple passage chez le barbier (la tonsure est le signe distinctif du clerc…qui ne peut être condamné à mort).

Une justice est au-dessus des autres. C’est celle du roi. Elle s’impose peu à peu à tous. Le rôle de Louis IX est déterminant lorsqu’il instaure le Parlement de Paris vers 1250 comme Cour d’appel pour l’ensemble du royaume. Le roi y rend justice au nom de Dieu, prérogative reçue lors du sacre où la Main de Justice lui a été remise. Il est « Fontaine de justice ». Au Parlement le roi est représenté par des juges dont chacun doit juger avec Dieu devant les yeux. Aussi La grande Crucifixion du Parlement de Paris, aujourd’hui au Louvre, devait-elle leur rappeler l’erreur judiciaire par excellence, la condamnation du Christ, innocent éponyme, et les inciter à être miséricordieux. Le Parlement passe donc beaucoup de temps à négocier les peines.

 

Auteur inconnu (André d’Ypres ?), Crucifixion du Parlement de Paris, vers 1449, Louvre.

 

Progressivement les officiers du roi, baillis et sénéchaux, gens souvent très compétents, s’implantent dans tout le royaume. A travers eux le roi cherche à avoir le monopole des condamnations à mort mais aussi à montrer sa magnanimité.

Après Louis IX, c’est Philippe le Bel qui joue le rôle le plus déterminant dans l’évolution de la justice, en instaurant les lettres de rémission (1304). Par sa grâce le roi a le pouvoir de restituer sa renommée au coupable. Acte non pas exceptionnel mais fréquent (les archives sont encombrées des grâces royales dès le début du XIVème siècle), accordé après une longue enquête. La Grâce s’applique à tous les types de crime et à tous les groupes sociaux.

Le Parlement pouvait aussi infliger aux criminels – ou aux juges responsables d’injustes condamnations à mort – une « amende honorable », sanction publique où le condamné, pieds nus et en chemise, demande « merci » (c’est-à-dire pardon) d’abord au roi, puis aux juges, puis aux parents de la victime. Les « Bourgeois de Calais » devant Edouard III en sont la manifestation la plus mémorable.

Une vision idéalisée de la justice des derniers siècles du Moyen Age serait sans doute tout aussi fictive que sa caricature barbare longtemps propagée dans l’historiographie.

Bien sûr la torture a été pratiquée (les enluminures en donnent maints exemples) quand il fallait obtenir un aveu mais a été finalement assez rare et devait rester « humaine » (notion relative), disent les chroniques. Bien sûr on a condamné à mort, mais la condamnation n’est pas toujours suivie d’exécution…parfois faute de bourreau, nous dit Claude Gauvard. Si le condamné a « bonne renommée », il a peu de chance d’être pendu ; de même si le public assistant au châtiment s’oppose aux juges. Bien sûr on a jeté en prison, mais la prison perpétuelle est très rare car on ne conçoit pas que la population puisse vivre enfermée.

Il est très difficile de procéder à une histoire chiffrée des exécutions et emprisonnements. Tout au plus peut-on dire que les archéologues ont retrouvé au pied des gibets plus de carcasses d’animaux que d’ossements humains.

Les crimes politiques ont une place particulière et relèvent de commissions spéciales. La sanction doit être spectaculaire. Aussi n’inflige-t-on pas la mort par pendaison mais par décapitation car la « tête » du roi a été lésée (Lorsqu’il représente la décapitation d’Olivier de Clisson, en 1343, accusé par Philippe VI de complot avec les Anglais, l’enlumineur Loyset Liédet nous donne à voir une image qu’on qualifierait aujourd’hui de gore). Mais tous les crimes politiques ne sont pas punis de mort.

 

Loyset Liédet, Exécution d’Olivier IV de Clisson, entre 1470 et 1475, BnF Chroniques.

 

Alors pourquoi cette mise en scène de supplices et d’exécutions plus ou moins sanglants ? Le pouvoir royal se montre ainsi dans toute sa puissance et son intransigeance. Mais il a une double face. Il est aussi porteur de la Miséricorde, fille de Dieu. L’iconographie exprime l’idéologie de la monarchie capétienne.

Cette exposition, d’une présentation claire et attrayante, remet en cause un certain nombre d’idées reçues, ce qui est une des fonctions du métier d’historien. Quant au fonctionnement de la Justice, n’oublions pas que le bagne, les camps d’internement…et le bracelet électronique sont des « inventions » postérieures au Moyen Age.

 

Michèle Vignaux, août 2019.