telegraph-road

Dire Straits, l’Amérique et la géographie ont un point commun : ils s’abreuvent de mythes, et la chanson Telegraph Road composée par Mark Knopfler en relate un fort bien connu, celui de la conquête de l’Ouest américain, du domptage de ses étendues sauvages par l’homme et la « civilisation ». Cependant l’artiste poursuit ici le mythe de façon chronologique pour l’amener à celui plus récent du rêve devenu cauchemar, de la prospérité devenue crise et hyperlibéralisme, celui des villes que le progrès a laissé derrière lui et dont Detroit reste certainement le plus grand symbole.

A travers cela, la chanson (parue en 1982 dans l’album Love over Gold) se révèle alors géographiquement très riche car en effet le narrateur, en se montrant transmetteur libre de la mémoire (« ‘cause I’ve run every red light on memory lane »1), illustre de nombreux thèmes tels que l’espace et le territoire, la liberté et le pouvoir, le rapport entre nature et culture et d’autres encore… Et surtout n’oublions pas que le titre de la chanson présente lui-même un élément géographique, la route, central pour l’œuvre et plus généralement pour le pays et la société américaine. Comment Dire Straits illustre-t-il alors la désillusion du rêve de conquête des Etats-Unis en montrant sous un nouvel angle les rapports de distance internes au territoire national (et peut-être même mondial) ?

La route du télégraphe au Colorado (www.whileoutridinf.com)

La route du télégraphe au Colorado (www.whileoutridinf.com)

De la conquête au développement

La chanson commence sur ces mots: « A long time ago came a man on a track / Walking thirty miles with a sack on his back / And he put down his load where he thought it was the best / He made a home in the wilderness » 2. La narration présente l’homme seul de la « frontier »3  américaine à la conquête d’un lieu qu’il va transformer d’un espace vierge et sauvage à un territoire humain qui lui appartienne (on exclut évidemment ici le fait que les Amérindiens avaient converti grand nombre d’espaces du continent en territoires avant l’arrivée d’un quelconque européen). Ceci implique plusieurs choses. D’abord que l’homme est parti d’un endroit et n’a emmené que très peu de choses avec lui, d’où l’on peut déduire (sauf épopée du genre Into The Wild,  un peu hors contexte) que si la difficulté du voyage et de l’installation « wilderness »; « winter store »4, « ploughed up the ground by the cold lake shore »5 en vaut la peine c’est qu’il a laissé derrière lui un environnement plus difficile encore. On voit donc que se traduit dans ces premières lignes un premier phénomène de migration, une fuite à l’intérieur du territoire Américain. De celui-ci on peut déduire que le lieu apprivoisé, dompté, est symbole de liberté : liberté acquise par l’homme seul face à la nature à la sueur de son front qui se fonde sur la possession de la terre et implique un rapport assez harmonieux entre nature et culture basé sur le petit commerce et l’agriculture, représentation moderne d’un Eden durement acquis et dont on ne revient pas : « And the other travelers came walking down the track / And they never went further, and they never went back »6. Cette liberté est alors illustrée par l’introduction à la flûte, évoquant la culture amérindienne, éternellement associée à cette liberté perdue et regrettée, suivie d’accords très profonds, très larges, qui créent une impression saisissante de grands espaces.

Puis vient le développement. D’abord bénéfique, mais qui très vite (l’espace d’une ligne) entre en conflit avec la liberté recherchée en premier lieu par l’homme : « Then came the churches, then came the schools / Then came the lawyers, and then came the rules »7. Les développements positifs de ce qui apparaît être une ville en devenir sont en effet intégrés par l’anaphore de « then » et par la rime « schools » / « rules »  à ceux qui viennent s’opposer à l’idéal du début de chanson, un effet qui signifie bien que, dès le départ, les changements apportés au premier environnement vont l’entraîner vers sa chute. On passe alors d’un monde sauvage, naturel, idéal, à un endroit urbain, industriel, (« then came the trains and the trucks with their loads »8 ; « then came the mines – then came the ore »9), très vite associé aux « hard times »10 et à la guerre. Le narrateur illustre ce changement en montrant les oiseaux associés et intégrés au télégraphe: « and the birds up on the wires and the telegraph poles […] you can hear them singing their telegraph code / all the way down the telegraph road »11. Ainsi les frais gazouillements sont transformés en morse, on n’entend plus le chant des oiseaux, symbole presque stéréotypé de nature et de liberté qu’à travers le filtre artificiel du télégraphe.

Du développement industriel à la débâcle des années de crise

On assiste donc dans la chanson à la décadence d’un lieu géographique qui est celui de l’espace Américain naturel et inhospitalier transformé en territoire appartenant à l’individu libre et en harmonie avec son milieu, vers un lieu tout aussi américain, celui de la ville qui apporte avec elle autorité et industrialisation. Mais cette métamorphose n’est pas son propre fruit car le lieu géographique se crée par des flux, des flux qui interviennent ici dans un lieu précis : la route. Celle-ci est l’élément central du texte, apportant les premiers flux migratoires puis les différents changements que subit le lieu-destination. Elle en vient ainsi à changer de fonction et de rôle.

Il faut se rappeler que le territoire est ici d’abord créé par une distance dont on ne connaît pas l’origine et qui est au départ un chemin sans retour tout aussi sauvage que la destination visée, qu’on emprunte par espoir d’un monde meilleur. Or, ce « dirty track »12 va changer en même temps que le lieu en passant d’un endroit naturel à un espace artificialisé, approprié par l’homme : « and the dirty old track was the telegraph road »13. On voit alors littéralement la route gonfler et s’enfler : « telegraph road got so deep and so wide / like a rolling river »14, devenir un espace de communication, de circulation et de déplacement intense de marchandises (« then came the trains and the trucks with their loads ») et de personnes (« people driving home from the factories / there’s six lanes of traffic »15). D’une retraite solitaire, la route télescope ainsi le lieu décrit vers ce qui prend visiblement la forme d’un centre industriel incorporé à une échelle mondiale : « telegraph sang a song about the world outside »16. L’auteur met donc ici en scène le rouleau compresseur de la révolution industrielle et de la mondialisation à travers une ellipse qui nous fait passer de la conquête de l’Ouest au XIXe siècle à la récession économique suivant le choc pétrolier de 1974, ce que provoque notamment cette caméra comme braquée en accéléré sur la route. On est alors ramené au présent post-1974 par : « And my radio says tonight it’s gonna freeze / people driving home from the factories / there’s six lanes of traffic / three lanes moving slow… »17, présent qui réintroduit, fait notable, le froid comme caractéristique climatique du lieu, montrant même dans le domaine des sensations que la vie des hommes n’a pas tant changé. Et même pire, elle a empiré : l’ampleur des infrastructures matérielles « six lanes of traffic » souligne la difficulté de la vie quotidienne d’ouvriers rentrant dans la nuit, dans le froid, dans les embouteillages monstres. L’humain est réduit à un flux mécanisé sur six voies que la technique ne fait que paralyser, ce qui est reflété par le ralenti musical et cette sensation d’engourdissement que renvoie le dénuement progressif de l’instrumentalisation elle-même (on sent presque le blizzard climatique et technique abattre de silence cette société au bord de la catastrophe, alors que s’annoncent le « backlash » et les années d’hyperlibéralisme). A partir de ce moment l’environnement entourant ces hommes est décrit comme un milieu apocalyptique dans les deux sens du terme (le sens commun qui évoque la catastrophe, la fin du monde, et le sens premier hébreu de révélation).

Le développement industriel apporté par et dans la route elle-même qui avait transformé la nature première en culture brutale et annonçait déjà le déclin de la liberté de la première société n’est maintenant plus qu’un vecteur de désespoir. En effet, après la crise on assiste à la dépravation de ce que l’auteur montre comme un droit légitime de l’homme libre, le droit au travail : « I used to like to go to work but they shut it down / I’ve got a right to go to work but there’s no work here to be found / yes and they say we’re gonna have to pay what’s owed : we’re gonna have to reap from some seed that’s been sowed »18. On sent sans équivoque la critique de Dire Straits envers Reagan et ses politiques économiques de libéralisation à l’extrême, désastreuses pour tant de villes américaines comme Detroit. Plus que le simple fait du chômage on assiste à une critique acerbe du pouvoir, de cette entité de l’autre côté de la route que l’on avait fui en premier lieu, ce « plus froid des monstres froids » que décrit Nietzche, qui impose d’abord son développement économique aveugle, machine industrielle qui, une fois menée de son propre lieu à l’échec, rejette sa responsabilité sur les hommes qu’elle exploitait. On remarquera ainsi la reformulation ironique du proverbe agricole « you reap what you sow » qui montre à quel point la nature a été détournée et corrompue par cette culture industrielle et froidement manipulatrice

Le narrateur : un homme perdu et/ou un rebelle ?

Ce constat révolté donne lieu de cette manière à une révélation qui a pour conséquence un renversement des flux. Le narrateur, homme acculé dans un monde où règne le désespoir (« I’ve seen desperation explode into flames »19) se reporte sur la route qui avait amené ses ancêtres vers la « terre promise » pour trouver une nouvelle direction, un nouvel espoir. Cette révélation est également musicale, l’on sent toujours par ces ralentis, ces dénuements, puis ces solos de guitare déchaînés une sorte de recherche de soi par la musique, celle-ci faisant écho aux passages chantés, prenant le rôle à la fois d’une réponse et d’une nouvelle question. Cet espoir  se trouve cependant dans un rétrécissement notable de l’espace géographique qui passe de « road » à « lane »20, confirmant ainsi en quelque sorte l’hypothèse, la tentative du début d’individualisation de l’homme par rapport à « sa » liberté. On comprend alors tout de même la révélation dans son sens biblique comme le réveil de l’espoir, par l’amour, le partage de l’individualité sans quoi cette misère n’est pas supportable. D’où ce très beau passage où le narrateur adjure la femme qu’il aime de le suivre en prenant la route dans l’autre sens : « but believe in me baby and I’ll take you away / from out of this darkness and into the day »21. On ne peut être plus clair…

Telegraph Road fait ainsi s’articuler plusieurs thématiques de manière très particulière autour de l’espace géographique de la route. Tout d’abord, cette opposition entre nature et culture. On voit que cette notion est ici très américanisée, au sens où c’est la « wilderness » qui est mise en valeur, cet espace hostile (le froid), sauvage, qui représente une sorte d’idéal premier une fois que l’homme s’y est installé localement, le transformant d’un espace à un territoire, permettant une sorte d’harmonie première entre nature et culture. Mais celle-ci se trouve corrompue et détruite quand la culture prend le dessus et s’arroge tout ce qui se trouve à sa portée, ressources naturelles et humaines confondues, ce qui la définit comme une culture aveugle, technique, autocratique. Quelque chose que l’on retrouve souvent dans les critiques intérieures aux Etats-Unis, dans les mouvements de la contre-culture à partir des années 1960-1970, et qui s’articule tout naturellement avec la notion de liberté également très présente ici. On voit une apologie de l’individu, le « self made man » premier, celui d’avant la révolution industrielle qui est à la base de la constitution du pays, un homme que la symbiose avec la nature, acquise par son travail rend libre. C’est cependant bien l’homme du « backlash » qui parle, critique son époque et montre sa tentative d’adaptation au « far west » économique et social créé dans les années 1980. C’est l’Etat fédéral, géographiquement lointain (ayant en effet déjà été fui) qui est montré ici non seulement comme une barrière aux libertés individuelles, mais aussi comme un exploiteur usant sans vergogne du droit du plus fort.

Enfin, le narrateur se présente comme un voyageur dans le temps, un voyageur de la mémoire « cos I’ve run every red light on memory lane » qui, en effet, fait tout le récit le long de la route du télégraphe à contresens d’une certaine mémoire officielle et se montre donc essentiellement comme un rebelle. Il est clair que ce lieu géographique est mis en avant tout le long de la chanson par sa temporalité. Ainsi la route devient un lieu de mémoire qui traverse l’histoire américaine et permet au narrateur en faisant l’histoire de la route de faire une histoire géographique de l’Amérique avec un commentaire sur les rapports nature/culture, liberté/contrainte, qui visent finalement à montrer toute la décadence du mythe de la réussite américaine. Et puisque l’on parle des Etats-Unis, on pourrait légitimement percevoir la chanson également comme une métaphore des migrations mondiales vers les Etats Unis, et ainsi en tirer des conclusions tout à fait proches. Le présent est un champ de ruines mais le narrateur, pionnier du temps en quelque sorte, exhorte finalement l’être aimé (et pourquoi pas un lecteur concerné) à sortir de cette misère vers un futur indéfini mais plein d’espoir, en prenant appui sur la mémoire, d’où l’anaphore « from » à la fin du texte. Celui-ci a été publié avec l’album en 1982 et la dernière image est assez saisissante, pour qui a vu les conséquences (et les causes en quelque sorte) en Amérique de la crise de 2008 : « From all these signs saying sorry but we’re closed / All the way down the telegraph road »22.

David Suzanne, février 2015

Passages de la chanson et termes anglais utilisés et traduits :

1« ‘Cause I’ve run every red light on memory lane » : car j’ai brûlé chaque feu rouge du chemin de la mémoire

2« A long time ago came a man on a track / Walking thirty miles with a sack on his back / And he put down his load where he thought it was the best / Made a home in the wilderness » : Il y a longtemps le long d’un chemin vint un homme / Marchant cinquante kilomètres avec son barda / Il s’installa là au meilleur endroit qu’il pensa trouver / Il se fit une maison dans cette sauvage contrée (wilderness est un concept Américain intraduisible directement)

3« frontier » : Autre concept intraduisible de la langue anglaise, c’est le concept de frontière, voir The Significance of the Frontier in American History de F.J. Turner

4« winter store »: magasin d’hiver

5« ploughed up the ground by the cold lake shore »: laboura la terre près du froid rivage du lac

6« And the other travelers came walking down the track / And they never went further, and they never went back » : Et les autres voyageurs vinrent le long du chemin / Et ils n’allèrent jamais plus loin, et ils ne s’en retournèrent jamais

7« Then came the churches, then came the schools / then came the lawyers and then came the rules »: Puis vinrent les églises, vinrent les écoles / Vinrent les hommes de loi, et vinrent les règles

8« Then came the trains and the trucks with their loads »: Puis vinrent les trains, les camions et leurs chargements

9« Then came the mines – then came the ore »: Vinrent les mines – vint le minerai

10« hard times »: temps difficiles

11« and the birds up on the wires and the telegraph poles […] you can hear them singing their telegraph code / all the way down the telegraph road »: et les oiseaux sur les fils et les mâts du télégraphe […] on peut les entendre chanter le code du télégraphe

12« dirty track »: piste sauvage

13« and the dirty old track was the telegraph road »: et la vieille piste sauvage fut la route du télégraphe

14« telegraph road got so deep and so wide / like a rolling river »: la route du télégraphe devint aussi profonde, aussi large / qu’un fleuve déchaîné

15« people driving home from the factories / there’s six lanes of traffic »: les travailleurs rentrant de l’usine en voiture / il y a six voies de trafic

 

16« telegraph sang a song about the world outside » : le télégraphe chanta une chanson du monde extérieur

17« And my radio says tonight it’s gonna freeze / people driving home from the factories / there’s six lanes of traffic / three lanes moving slow… » : Et la radio annonce que cette nuit il gèlera / les travailleurs rentrant de l’usine en voiture / il y  a six voies de trafic / trois voies roulent lentement…

18« I used to like to go to work but they shut it down / I’ve got a right to go to work but there’s no work here to be found / yes and they say we’re gonna have to pay what’s owed : we’re gonna have to reap from some seed that’s been sowed » : J’aimais aller travailler mais ils ont fait faillite / J’ai un droit à aller travailler mais il n’y a pas de travail à trouver ici / et ils disent que nous allons devoir payer ce qui leur est dû : nous allons devoir récolter le fruit d’une graine qui a soi-disant été semée

19« I’ve seen desperation explode into flames » : J’ai vu le désespoir s’embraser de flammes

20« road », « lane » : c’est ici de la différence de taille et d’échelle entre une route et une allée dont il est question

21« but believe in me baby and I’ll take you away / from out of this darkness and into the day » : mais crois en moi mon amour et je t’emmènerai hors d’ici / hors de ces ténèbres, dans la lumière du jour

22« From all these signs saying sorry but we’re closed / All the way down the telegraph road » : Loin de tous ces panneaux disant « navré mais nous sommes fermés »/ le long de la route du télégraphe tout entière

David Suzanne, février 2015