La montagne de Shining (Stanley Kubrick 1980) : légendes noires et territoire de la folie

« Si la montagne et la mer étaient naturellement belles, on se demande bien pourquoi il aurait fallu attendre le XVIII° siècle pour les juger telles… » (in A. Roger. 2009)

Le but de ce texte est d’analyser les représentations spatiales de la montagne et de la neige dans le film de Stanley Kubrick, Shining (1980). Si l’hôtel Overlook dans lequel se déroule ce film a donné lieu à de multiples analyses, l’idée qui sous-tend cette analyse est que le cadre précis de cet hôtel est inséparable de celui – montagnard – qui l’entoure, que le film reprend de nombreux mythes liés à la montagne, et que la dichotomie intérieur / extérieur est un des ressorts de l’action.

Stanley Kubrick est souvent considéré comme un cinéaste de la folie (G. Deleuze 1985) : Alex d‘Orange mécanique (1972), Carl, l’ordinateur HAL de 2001, l’odyssée de l’espace (1968) ou la « grosse baleine » de Full metal jacket (1987) sont quelques-uns des personnages atteints de ce mal. De fait, tous ses films ont un profond pouvoir de déstabilisation des spectateurs. Leur accueil lors de leur sortie est un excellent révélateur de ce phénomène : hormis la réception favorable et assez unanime de Barry Lyndon (1975), notamment du fait de ses qualités esthétiques, les critiques furent souvent mitigées, par exemple lors de la sortie d’Orange mécanique, de Full metal jacket, de Shining ou d’Eyes Wide Shut (1998). Or, ces mêmes films étant aujourd’hui considérés par la critique comme des classiques, et pour certains comme des chefs d’œuvre, on peut supposer que la réaction immédiate lors de leur première vision fut le malaise, l’incompréhension, voire le vertige.

Ce qui fait par ailleurs la particularité des films de Stanley Kubrick, c’est l’omniprésence des paysages (A. Gaudin 2014, D. Ziegler 2010…), que ce soit dans Barry Lyndon (notamment les campagnes européennes au temps de la Guerre de sept ans), dans Orange mécanique (la froideur des paysages urbains), dans Docteur Folamour en 1964 (le survol des montagnes russes)… Je rappellerai que tout paysage est par essence une représentation procédant de choix plus ou moins conscients. Mais ici, au cinéma, ce fait est particulièrement porteur de sens : ce que l’on voit est imaginé, sélectionné, non par nous, mais par le réalisateur. De ce fait, tout film induit un dialogue entre ce réalisateur et le spectateur, qui répond à une « esthétique de la réception » (H. R. Jauss 1990) : pour être efficace, le film doit correspondre aux « horizons d’attente » du spectateur mais aussi provoquer ce dialogue. Le paysage diégétique est donc le produit d’une co-construction qui passe par un processus d’encodage par le réalisateur (qui nous donne des clés, des codes pour que l’on aille dans le sens du scénario) et de décodage par le spectateur. C’est ce décodage qui est ici fondamental car il est une libre réinterprétation en fonction de valeurs culturelles et de choix inconscients du spectateur (S. Bourgeat et C. Bras 2014). Ce qui n’est évidemment pas neutre si l’on veut représenter la folie à l’écran. Stanley Kubrick utiliserait ainsi l’espace de manière à ce que nous captions inconsciemment l’incohérence des comportements de ses héros et les territoires de leur folie, en jouant notamment avec nos représentations de la montagne, elles-mêmes issues de données culturelles anciennes et fortement ancrées au sein de chaque spectateur. Le malaise ressenti lors de la première vision du film serait en partie la conséquence de ce traitement de l’espace.

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Captain Fantastic

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« Les excès mêmes de notre civilisation vont donner des anachorètes »

Pour être daté, le mot n’est certes pas ridé. On le doit aux Scènes de la vie future de Georges Duhamel, ouvrage publié en 1930, dans lequel ce médecin humaniste français dénonçait l’américanisation grandissante, disons la vulgarisation galopante de la France d’entre-deux-guerres. Propos daté, donc, qui cependant n’a pas vieilli. À l’occasion, le cinéma nous en rappelle l’actualité : et, dernièrement, avec Captain fantastic.

À l’heure où une écrasante majorité de citoyens américains confesse son « dégoût » pour la mascarade politique dont elle subit quotidiennement le triste spectacle, le film de Matt Ross, engagé, dérangeant forcément, est une fine remise en cause de certaines outrances de la société américaine. Outrancière au point de sombrer, cette société avance d’un pas incertain rythmé, dans une scène du film au supermarché, par les notes traînantes de la bande son de Titanic (1997). Ainsi le ton du film, politique, est-il donné : ce qui se consomme, avant tout, chaque jour davantage, c’est le naufrage américain ; ce qui se consume, peu à peu, c’est le faux rêve que d’apprentis sorciers pour elle et pour nous ont conçu.

L’intrigue est des plus simples : une famille en parfaite dissidence, depuis dix ans vivant en la forêt américaine, quelque part dans l’immensité occidentale du pays. La famille tout entière que le père, Ben, fruste gaillard barbu incarné par Viggo Mortensen, élève seul suivant une discipline physique et intellectuelle sévère, paraît vouloir répondre à l’idéal de Stevenson, pour qui mieux vaut vivre avec « moins dans les poches, [mais] plus dans le ventre ». La scène initiale du film, spectaculaire, ne doit pas faire illusion : ce recours aux forêts n’a rien d’un ensauvagement. Il ne s’apparente pas au retour d’un état de nature fantasmé. Car à défaut d’être policée, la famille est cultivée. Spirituels, rigoureusement versés dans l’étude des grands auteurs, les enfants, les plus jeunes mêmes, font preuve d’une rare culture et d’une intelligence précoce.

Pour ses six enfants, Ben, irremplaçable précepteur, a en effet imaginé une éducation alternative, mieux, une éducation totale : le modèle est spartiate, physiquement éreintant, fait de boue, de larmes, mais athénien tout autant, fondé sur la fréquentation assidue des meilleurs Anciens comme des meilleurs Modernes, sur l’égale maîtrise des arts, de tous les arts, de l’art de raisonner à l’art musical, mystique enfin, puisque la nature y est poétiquement conçue ainsi qu’un livre superbe. L’École ? Ben l’écarte résolument : elle n’enseigne rien qui vaille ; pire, l’institution serait de nature à reproduire les hiérarchies sociales, quand elle ne les consoliderait pas. La décision, on le devine, porte à conséquence : le mode de vie ici conté et mis en scène par Matt Ross se trouve en complète rupture. Sa radicalité le singularise, qui répond en fait, qui correspond proportionnellement à la radicalité du modèle rejeté, et surtout, menace à tout moment de le jeter dans l’illégalité : l’ordre public contrôle, surveille activement, et la limite est souvent poreuse entre la surveillance et la répression.

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La route après l’apocalypse

La route après l’apocalypse

Mad Max: Fury Road (George Miller, Australie/États-Unis, 2015)

Mad Max: Fury Road (George Miller, Australie/États-Unis, 2015)

Avant l’apocalypse, la route est le lieu de l’échappée : celui qui veut s’abstraire des contraintes de la société telle qu’elle est, affirmer sa liberté d’individu face à ce qu’il perçoit comme une oppression, peut se faire nomade. En mouvement permanent, il s’oppose à la logique sédentaire occidentale et la manière dont elle assigne aux individus des rôles c’est-à-dire aussi des lieux ou territoires. Max Rockatansky, en 1979, dans le premier volet de la désormais tétralogie de George Miller, incarne cette tension : flic enragé, gonflé d’adrénaline et ivre du son des cylindres de la V8 Interceptor avec laquelle il traque les pires bandits sillonnant les routes australiennes, il n’en goûte pas moins la douceur de la vie familiale auprès de la jolie Jessie et de leur bébé.

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Frontières, front cinématographique
Tariq Teguia, Revolution Zendj Sortie le 11 mars 2015 Algérie - France - Liban - Qatar - 2013 2h13 min.

Tariq Teguia, Revolution Zendj
Sortie le 11 mars 2015
Algérie – France – Liban – Qatar – 2013
2h13 min.

Synopsis : Film choral, Revolution Zendj suit les trajectoires croisées d’ Ibn Battutâ – journaliste dans un quotidien algérien–, de Nahla, jeune femme réfugiée palestinienne en Grèce et de Monsieur Prince, froide figure d’un consortium militaro-capitaliste occupé à reconstruire l’Irak. Tous lisent peut-être Walt Withman et partagent un horizon géographique commun, mais ils n’ont pas les mêmes mobiles. Dans ce monde en ruine mais qui bouge encore, Ibn Battutâ prétexte enquêter pour son journal sur l’état de la « Nation arabe » pour partir sur la piste d’obscurs esclaves révoltés au IXème siècle au Moyen Orient, les Zendj. Sur sa route – indécise – qui le mènera de Beyrouth à Bagdad, il rencontre – entre autres – Nahla qui quitte la Grèce pour reprendre le flambeau de la lutte laissée en chemin par son père, militant nationaliste. Tous deux frôlent, un temps, la trajectoire a priori beaucoup plus directe de Monsieur Prince. Ce cabotage au pluriel entre terre et mer illustre l’état d’un « arc de crise » en proie  à la mondialisation et aux conflagrations intestines. Loin de s’en tenir à ce terrible constat, les lignes dessinées par les corps en mouvement – eux-mêmes confrontés à divers degrés aux frontières et aux césures d’un monde fragmenté – révèlent un espace politique et lui redonnent épaisseur pour mieux mesurer la place et l’échelle des possibles.

Nahla : « Qu’est-ce que tu photographies, il n’y a rien ? »

Ibn Battutâ : « Justement, j’essaie de voir comment cela devient. »

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Les jours d’avant
Les jours d'avant, 2013 Karim Moussaoui France - Algérie

Les jours d’avant, 2013
Karim Moussaoui
France – Algérie

Ma mère m’a annoncé qu’on devait déménager. C’était devenu trop dangereux ici. Pourquoi devions nous partir ? Après tout, nous n’avions rien fait.

Les jours d’avant

Les jours d’avant trace le parcours parallèle de Djabber et Yamina, deux lycéen-ne-s de la banlieue algéroise. Aujourd’hui adultes, ils se souviennent de ces moments passés, de cette jeunesse, de ces émotions, de cette vie qui leur a échappé. Le film se divise en deux parties : la première raconte le quotidien tel que vécu par le jeune Djabber, la seconde se situe du point de vue de Yamina. Leurs visions, bien que croisées, sont irréconciliables : une fracture diégétique mise en parallèle avec une autre fracture, sociale et politique cette fois-ci, celle traversant la société algérienne dans son ensemble.

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Snow Therapy

Snow Therapy (force majeure), Ruben Östlund

Snow Therapy (force majeure), Ruben Östlund


Comédie dramatique
Nationalités : Suède, Danemark, France, Norvège
Durée : 1h58
Sortie : 28 janvier 2015

Station désintégrée

Anti-panorama

Une station de sport d’hiver dans les Alpes françaises (en fait un aggloméré des Arcs et de la Plagne), l’espace-temps d’une catastrophe… celle de la virilité patriarcale et du couple. Voilà la fraîche idée du réalisateur suédois primé avec Snow Therapy dans la sélection cannoise  Un certain regard. Tout en installant caméra et scénario en haute-altitude, Ruben Östlund s’inscrit en terrain ciné géographique assez bien damé. Dans la veine tragi-comique travaillée par Jacques Tati notamment, son regard cynique se nourrit d’un malaise du lieu, figuré comme contexte inhabitable et matière à rire ou à sourire. On pourrait ainsi, à partir de « Tati, théoricien de l’urbain » établir une généalogie des lieux de la modernité envisagés depuis par les cinéastes comme des lieux de crises existentielles, rappelant de manière plus au moins éloignée celles d’ « Hulot habitant » (1): les suburbs, les aéroports, les parcs d’attraction, les malls (liste non exhaustive) dessinent un récurent aggiornamento du désir géographique au cinéma, une inversion de sens des configurations d’habiter. En travaillant les failles séparant le rêve d’une géographie planifiée, réglée et les problématiques appropriations existentielles, ces dispositifs jouent de l’opposition relevée par Michel de Certeau entre le point de vue surplombant et techniciste (celui des aménageurs) et son inadéquation avec les pratiques d’en «bas » (2).

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Timbuktu
timbuktu-sissako

Timbuktu (A. Sissako, Mauritanie, 2014)

 

Déformations

Bamako-Tombouctou, l’axe urbain que le cinéaste Abaderrahmane Sissako trace entre son dernier film et celui de 2006 rend visible une terrible trajectoire africaine. Dans Bamako, la cour d’une maison de la capitale malienne devenait l’épicentre d’une résistance. De cet interstice – poreux – entre espace privé et public naissait, souvenons-nous, le théâtre d’un improbable tribunal mettant en accusation Banque mondiale et  FMI dans les drames continentaux, l’espace d’une parole plurielle et ascendante. L’idée et l’idéal donnaient forme à l’espace. Timbuktu dresse une dynamique résolument inverse, une autre géographie de la justice, descendante, issue d’une voix unique. Là-bas et maintenant, l’idée fanatique déforme l’espace en dénouant les liens.

L’arrivée des salafistes, sortant de nulle part ou presque dans le désert malien, est un véritable tremblement de terre, un profond agent de bouleversement des territorialités construites dans le temps long et l’espace profond du Sahel et du Sahara. Cette fameuse « zone grise », A. Sissako la condense depuis son lieu de tournage mauritanien par des  lieux et des figures emblématiques qui laissent assez finement entrevoir – à l’image des trajets de jerrican d’eau – le dense tissu de relations mêlant logiques d’ancrages et de circulations au sein d’un univers cosmopolite. Le tout est capté par une photographie qui élève paradoxalement ces scènes à hauteur de mythes aussi épais que les murs en banco de la ville ou que les dunes de l’erg voisin. Un monde décor de la théâtralité quotidienne que le film envisage justement d’abord de cette manière – comme un paradis en sursis – non exempt bien sûr de conflits d’usages, notamment ceux liés au fleuve, qui opposent éleveurs et pêcheurs. Ces conflits sont certes violents mais restent inscrit dans l’Histoire et de fait encore traités poétiquement par le cinéaste.

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Non géographie du genre : l’occasion manquée de Fincher
Gone-Girl_Affiche

Gone Girl, David Fincher (USA, 2014)

Le dernier film de David Fincher, Gone Girl, qui s’est attiré des éloges critiques quasi-unanimes lors de sa sortie l’été dernier, témoigne d’un indiscutable désir géographique, d’une envie affichée de montrer quelque chose de l’Amérique (profonde) contemporaine. La caméra alerte du réalisateur de Panic Room circule dans les suburbs du Missouri, où il scrute le quotidien d’Amy et Nick Dunne, secoué par la soudaine disparition de la première. Couple glamour et, en apparence, idéal, les deux journalistes branchés new-yorkais ont abandonné Brooklyn pour rejoindre la ville natale de Nick et y accompagner les derniers jours de sa mère.

Fincher profite de cet évanouissement inexpliqué pour s’attaquer avec un humour féroce au système médiatique et montrer comment la disparition d’une femme peut devenir, en quelques jours, une question nationale, sur laquelle des animateurs de télévision en mal d’événements choc brodent à l’envi, se repaissant des moindres entailles dans l’image parfaite du couple. Il décrit avec un style chirurgical la montée en épingle de l’affaire, la manière dont les soupçons commencent insidieusement à se porter sur le mari et, surtout, comment l’image des uns et des autres fluctue au gré de sa fabrication continue dans la marmite puritaine du cirque médiatique et de son alternance entre anathèmes définitifs et exercices imposés de contrition publique.

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Trap Street, Vivan Qu (2014, Chine)

trap-street « Le système rejette certains endroits »

Trap Street, 2014

 

Li Qiuming (Lu Yulai) est un jeune topographe – ingénieur selon sa mère, stagiaire pour ses collègues. Outre son emploi dans une compagnie de cartographie, il s’est spécialisé dans les systèmes de vidéo-surveillance : installation et détection pour des clients ne souhaitant pas passer par les circuits officiels. Il connaît la ville comme sa poche : Nanjing (Nankin), métropole de l’est chinois, au nord-ouest de Shanghai, n’a aucun secret pour lui.

Une rencontre va fragiliser l’équilibre précaire de cette vie banale. Une rencontre située. Devant l’ « allée de la forêt » (Guanglin Xiang), une femme apparaît et s’y engouffre. Une apparition sous forme de révélation. Cette allée, cette voie sans issue et son mystérieux « Laboratoire 203 » dans lequel semble travailler cette intrigante personne, deviennent dès lors des points de focalisation, des lieux obsédants et énigmatiques dont les coordonnées géographiques demeurent inconnues, introuvables, absentes des cartes topographiques et des GPS.

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Chungking Express (Wong Kar Wai, 1994)

Chungking Express (Wong Kar Wai, 1994)
102 minutes, Hong Kong

« Hong Kong est un personnage (…). La ville, les rues et le mouvement global du lieu remplacent même parfois les êtres de chair ».

Wong Kar Wai, 1998.

Hong Kong, l’espace originel

Chez Wong Kar Wai, Hong Kong est bien davantage qu’un décor. Plus encore qu’un cadre. Les films, leurs intrigues et leurs protagonistes battent au rythme de la ville. Ils en épousent les contours et prêtent leur voix à ce territoire complexe.

Chungking Express, réalisé en 1994, est le deuxième film où Wong Kar Wai pose sa caméra dans un Hong Kong contemporain. Le premier à mettre au centre de sa trame scénaristique et visuelle l’hyper-urbanité du territoire. Le film est composé de deux morceaux de vies parallèles aux trajectoires similaires : deux âmes désorientées dans le dédale urbain, deux hommes perdus dans le souvenir d’un amour passé qu’ils voudraient ressusciter. La première demi-heure, consacrée au policier matricule 223 incarné par Takeshi Kaneshiro, se déroule à Kowloon, dans le quartier de Tsim Sha Tsui autour des Chungking Mansions[1]. Un lieu populaire, cosmopolite, commerçant. Un espace sinisé, bariolé, dense, labyrinthique. Le reste du film, consacré au policier matricule 663 interprété par Tony Leung Chiu-wai, se déroule sur Hong Kong Island, dans le district de Central. Un quartier dédié à la finance. Celui des traders, de l’hypermodernité. Un espace globalisé, occidentalisé, structuré.

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