Exposition d’estampes japonaises.
Musée Guimet (6, place d’Iéna, 75116 Paris)
Jusqu’au 7 octobre 2019
Le géographe s’intéresse à la route, moyen d’aménagement de l’espace et expression du pouvoir. En 1922, dans ses Principes de géographie humaine [1], Vidal de La Blache y consacre un long développement : « La route s’imprime sur le sol ; elle sème des germes de vie : maisons, hameaux, villages, villes…Ce sont surtout les obstacles qui, par l’effort qu’ils exigent, contribuent à fixer la route, à la ramener dans un sillon défini. La diffusion des pistes se concentre à leur rencontre. Fleuves, marais, montagnes imposent un point d’arrêt, l’assistance d’auxiliaires présents sur place, l’organisation de nouveaux moyens de transports. Les hautes montagnes ne se prêtent que sur certains points déterminés au passage. Aussi voyons-nous, d’un bout à l’autre de l’ancien monde, certaines vallées ou certains cols se désigner de bonne heure à l’attention, comme des voies fréquentées par les marchands, guerriers ou pèlerins, consacrées parfois par quelques traces d’œuvres commémoratives ou par quelques survivances de vieux cultes. » (troisième partie, chapitre II).
Certaines routes deviennent mythiques « quand l’histoire se mêle à la légende », comme l’a joliment écrit Alain Musset dans son ouvrage 7 Routes Mythiques [2], parce qu’elles traversent de hauts lieux, ont été empruntées par des conquérants ou ont été magnifiées par la littérature ou le cinéma.
La route du Tôkaidô au Japon aurait pu servir de modèle au maître de la géographie. Les obstacles y sont nombreux et les voyageurs divers. Quant à son caractère mythique, il lui a été donné un peu par la littérature mais surtout par les peintres d’estampes, modestes ou très célèbres comme Hokusai ou Hiroshige.
La collection de Victor Segalen, exposée actuellement au Musée Guimet, nous permet de suivre, étape après étape, les 53 stations de la route du Tôkaidô, celle qui mène d’Edo à Kyoto, telles que l’a représentées le maître Hiroshige dans les années 1833-1834.
Toutes les estampes, de même format (25 × 36 cm) présentent des points de vue spectaculaires sur « la route de la mer de l’Est », chemin escarpé et étroit, souvent en balcon au-dessus de l’eau, où circule une multitude de personnages. Héritier de l’art traditionnel du ukiyo-e (« image du monde flottant », c’est-à-dire instant de vie éphémère), Hiroshige emprunte deux techniques à l’Occident, le bleu de Prusse qu’il combine avec des couleurs végétales, et la perspective linéaire. En effet bien que le Japon soit théoriquement fermé à toute présence et influence étrangères depuis le milieu du XVIIème siècle, les connaissances issues de la révolution scientifique et technique occidentale pénètrent dans la société cultivée par l’intermédiaire des Hollandais installés sur l’îlot de Deshima.
Hiroshige écrit : « Or moi je ne peux que copier la nature des choses. Ainsi mes œuvres sont comme des photographies » (3). Des photographies de paysages pittoresques dans lesquels les hommes ont leur place comme les rochers, les rivières et les pins. La «route de la mer de l’Est » se réduit parfois à un étroit chemin longeant un torrent entre deux rives escarpées.
La montée est parfois rude. A Hakone le voyageur a atteint la station la plus haute du Tôkaidô. Pour franchir le col, il est obligé de marcher en file indienne mais est récompensé par la magnifique vue sur le lac Ashi dans la direction du Fuji.
De nombreuses rivières coupent la route. Souvent des ponts facilitent la traversée, mais parfois il faut entrer dans l’eau ou utiliser les services d’un passeur comme à Mitsuke pour franchir le fleuve Tenryu aux courants violents et dangereux.
Mais les péripéties du voyage ne sont pas uniquement liées à la topographie. Et l’artiste ne s’attache pas à figurer seulement des formes. Il fait ressentir le martèlement de la pluie par des diagonales vibrantes (audace des seuls peintres et cinéastes japonais), la claque du vent qui fait plier deux vieillards mais n’interrompt pas le travail des paysans, le silence de la neige qui éclaire la nuit et l’enveloppement du paysage par la brume matinale.
Le Tôkaidô, c’est d’abord une route politique puisqu’elle relie les deux centres du pouvoir, civil et militaire d’une part, spirituel d’autre part. Du début du XVIIème siècle à 1868, les tout-puissants shoguns Tokugawa règnent en maître à Edo (future Tokyo) alors que l’empereur est retiré dans son palais de Kyoto. Le shogun impose à la noblesse des daïmyos un système de résidences alternées, un an à Edo, un an dans leur fief, ce qui explique les nombreux déplacements de cortèges seigneuriaux obligeant les voyageurs populaires à s’écarter et à se prosterner sur un chemin escarpé et étroit. Des délégations shogunales se rendent aussi régulièrement à Kyoto pour saluer l’empereur.
Que l’on soit noble ou roturier, on a besoin d’un « passeport » mentionnant ses nom et adresse et les motifs de son voyage.
Mais les palanquins et les logettes de bambous tressés sont rares. La plupart des personnages se déplacent à pied, souvent lourdement chargés de balluchons ou de malles en osier. Le Tôkaidô est aussi une route commerciale. S’y côtoient grands marchands à la tête de caravanes de chevaux chargés de longs coffres en bois, porteurs d’eau, marchands à la sauvette…La religion peut être aussi la raison du voyage, pour les shintoïstes se rendant au sanctuaire d’Ise à partir de Kuwana comme pour les bouddhistes en pèlerinage au temple d’Ishiyakushi dédié au bouddha de la médecine Yakushi. Il y a bien d’autres motivations pour parcourir le Tôkaidô, la santé par exemple que l’on entretenait grâce aux sources chaudes de Hakone.
Au voyageur épuisé par les 25 ou 30 km quotidiens, chaque relais offrait des maisons de thé et des auberges accueillantes qu’Hiroshige dépeint parfois avec humour comme à Goyu où des rabatteuses agressives s’acharnent sur un voyageur.
A la fin de la route nous avons admiré des paysages divers, maritimes et montagnards. Nous avons souri devant des scènes pittoresques et rêvé devant des images poétiques. On peut poursuivre le voyage avec les tableaux de Van Gogh, de Monet et de bien d’autres peintres européens.
Compte rendu rédigé par Michèle Vignaux, août 2019
[1] VIDAL DE LA BLACHE, Principes de géographie humaine, 1922, ENS Editions Publication sur Open Edition Books, 2015
[2] MUSSET, 7 routes mythiques, Paris, Armand Colin, 2018 (un compte rendu de cet ouvrage a été publié sur le site des Cafés géo).
Toutes les images sont présentées au Musée Guimet. Cinquante-trois relais du Tokaido. Utagawa Hiroshige (1797-1858) Japon, époque d’Edo, vers 1833-1834 Editeur : Takenouchi Magohachi (Hôeidô) Impression polychrome nishiki-e, format oban horizontal (env. 25 x 36 cm) Fondation Jerzy Leskowicz, collection Leskowicz © Fondation Jerzy Leskowicz