Territoires amphibies (Les Bêtes du Sud sauvage, Benh Zeitlin, 2012, États-Unis)
En Louisiane existent, de part et d’autre d’une discontinuité à la fois matérielle et idéelle qui n’a peut-être pas tant à envier au mur séparant États-Unis et Mexique, un ici et un là-bas vécus comme difficilement réconciliables, difficilement commensurables. Là-bas, c’est au-delà de la digue, dont le caractère fonctionnel, le rôle de protection contre les éléments non humains s’accompagne d’une charge symbolique bien humaine et d’une capacité à séparer qui en fait aussi et surtout une frontière socioéconomique, perçue comme étanche par les habitants de l’ici – et sans doute par ceux du là-bas, qui tentent inlassablement de déloger les inconscients.
L’ici, c’est lebathtub, territoire incertain séparant le Golfe du Mexique de la digue, où de rares bicoques tenant débout comme par miracle abritent quelques obstinés,parmi ce que les États-Unis doivent compter de plus pauvre et refusant envers et contre tout de quitter les lieux. Si l’on parle de territoire incertain, c’est que le vocabulaire géographique manque cruellement pour qualifier cet espace hors du commun. L’incertitude des limites – difficile de dire où commence l’Océan et où il s’arrête, même si un phare fait office à la fois de repère relativement stable et de stimulant pour l’imaginaire enfantin – en fait une marche de l’Écoumène ouun « horizont » (J. Lévy), selon qu’on voit le verre à moitié vide ou à moitié plein – c’est bien de cela qu’il s’agit. Selon qu’on veut bien considérer ce morceau de terre marécageux et infesté d’alligators comme un avant-poste en sursis de l’humanité, voué à disparaître au rythme de la montée des eaux et dont l’existence ne se justifie que par ses puits de pétrole, ou comme une réalité socio-spatiale stabilisée et appropriée par une population qui se pense comme habitante de ce bathtub, aussi mal délimité soit-il : population amphibie pour laquelle se déplacer dans des radeaux de fortune fait au moins autant sens que le métro et le Vélib’ pour des Parisiens.
Mais si ce n’était que cela. La tempête, premier climax du film dont l’annonce ne parvient pas à déloger les plus obstinés « bathtubiens », transforme le bathtub en bassin. Elle modifie en une nuit la topographie de manière radicale, et avec elle les repères de ses habitants, aussi habitués soient-ils aux caprices de la météo – une occasion pour le réalisateur de lorgner du côté du burlesque lorsque le vieux Walrus, sortant de chez lui au matin, tombe dans l’eau qui a entouré sa maison. Territoire incertain, donc, non seulement quant à ses limites mais aussi quant à sa matérialité, partant son habitabilité et sa parcourabilité : passée la tempête, le radeau de fortune devient nécessité absolue et, en l’occurrence, réalité collective abritant la totalité de la petite communauté, animaux de compagnie et basse-cour compris.
Arche de Noé, sans aucun doute, dans un film où la fin du Monde, sans être convoquée de manière tout à fait explicite, s’incarne dans un troupeau de gigantesques aurochs libérés par la fonte des glaces du pôle Sud, qui entament un long périple vers la Lousiane et Hushpuppy. Hushpuppy, c’est la petite fille que suit le film, drôle, débrouillarde, va-t-en-guerre et, pour tout dire, irrésistible – la petite Quvenzhané Wallis livre une performance stupéfiante – qui devra faire face, du haut de ses six ans, à la montée des eaux mais aussi à la maladie de son papa un brin porté sur la bouteille et colérique depuis que la maman a déserté les lieux.
À travers ce personnage haut en couleur, qui distille un brin de fantastique dans ce tableau naturaliste de la Louisiane, le jeune réalisateur Benh Zeitlin nous mène loin des clichés inlassables sur le « Sud », réduit à l’exotisme du tryptique pauvreté-vaudou-jazz. Les feux d’artifice de l’inoubliable scène pré-générique, l’humour, l’optimisme à toute épreuve des personnages, tout cela permet d’éviter l’écueil du misérabilisme aussi bien que celui d’une image d’Épinal de la joie de vivre et du soleil plus forts que la pauvreté et l’exclusion.
Le film dépeint depuis l’intérieur, sans complaisance et avec beaucoup de tendresse, une population de joyeux « retranchés » qu’une tenace envie de vivre et un cœur à même de faire fléchir les plus implacables forces cosmiques rendent aussi admirables qu’attachants.
Manouk Borzakian