Deuxième ouvrage d’une nouvelle collection du CNRS (1), Tigre et Euphrate séduira immédiatement, par son titre, les amateurs de l’Orient ancien, ceux qui ont un plaisir particulier à parcourir les salles du Département des Antiquités orientales du Louvre, fascinés par la densité des statues de Gudea, prince de Lagash, et par la majesté des taureaux ailés de Khorsabad. Mais pour la plupart de nos contemporains, le nom de ces fleuves est lié à une actualité tragique : Raqqa sur l’Euphrate et Mossoul sur le Tigre leur sont connus par les exactions de l’Etat Islamique plus que pour leur histoire plurimillénaire.
L’étude du bassin hydrographique des deux fleuves se rejoignant en aval pour former le Chatt-el-Arab qui se jette dans le golfe Persique est complexe par ses divisions non seulement géographiques – amont très arrosé et aval désertique ; basse plaine et piedmonts escarpés -, mais aussi politiques et culturelles. Longtemps partagée entre des Empires dont elle ne constituait que les marges, la Mésopotamie ancienne est occupée aujourd’hui par quatre Etats. Pour trois d’entre eux -Turquie, Syrie, Iran -, leur centre politique et économique se situe en-dehors du bassin ; seul le territoire irakien s’y situe entièrement. Cette complexité explique sans doute les difficultés à élaborer un plan d’ouvrage centré sur les fleuves. En fait seules trente pages sont vraiment consacrées au Tigre et à l’Euphrate (le chapitre II). Dans les autres chapitres, ils sont évoqués rapidement et rarement.
Une longue première partie est consacrée à l’histoire de la région, de la Révolution néolithique aux lendemains de la Première Guerre mondiale où se fixent les frontières entre les Etats actuels. Il semble que ce soit en Basse-Mésopotamie, à Sumer, que sont nées l’agriculture, l’écriture et l’urbanisation, au IVe millénaire avant notre ère. Le rôle des fleuves ? Sans doute essentiel car ils servent à la fois à l’irrigation sans laquelle il n’y aurait pas de surplus pour nourrir les citadins, et aux relations commerciales avec d’autres régions qui fournissent la pierre des palais et le fer de la métallurgie. C’est ici qu’est née la cité-Etat, premier modèle d’Etat et modèle toujours actuel (Singapour). L’auteur déroule ensuite toute l’histoire du bassin avec ses périodes fastes, la Babylonie de la fin du IIe millénaire, l’apogée babylonienne des VIIIe et VIIe siècles avant notre ère, les empires iraniens des Mèdes et des Perses, la monarchie des Séleucides. Dans l’empire Romain, le bassin occupe une position marginale, ce qui sera désormais sa situation à l’exception de la période abbasside (p 51, l’empire abbasside est étendu, par erreur, « de l’Asie centrale à l’Atlantique », alors qu’il n’a jamais compris ni le Maroc, ni l’Andalousie). Plus tard, les conquérants seldjoukides, mongols, ottomans centrent leurs empires en dehors du bassin hydrographique ; la Mésopotamie et son rebord oriental ne sont plus que des périphéries où se développent le nomadisme.
Dans toute cette partie, les informations érudites sont nombreuses (par exemple sur l’origine des Mille et une Nuits), mais peu concernent les fleuves (l’auteur avoue lui-même p 59 : « Nous voilà loin de l’Euphrate »). Les techniques d’irrigation ne sont expliquées que chez les Perses Achéménides. On sait que tantôt l’agriculture irriguée a été développée (sous les Abbassides par exemple), tantôt elle a été délaissée (par les Turco-Mongols).
L’histoire du bassin durant le siècle qui s’étend du traité de Lausanne (1923) aux soubresauts des deux premières décennies du XXIe siècle est traitée dans deux chapitres. Pas de changement de frontières mais des conflits multiples entre groupes ethniques et religieux, entre Irak et Iran, entre deux coalitions internationales menées par les Etats Unis et l’Irak et enfin création d’un éphémère mais meurtrier « califat des deux fleuves ». Ici encore un développement sur la guerre en Afghanistan semble un peu hors sujet.
Il aurait été intéressant de lier cette histoire politique à celle de l’utilisation des fleuves, traitée dans un chapitre à part. En dehors de quelques périodes anciennes, les ressources en eau des deux fleuves semblent sous-utilisées jusqu’au XXe siècle car les précipitations sont abondantes dans la partie amont mais irrégulières et aux périodes de maigres eaux succèdent des crues dans les plaines basses.
Les aménagements hydrauliques modernes ont pour buts de développer l’irrigation, de protéger des inondations, parfois de produire de l’électricité. C’est surtout à partir des années 1960 que sont construits de grands barrages dans le Sud-Ouest iranien, en Irak, sur l’Euphrate syrien et dans le Sud-Est de l’Anatolie. Dans cette dernière région, le GAP (Projet de l’Anatolie du Sud-Est), déjà envisagé à l’époque d’Atatürk, ne voit ses premières études que dans les années 1970. Ce projet pharaonique prévoit l’édification de 22 barrages sur le Tigre, l’Euphrate et leurs affluents d’amont. Bien sûr les préoccupations socio-économiques sont largement évoquées par les autorités turques : développement d’une région pauvre grâce à l’irrigation de 2 millions d’ha de terres produisant céréales, coton, arachides, légumes, et couverture d’une partie des besoins énergétiques du pays. Officiellement les populations kurdes majoritaires devaient largement bénéficier de ces travaux, renonçant ainsi à soutenir le PKK (2), ce qui n’est pas le cas. Décevant sur le plan intérieur, le GAP est source de conflits avec les pays d’aval, inquiets de la diminution du débit des fleuves. La gestion de l’eau est facteur de concurrence plus que de coopération, situation que la guerre civile en Syrie et l’arrivée de Daesh n’ont fait que compliquer.
L’eau n’est pas le seul liquide à susciter les polémiques. Elle est disputée à l’échelle régionale, alors que le pétrole, l’autre grande ressource, est, dès ses premières prospections (début du XXe siècle), un produit de la mondialisation. L’auteur consacre un chapitre à l’histoire de l’« or noir » au Moyen-Orient sans distinguer ce qui concerne spécifiquement le bassin des deux fleuves. On y apprend les luttes entre les compagnies internationales et les pays producteurs ainsi que le retentissement des conflits locaux sur l’économie mondiale (« chocs pétroliers »).
Les revenus pétroliers ont-ils servi à la valorisation des ressources hydrauliques ? La réponse est mitigée. Leur apport a été dérisoire en Turquie, plus conséquent en Syrie où il profite à l’Ouest du pays et non aux régions de l’Euphrate. En Iran (Khuzestan) et en Irak, il sert en partie à la modernisation des équipements.
Dans sa conclusion l’auteur emploie le terme de « résilience » pour qualifier le rôle que pourraient jouer le Tigre et l’Euphrate dans une région si conflictuelle. Actuellement rien ne permet d’apporter une réponse positive et les effets négatifs du changement climatique sur le débit des cours d’eau sont un nouveau sujet d’inquiétude.
Notes :
1) Collection « Géohistoire d’un fleuve », dirigée par Thierry Sanjuan et Marie-Pierre Lajot, CNRS EDITIONS
2) PKK : organisation politique armée kurde, créée en 1978, luttant pour la libération du Kurdistan par les moyens de la guérilla.
Michèle Vignaux, mars 2022