La littérature contemporaine aime les listes, témoignant ainsi de la fécondité des formes de l’abécédaire, du dictionnaire, du florilège et de l’inventaire. Un écrivain comme Gérard Genette, a consacré sa carrière professionnelle à l’étude de la théorie littéraire, notamment le sens du discours et les aspects du langage. Mais il occupe désormais une partie de sa retraite à écrire des ouvrages à la fois savoureux et érudits qui prennent la forme d’abécédaires où l’émotion le dispute à la clairvoyance. C’est ainsi qu’après Bardadrac (2006) ont suivi Codicille (2009) et Apostille (2012). Dans ces trois livres où l’auteur regarde avec humour et tendresse son passé, la géographie n’est pas négligée. Accordant une place importante à son goût des villes et des rivières, aux lacs et aux ponts, aux Etats-Unis et à la France, à ses rêveries géographiques, Gérard Genette révèle une inclination géographique évidente en même temps qu’un regard capable d’analyser l’espace avec lucidité.
Bardadrac est un livre assez épais (574 pages pour l’édition de poche, collection Points-Essais) qui attribue une part non négligeable aux entrées géographiques. Il est d’ailleurs symbolique que le premier mot de l’abécédaire soit l’Aa, petit fleuve côtier bien connu des cruciverbistes dont Genette rappelle « qu’il frôle Saint-Omer par le nord et Gravelines par le sud, qu’il traverse le parc régional de l’Audomarois, et qu’entre Wicquinghem et Remilly-Wirquin sa « haute vallée » vaut le détour. » Certes, l’acte géographique se limite ici à une simple localisation, du moins traduit-elle un goût certain pour nommer et situer les lieux avec précision, en rappelant que le terme « haute vallée » renvoie au sens hydrographique de l’adjectif et non à son sens topographique, bien plus courant dans le langage de tous les jours.
La haute vallée de l’Aa
Une quarantaine de termes et d’expressions géographiques parsèment le livre et révèlent un regard capable d’analyser l’espace avec une intelligence souvent mêlée à la malice ou à l’émotion. Et même certaines entrées, a priori sans rapport avec la géographie, comme « chevet », « cravate », « frappe » et bien d’autres encore, contiennent d’intéressantes analyses spatiales que ne renieraient pas de nombreux géographes. A l’origine de ce tropisme il y a incontestablement le goût du jeune Genette pour la géographie, les cartes et les paysages : « Déjà moins porté à m’orienter dans le temps que dans l’espace, je me serais plus volontiers fait géographe : comme j’y réussissais à l’école primaire, mon père m’avait, forcément, sacré « premier de l’atlas ». Il prétendait d’ailleurs que j’avais distingué l’est et l’ouest bien avant de reconnaître ma gauche de ma droite (ça aussi, ça m’est resté).» Cette attirance pour la géographie n’empêche pas l’auteur de souligner ses limites dans ce domaine et de regretter son incapacité, contrairement à Julien Gracq, à comprendre et à déchiffrer les paysages qu’il aime. Nous l’admettrons avec lui lorsqu’il s’agit d’expliquer les formes du relief terrestre mais nous ne le suivrons pas quand il se préoccupe d’organisation de l’espace. Ainsi, le regard géographique de Gérard Genette sur le beltway (en français, boulevard périphérique) de Washington lui permet de mettre en valeur l’effet de coupure de cette rocade difficilement franchissable, « peut-être la plus significative de toutes les frontières intérieures des Etats-Unis : plus que la ligne Mason-Dixon, entre Nord et Sud, plus que le cours du Mississipi, entre Est et Ouest – je ne compte pas à ce nombre la double frontière idéologique, bien plus étanche qui isole la lourde Amérique continentale de ses deux étroites façades océanes (…). Au-delà du beltway, donc, c’est ce que d’autres appelleraient le pays réel ; à l’intérieur, c’est le pays légal (ou virtuel ?), le quadrilatère du fameux District prélevé au cordeau sur le Maryland et la Virginie (…) puisque, contrairement à bien d’autres, cette ville n’a été fondée que pour elle et par elle, tempérée plus récemment par quelques institutions scientifiques et artistiques.»
Dans ce livre inclassable avec ses résurgences et ses repentirs, sa tendre nostalgie qui n’exclut pas une réelle perspicacité, Gérard Genette accorde une grande place aux lieux de son enfance et de sa jeunesse mais aussi aux lieux de ses expériences professionnelles, ce qui explique l’importance des exemples français et américains. Pourtant, d’autres parties du monde ne sont pas ignorées : Aarhus au Danemark, Punta del Este en Uruguay, Israël, le Maroc, etc. Les villes, les campagnes, les campus, les stations touristiques, les formations végétales, les parcs nationaux… tout intéresse notre écrivain-géographe qui se passionne autant pour les églises, les gares et les péniches que pour les routes nationales, les cimetières, les Venises, la canopée ou même l’assolement triennal !
Punta del Este (à gauche) et Aarhus (à droite), deux villes de la géographie de Gérard Genette
Une des marottes de l’auteur consiste à élaborer la typologie d’objets qui lui sont chers et pour cela les géographes lui pardonneront beaucoup puisqu’eux-mêmes entreprennent fréquemment cet exercice dans leur pratique professionnelle. Un seul exemple : les ponts, « cette merveille du génie humain » que célèbre Genette dans quatre pages savoureuses en distinguant cinq variantes. La première, et la plus ancienne, est celle des ponts de pierre à arche (s) « comme les Romains nous ont appris à en jeter ». La seconde, plus récente, est celle des ponts suspendus, qui enjambent d’un bond le cours d’une rivière, d’un fleuve, d’un estuaire, le fond d’une baie ou son entrée. La troisième sorte, pour laquelle l’auteur avoue un faible particulier, consiste « en une chaussée, ou voie ferrée, soutenue presque au ras de l’eau par une série de piles basses (…) dans un de ces cours d’eau (…) larges mais sans profondeur et parsemés de gros galets en pas japonais », et de citer les ponts du Susquehanna entre New York et Baltimore. Au passage, Genette en profite pour évoquer « les troupeaux de western (qui) passent à gué, ou à la nage, quand on les y pousse », les Etats-Unis qui « sont à bien des égards un pays de lenteur (en particulier, bureaucratique : « red tape »), et certains de leurs fleuves battent des records à cet égard, grâce à une pente parfois dérisoire » ainsi que l’épopée révolutionnaire des gentlemen virginiens qualifiés par lui de vrais Founding Fathers à la place des « Puritains, futurs bourreaux de sorcières, du Mayflower ». Après cette échappée vers les terres du cinéma, de la sociologie, de la géographie et de l’histoire, l’auteur s’excuse de ce « méandre » et reprend sa typologie avec la quatrième variante des ponts levants (comme à Saint-Pétersbourg et même à Chicago) et la cinquième, celle du « pont-canal » avec le pont de Briare construit par Gustave Eiffel, «si gracieux avec ses réverbères Belle Epoque, qui permet au canal du même nom de rejoindre, par-dessus le fleuve, le latéral à la Loire, et dont l’ancien chemin de halage ne sert plus guère qu’aux promeneurs ». Dans son livre suivant paru en 2009 sous le titre Codicille, Genette prolonge son abécédaire et ajoute un post-scriptum sur les ponts en s’excusant d’avoir oublié « deux sortes, pourtant dignes de remarque » : les ponts bordés de maisons et de boutiques, et les ponts couverts comme celui du film de Clint Eastwood (The bridges of Madison County).
Le Roseman Bridge, un des ponts couverts du comté de Madison (Iowa, Etats-Unis)
On l’aura compris, lire « Bardadrac », c’est s’émerveiller du spectacle d’un feu d’artifice intellectuel lançant des fusées malicieuses, érudites et intelligentes et se terminant par le bouquet final du plaisir.
NB : Il existe une version un peu différente de ce texte parue sous le titre « Gérard Genette, géographe sans le savoir » dans la revue La Géographie (n°1548, janvier-février-mars 2013).
Daniel Oster, octobre 2013