Relire un géographe : André Siegfried (1875-1959)

Dans un texte daté du 3 mars 1946, André Siegfried écrit[1] : « Trois maîtres ont exercé sur ma formation une influence décisive : Izoulet, mon professeur de philosophie, m’a donné le goût des idées générales ; Seignobos m’a enseigné le réalisme psychologique politique ; Vidal de la Blache m’a fait comprendre, du moins je l’espère, l’esprit profond de la géographie. » En effet, il fut à la fois géographe, historien, sociologue, politiste… Plusieurs disciplines revendiquent d’ailleurs son héritage. Des historiens ont travaillé dans son sillage, tel Paul Bois dans sa thèse sur les paysans de l’Ouest, soutenue en 1960[2]. Pour les professeurs de Sciences Po, notamment François Goguel et Alain Lancelot, il fait partie de leur histoire ; ils ont d’ailleurs baptisé une salle de son nom mais elle a aujourd’hui disparu. Et les géographes ? Ils l’ont longtemps caricaturé, réduisant son oeuvre à une citation d’ailleurs fausse : « le calcaire vote à gauche, le granit à droite ». Ils semblent surtout l’avoir oublié jusqu’aux années 1970. Mais ils se rattrapent ensuite en organisant un colloque à Nantes en mars 1987, puis un autre à la Sorbonne en décembre 1988, avec publication des actes dans les deux cas[3]. Et, beaucoup plus récemment, André-Louis Sanguin, puis Hugh Clout rédigent sa biographie[4]. On trouve en outre des informations sur André Siegfried dans plusieurs dictionnaires[5] et sur des encyclopédies en ligne comme Larousse, Wikipedia

André Siegfried et son maître-livre (source: www.sciencespo.fr)

Un colloque s’est tenu à Cerisy-la-Salle (Manche) en 2013, à l’occasion du centenaire de la parution de son « grand » livre, le Tableau politique de la France de l’Ouest[6] . Mais les communications dépassent nettement le cadre du Tableau ; plusieurs étudient la géopolitique des régions de l’Ouest au vingtième voire au vingt-et-unième siècle tandis que d’autres reviennent sur d’autres aspects de l’oeuvre d’André Siegfried. La publication des actes de ce colloque sous le titre Le Tableau politique de la France de l’Ouest d’André Siegfried. 100 ans après. Héritages et postérités[7] est pour nous l’occasion d’opérer un bref retour sur ce géographe sans chercher à réaliser un compte rendu exhaustif des communications[8].

André Siegfried est un héritier. Son père, Jules Siegfried (1837-1922), est un entrepreneur qui a fait fortune (avec son frère) dans le commerce du coton. Maire du Havre puis député (Républicain de gauche) de la Seine inférieure (aujourd’hui Seine maritime), il est d’une famille protestante et appartient à ce que l’on désigne parfois sous le sigle HSP. A partir de 1913, il habite rue de Courty, petite rue du septième arrondissement débouchant sur le Boulevard Saint-Germain.

Dans le sillage de son père, il tente quatre fois de se faire élire député : la première fois en 1902 dans les Basses Alpes (aujourd’hui Alpes de haute Provence). Il parvient à faire invalider l’élection de son concurrent Boni de Castellane, mais n’obtient pas plus de succès en 1903. Dans un chapitre du livre de Cerisy[9], Alain Garrigou dévoile avec saveur la manière dont se déroule une élection législative dans une circonscription rurale (Castellane) au début du vingtième siècle. Puis André Siegfried échoue à nouveau au Havre en 1906 et 1910.

Parallèlement, il entreprend un tour du monde qui le conduit en Nouvelle-Zélande. Dans sa thèse intitulée La démocratie en Nouvelle-Zélande[10], il y étudie son régime politique latu senso peu avant l’accession de cette colonie britannique au statut de Dominion (1907). Puis le Canada (Dominion depuis 1867) visité peu après fait l’objet d’un autre livre[11].

A partir de 1910, il enseigne à Sciences Po et jusqu’en 1955 ! Continuant à beaucoup voyager, il écrit énormément, qu’il s’agisse de livres, d’articles de recherche ou d’articles de journaux, notamment dans Le Temps et Le Figaro. Sa célébrité lui permet de devenir professeur au Collège de France (entre 1933 et 1945 sur une chaire de géographie économique et politique), d’entrer à l’Académie des Sciences morales et politiques (1932) puis à l’Académie française (1944).

Si, à partir de 1910, André Siegfried abandonne la carrière politique (il cesse de se présenter à la députation) pour celle d’enseignant-chercheur, il reste intéressé par la sociologie et la géographie électorales, comme le montre son Tableau politique de la France de l’Ouest[12] paru en 1913. Il étudie les résultats des élections entre 1871 et 1910 dans quatorze départements de l’Ouest de la France. Ce livre est écrit à partir d’enquêtes de terrain, de visites dans plusieurs circonscriptions, d’entretiens… André Siegfried cherche un modèle explicatif aux comportements électoraux. Trois facteurs se combinent : le régime de la propriété, le mode de peuplement (urbanisation, habitat groupé ou dispersé…) et l’importance de la pratique religieuse (catholique) selon l’influence politique ou la pression du clergé, voire des nobles. Ainsi une circonscription donnera une majorité des voix aux Républicains si la petite propriété domine, si la population est agglomérée et refuse l’autorité politique du clergé. Donc écrire que, selon André Siegfried, « le calcaire vote à gauche, le granit à droite », est à la fois faux et caricatural.

C’est d’abord oublier qu’André Siegfried écrit ailleurs dans Le Tableau[13] : « Il faut se méfier de l’explication unique, de la clef qui prétend ouvrir toutes les serrures ». Ensuite, la phrase ne concerne que le canton de Talmont[14] en Vendée. Ensuite, l’auteur se réfère explicitement à un dicton[15] : « Un dicton suggestif énonce que, dans cette région vendéenne, « le granit produit le curé, et le calcaire l’instituteur. » » Il le reprend certes à son compte en ajoutant : « C’est une vérité d’observation que le bon sens populaire n’a pas manqué de discerner. » Enfin il élargit son propos, tout en notant lui-même ses limites : « Des conclusions analogues, quoique moins saisissantes, s’imposent à propos du Marais des Sables-d’Olonne, du Marais breton, enfin de la « boutonnière » calcaire de Chantonnay ». André Siegfried ne généralise donc pas hâtivement[16].

Et, conscient de la complexité, il rédige une longue note où il dévoile sa démarche et tente de préciser les rapports entre substrat géologique et résultats électoraux[17] : « Au commencement de mes études sur l’Ouest, j’avais cru qu’il serait possible de déterminer des relations directes entre la géologie et les tendances politiques. J’y étais encouragé par la netteté extraordinaire de certaines limites, qui se reproduisaient avec une parfaite similitude, soit pour la géologie, soit pour le mode de peuplement, soit pour le régime de la propriété et de l’exploitation, soit enfin pour 1e domaine respectif des partis. C’est par exemple le cas en Vendée, où, d’une commune à l’autre, le passage du calcaire au granit correspond à un changement complet de l’orientation politique. Mais cette netteté, cette concordance poussées jusqu’au bout sont exceptionnelles. En réalité, les rapports de la géologie et de la politique – certainement réels cependant – ne peuvent être présentés raisonnablement que d’une façon indirecte, assez lointaine, et à travers plusieurs transformations. (…) C’est dans ce sens que nous disions plus haut qu’il ne faut jamais chercher l’explication d’une tendance politique dans une cause unique, mais toujours dans une combinaison complexe de causes concordantes. (…) »

Dans un article de Norois[18], Michel Bussi relit André Siegfried (ainsi que Charles Seignobos et A. Brandt) en géographe et reprend l’explication de ces comportements électoraux dans l’Ouest ; il regrette la quasi absence de carte couvrant toute la France de l’Ouest décrite dans le Tableau (la plupart sont à grande échelle) et quand elles existent (comme celle du régime de propriété foncière), elles ne portent que sur un thème et ne combinent donc pas plusieurs facteurs explicatifs. Il propose donc une carte élaborée à partir du Tableau (p. 395). Enfin, il revient plus largement sur les questions de géographie électorale dans deux chapitres du livre de Cerisy[19].

Après la parution du Tableau, André Siegfried songe à étendre ses investigations au reste de la France ; mais cette étude ne se réalise pas en raison de l’échec éditorial de son livre, puis de la guerre de 14-18. L’intérêt pour le Tableau ne date que des années soixante, comme le prouvent les dates de réédition de l’ouvrage[20] (1964, 1972, 1980, 1995 et 2010). L’un de ses cours à Sciences Po portant sur la même thématique est publié en 1949 : il s’agit de la géographie électorale de l’Ardèche[21]. Les cartes y sont proportionnellement plus nombreuses que dans le Tableau. La méthode ne semble globalement guère avoir changé. André Siegfried oppose le calcaire et les terrains primaires, les électeurs des plaines et des vallées à ceux des montagnes et hauts plateaux en écrivant[22] : « Il semble que, telles des plantes, certaines manières électorales de sentir, de raisonner, de réagir, ne puissent survivre au-dessus d’un certain niveau d’altitude. » Cependant, en Ardèche, la géographie électorale est aussi religieuse. Le protestantisme, plus important que dans l’Ouest, introduit des nuances. Selon André Siegfried l’opposition entre les régions protestantes et les régions catholiques est plus importante que l’opposition des sols. Mais ce n’est pas si simple et il remarque que si tous les cantons protestants sont de gauche, certains cantons de gauche ne sont pas protestants. Par ailleurs, André Siegfried aurait-il une tendresse pour ses co-religionnaires ? Dans le livre de Cerisy[23], Claude Dargent cite une phrase tirée du Tableau (mais que nous n’avons pas retrouvée) : « Sauf dans la haute bourgeoisie, l’esprit protestant est presque toujours démocratique, égalitariste et laïque. Si le protestantisme (je dis le protestantisme populaire) était largement répandu, il ne manquerait de susciter partout des foyers républicains. »

Cela dit, les études de géographie électorale ne représentent qu’une infime partie de l’oeuvre d’André Siegfried. Elles n’ont de plus guère contribué à sa notoriété de son vivant. Seuls 1350 exemplaires du Tableau ont été vendus entre 1913 et 1939 contre 20000 pour Les Etats-Unis aujourd’hui et La crise britannique au XXe siècle[24], ce qui a entraîné de nombreuses rééditions. Et, globalement, plus de 100 000 livres d’André Siegfried sont vendus entre les deux guerres. Pour claires qu’elles soient, ces synthèses apparaissent aujourd’hui bien décevantes, sans innovation ni originalité. Sur la Grande-Bretagne, les livres écrits par Albert Demangeon, L’Empire britannique et le premier volume de la Géographie universelle[25] sont d’un intérêt bien supérieur. Les arguments raciaux abondamment utilisés par André Siegfried laissent songeurs. Il évoque ainsi dans Le Tableau le « mol angevin », le « vendéen passionné », la « personnalité fière des bretons bretonnants » opposée aux « peuples courbés des gallos ». Dans son livre L’âme des peuples[26], il y a un « racisme diffus » selon Pierre Favre[27]. Le plan de cet ouvrage est révélateur : « Le réalisme latin, L’ingéniosité française, La ténacité anglaise, La discipline allemande, Le mysticisme russe, Le dynamisme américain, Conclusion : Définition et destin de la civilisation occidentale ». Enfin, comme le relève Jacques Soppelsa[28], « la description de la spécificité des Juifs ne manque pas de plonger le lecteur d’aujourd’hui dans un indéniable malaise. » Ainsi, dans Les Etats-Unis d’aujourd’hui, André Siegfried explique-t-il l’antisémitisme américain par « la course effrénée du Juif à la réussite ».

Pour terminer, il convient de remercier Michel Bussi, Christophe Le Digol et Christophe Voilliot d’avoir organisé le colloque de Cerisy et d’en avoir publié les actes. On regrette cependant une table des matières peu claire, l’ouvrage étant à la fois divisé en deux parties et en trois livres, le manque de lien entre les contributions (aucune allusion aux autres articles, des répétitions…), le fait que les différents auteurs ne se réfèrent pas tous à la même réédition du Tableau (pas toujours facile de retrouver une citation !) et quelques erreurs de détail. Cela dit, cet ouvrage nous a donné l’occasion de relire André Siegfried. Puissent d’autres en faire autant !

 

Denis Wolff, septembre 2017

 

[1] François GOGUEL, En mémoire d’André Siegfried, Revue française de science politique, 1959, Volume 9, n°2, p. 333-339.

[2] Paul BOIS, Paysans de l’ouest. Des structures économiques et sociales aux options politiques depuis l’époque révolutionnaire dans la Sarthe, Thèse, Mouton, 1960 (rééd. Flammarion, 1971).

[3] L’Ouest politique, 75 ans après Siegfried, Actes du colloque de Nantes, 26-27 mars 1987, Géographie sociale, 1987, n°6.

La politique et la géographie. Hommage à André Siegfried (Paris-Sorbonne, décembre 1988), Etudes normandes, 1989, n°2.

[4] André-Louis SANGUIN, André Siegfried. Un visionnaire humaniste entre géographie et politique, L’Harmattan, 2010, 264 p.

Hugh CLOUT, Geographers, Biobibliographical Studies, Continuum, London and New York, Volume 30, 2011.

[5] Citons par exemple : Pierre FAVRE, in Jean-François SIRINELLI, Dictionnaire de la vie politique française au XXe siècle, PUF, 1995.

Nicolas ROUSSELLIER, in Jacques JULLIARD, Michel WINOCK (dir.), Dictionnaire des intellectuels français, Seuil, 1996.

Jacques LEVY, in Jacques LEVY, Michel LUSSAULT, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Belin, 2003.

[6] André SIEGFRIED, Tableau politique de la France de l’Ouest, Armand Colin, 1913, 536 p.

[7] Michel BUSSI, Christophe LE DIGOL, Christophe VOILLIOT (dir.), Le Tableau politique de la France de l’Ouest d’André Siegfried. 100 ans après. Héritages et postérités, Presses universitaires de Rennes, 2016, 350 p.

[8] Pour cela, voir le compte rendu de Christian LE BART, Norois, n°240, 2016, p. 104-107.

[9] Nous qualifions ainsi le livre cité à la note 7.

[10] André SIEGFRIED, La démocratie en Nouvelle-Zélande, Armand Colin, 1904, 360 p.

[11] André SIEGFRIED, Le Canada. Les deux races : problèmes politiques contemporains, Armand Colin, 1906, 416 p.

[12] André SIEGFRIED, opus cité.

[13] Phrase citée par Paul Vidal de la Blache dans son compte rendu des Annales de géographie (1914, p. 261-264).

[14] Depuis la fusion avec une commune voisine en 1974, la commune se nomme Talmont-Saint-Hilaire.

[15] André SIEGFRIED, Tableau…, opus cité, p. 20 dans l’édition de 1913 et p. 80-81 dans la réédition de 1995.

[16] Dans le livre de Cerisy, Jean RENARD étudie l’évolution du canton de Talmont entre 1913 et 2013 (la répartition spatiale des votes reste valable jusque dans les années 1960 ; ensuite, la croissance importante de l’économie touristique change la donne). Jérôme PRUGNEAU et Emmanuel BIOTEAU s’intéressent à l’évolution sur cent ans de la frontière électorale du Layon entre la grande propriété au Sud et la petite au Nord (maintenant, cela fonctionne moins bien sur ces deux plans.

[17] André SIEGFRIED, Tableau…, opus cité, note p. 466 dans la réédition de 1995.

[18] Michel BUSSI, Fondements des comportements électoraux dans le grand Ouest ; une tentative de relecture spatialisée des travaux de Seignobos, Siegfried, Brandt, Norois, Volume 156, 1992, n°1, p. 389-405.

[19] Un chapitre sur l’Ouest politique et un autre sur les configurations électorales intra-urbaines dans les villes de l’Ouest.

[20] Rééditions : 1964 (Paris, Armand Colin), 1972 (Monaco, André Sauret), 1980 (Genève, Slatkine), 1995 (Paris, Imprimerie nationale) et 2010 (Université de Bruxelles).

[21] André SIEGFRIED, Géographie électorale de l’Ardèche sous la IIIème République, Cahiers de La Fondation nationale des sciences politiques, n°9, Armand Colin, 1949, 140 p.

[22] Ibidem, p. 113.

[23] Opus cité, p. 225.

[24] André SIEGFRIED, Les Etats-Unis d’aujourd’hui, Armand Colin, 1927, 362 p.

André SIEGFRIED, La crise britannique au XXe siècle, Armand Colin, 1931, 216 p.

[25] Albert DEMANGEON, L’Empire britannique. Etude de géographie coloniale, Armand Colin, 1923, 280 p.

Albert DEMANGEON, Les Iles Britanniques, (Géographie universelle publiée sous la direction de P. Vidal de la Blache et de L. Gallois), Armand Colin, 1927, 320 p.

[26] André SIEGFRIED, L’âme des peuples, Hachette, 1950, 220 p.

[27] Pierre FAVRE, opus cité.

[28] Philippe PINCHEMEL, Marie-Claire ROBIC, Jean-Louis TISSIER (dir.), Deux siècles de géographie française, CTHS, 1984, p. 152 (réédition, 2011, p. 149).