La bibliothèque Mazarine vient à la fois de présenter une exposition sur le géographe Albert Demangeon et de publier aux Editions des Cendres les bonnes pages d’un colloque qui vient de se tenir autour d’Albert Demangeon (1872-1940) dit ici « géographe de plein vent ».
On y trouvera matière à utile réflexion sous la plume de Denis Wolff qui a consacré sa thèse à ce géographe, de l’historien Nicolas Ginsburger et de Marie-Claire Robic qui a pris depuis longtemps la relève de Philippe Pinchemel dans l’étude de l’histoire de notre discipline. La présence de deux bibliothécaires, Yann Sordet, directeur de la Mazarine, et Patrick Latour n’est pas étrangère à la très belle qualité graphique de l’ouvrage et à l’excellence de ses illustrations.
On comprend mieux cette qualité des illustrations lorsqu’on parcourt l’exposition dédiée à Demangeon à la Bibliothèque Mazarine. Grâce à la générosité de sa famille et à l’attention de son gendre Perpillou, une masse considérable de documents a permis de constituer un stock d’archives remarquable, dont il est peu d’exemples dans la corporation géographique.
Denis Wolff situe Demangeon à partir de ses origines familiales. Pur produit de l’élitisme républicain, issu d’une modeste famille et formé dans l’école publique d’une petite ville de l’Eure, il réussit à entrer à l’Ecole Normale supérieure, devient agrégé, puis professeur à Lille et à la Sorbonne. L’ENS lui fournit le réseau sur lequel il s’appuiera.
Nicolas Ginsburger élargit le champ en cherchant son orientation idéologique. Le titre de son chapitre est révélateur : « de l’Affaire Dreyfus au danger nazi : un intellectuel vigilant, mais un engagement modéré ». Là encore, sans dissimuler ses opinions, Demangeon reste en retrait. Il devient progressivement dreyfusard, mais pas au point de s’engager.
Marie-Claire Robic cherche la place de Demangeon dans les débats entre géographie, sociologie et histoire. Sans revenir aux détails des diverses polémiques où finalement Demangeon est réticent à s’engager, notre géographe est convaincu de la vanité d’affrontements dont les dés sont biaisés. Il s’agit, pense-t-il, pour les sociologues et historiens de restreindre le territoire de la géographie et de s’emparer de ses dépouilles. Sa défense est de s’adresser à la clientèle en lui disant : « Voyez ce que nous faisons plutôt que ce qu’ils déclarent ».
Demangeon est l’héritier institutionnel de Vidal de la Blache en tant que détenteur jusqu’à son décès d’une chaire de géographie de la Sorbonne.
Il cultive deux thèmes opposés de la géographie : celui de la géographie régionale, dont certains pensent alors qu’elle est l’essence même de la géographie. Sa thèse, La Picardie et les régions voisines, passe, dès sa parution en 1905, comme le modèle même de l’étude de géographie régionale, le travail de terrain à imiter. De ce point de vue, Demangeon est moins un chef de file, qu’un transmetteur, un pédagogue. Mais le plus remarquable à mon sens, est son souci d’exposer dans le cadre de la géographie les grandes questions politiques du moment : Le déclin de l’Europe (1920) et L’Empire britannique, étude de géographie coloniale (1923). Le mérite de Demangeon est de ne s’être pas limité à la valeur sûre de la géographie régionale mais d’avoir démontré que la géographie avait quelque chose à dire sur les grands bouleversements du monde contemporain. Son livre sur l’Empire britannique a été traduit et adopté comme un manuel scolaire en Grande-Bretagne, parce qu’il n’avait pas d’équivalent en anglais.
Pourtant ces deux ouvrages et une grosse production d’articles n’empêchent pas que Demangeon ne tombe dans un oubli relatif. Remarquons que ces deux livres se situent dans l’immédiat après-guerre et procèdent de l’idée que rien ne sera jamais plus comme avant. Ils sont écrits avant que la Révolution de 17 ne fasse sentir ses effets et ne peuvent refléter le débat autour du devenir de l’idée communiste, débat qui est étranger à Demangeon et à son idéologie radicale-socialiste. Il est, au sortir de la guerre un soutien fervent du Cartel des Gauches. Ces livres sont également écrits avant la création du parti national-socialiste en Allemagne. L’infortune de Demangeon vient peut-être de ce qu’il est trop caractéristique d’une époque et d’une orientation politique qu’on a voulu ensuite oublier. Et on a jeté le bébé avec l’eau du bain. Il était sans doute trop mesuré en face de bretteurs de la taille de l’historien Lucien Febvre. Ses successeurs veulent voir la page rapidement tournée. Les débats de l’après Deuxième Guerre mondiale sont ailleurs, dans l’application de l’idéologie marxiste à la géographie, lorsque Pierre George et Jean Dresch tiennent le haut du pavé, du moins dans le petit monde des géographes, et surtout des géographes parisiens. C’est aussi le temps de la géographie physique triomphante, avec De Martonne et Tricart. Demangeon passe alors au second plan.
Il y a à cet oubli relatif des raisons variées. D’une part, à l’instar de beaucoup de géographes de son époque, Demangeon n’a pas de goût pour les débats théoriques. Or, dans une certaine mesure, le choix de la géographie régionale est une impasse. Elle n’en est pas une sur le plan pédagogique en ce sens qu’on peut conseiller aux étudiants de lire telle ou telle thèse avec profit ; et tous les géographes de cette génération peuvent citer telle thèse régionale qui a déterminé leur vocation, ou du moins les avait séduits. Pour moi, ce fut Pionniers et planteurs de Sao Paulo de Pierre Monbeig, que nous conseillait Le Lannou. Mais, une fois qu’on a lu une thèse ou un fragment de thèse, qu’en faire ? La multiplication des études régionales conduit à une sorte d’encyclopédisme et l’étape de la généralisation est manquée. Que faire lorsqu’on a accumulé les études régionales ? En un sens, Demangeon est trop consensuel pour avoir marqué post-mortem les débats qui animent la géographie après 1945. En outre, Demangeon meurt en juillet 1940, un moment où il met la dernière main aux deux tomes de Géographie de la France économique et humaine dans la Géographie Universelle chez Armand Colin. Ce très gros travail sera publié par son gendre Perpillou en 1946 et 1948, sans qu’une virgule ne soit changée au manuscrit. Ce tableau, remarquablement complet de la France de la fin des années trente, mais qui vient au jour à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, est décalé par rapport aux événements. L’intérêt des géographes s’est déplacé vers la reconstruction de la France et la division de l’Europe en deux blocs.
En outre, la domination de la géographie physique sous la direction de De Martonne a contribué à faire de l’ombre à Demangeon.
Demangeon reste une référence mais quel est son héritage ?
On pourrait trouver une filiation dans la Géographie humaine de Le Lannou, élève de Demangeon, parue en 1949. Cette étude épistémologique, rare dans cette époque, qui vise à réhabiliter et refonder l’image de la géographie humaine, sous l’égide de l’homme-habitant. Une remarquable critique de Fernand Braudel remet les choses en perspective du point de vue de l’historien de la longue durée, distribuant à la fois les éloges et les réserves.
Dans sa correspondance, Demangeon distribue à Le Lannou des éloges appuyés. Ce dernier, après avoir occupé des postes dans le secondaire puis une maîtrise de conférences à Rennes, visait Paris. Mais le poste de Demangeon revint à Max. Sorre ; Le Lannou fut nommé à Lyon et ne vint que tardivement à Paris, il est vrai au Collège de France. Toutefois, ce poste prestigieux mettait son titulaire en marge de l’université et du recrutement de disciples : Paul Pélissier disait que rares étaient les étudiants de géographie qui, comme lui, suivaient les cours de Gourou au Collège de France.
Demangeon restera surtout celui qui transmet le témoin de la géographie vidalienne et comme un précurseur de la géographie politique.
Il fut enfin un excellent enseignant. Pierre Monbeig le rappelle : « Au moment du choix, il s’est donc fait pour moi en direction de la géographie humaine, essentiellement parce que Demangeon attirait pas mal, par la clarté de son enseignement, par une certaine affabilité à l’égard des étudiants, ce qui servait de repoussoir à M. de Martonne » (Hérodote, n°20, 1981, Claude Bataillon, Table ronde imaginaire sur la géographie universitaire française 1930-1940). Sur ce dernier point, je me souviens que Le Lannou nous chantait une chanson sur De Martonne : « J’ai séduit par mon air vache, Mademoiselle Vidal-Lablache ».
Ecoutons encore Louis Papy : « En 1935, j’eu la chance de voyager pendant quelques jours, de la Vendée aux Pyrénées, avec Albert Demangeon. Il était merveilleux. Il voulait tout savoir. Je me souviens de certains de ses propos : Voyager, en géographie, savoir analyser les paysages, les percevoir, apprendre ce que l’homme y a mis, ce n’est pas si facile » (Hérodote, Ibid.). Quels que soient les mérites de l’exposition de la Mazarine, elle ne peut rendre compte facilement de cette dimension pédagogique.
En revanche, le livre, grâce aux documents présentés, donne une idée de cette qualité dans la transmission personnelle des savoirs.
Michel Sivignon, 30 avril 2018