Gavin Bowd, Un géographe français et la Roumanie. Emmanuel de Martonne (1873-1955), L’Harmattan, 2012, 218 p.

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Si Emmanuel de Martonne est resté célèbre en raison de ses travaux en géographie physique (cf. notamment son fameux Traité) et de son rôle organisationnel dans la géographie à l’échelle nationale et internationale, il ne faudrait pas oublier qu’il fut tout au long de sa vie passionné par un pays : la Roumanie. C’est dire tout l’intérêt du livre de Gavin Bowd, professeur à l’Université de St Andrews (Ecosse), première étude approfondie de géographie politique sur les relations entre Emmanuel de Martonne et la Roumanie, où l’auteur mobilise,  pour la première fois à notre connaissance, les nombreuses archives roumaines où il est possible de suivre les étapes de ces relations.

Le livre se décline en trois parties chronologiques : Vers la Grande Roumanie (jusqu’en 1919), D’une guerre à une autre et Ruptures et retrouvailles (à partir de 1945). Il débute avec la « naissance d’une passion ». Emmanuel de Martonne commence par étudier la région du Haut Nil, mais renonce à poursuivre pour des raisons pratiques et parce qu’il ne se sent pas assez préparé en géographie physique. Il va se former à Berlin et à Vienne auprès de Richthofen et de Penck, puis il se tourne vers la Roumanie où la géographie est encore dans les limbes. Il y effectue plusieurs voyages en vue d’une thèse de doctorat ès lettres (1902), une monographie sur la Valachie, qui sera suivie d’un doctorat ès sciences (1907) sur l’évolution morphologique des Alpes de Transylvanie (Carpates méridionales) ; et « ce travail sur le terrain donne naissance à un profond attachement au peuple roumain » (p. 31). Il enseigne à l’Université de Rennes (1899), puis celle de Lyon (1905) ; nommé à la Sorbonne (1909), il tisse rapidement des liens avec l’Université de Bucarest.

Pendant la Grande Guerre, De Martonne est l’un des piliers du groupe de géographes universitaires attachés au Service géographique de l’armée (à côté de Demangeon, Gallois, Sion…), pour élaborer cartes et notices demandées par l’Etat-major. Mais il ne perd pas de vue la Roumanie, pays d’abord neutre puis engagé avec la Triple Entente, et publie un grand nombre d’articles roumanophiles. Puis, expert géographe appelé à préparer la Conférence de la paix, il devient un « traceur de frontières » (notamment entre la Hongrie et la Roumanie) et fait tout son possible pour que les revendications roumaines soient satisfaites, « mettant le langage cartographique au service de la cause roumaine » (p. 59). Et, en effet, les traités de paix consacrent la naissance de la Grande Roumanie qui correspond à la plus grande extension historique du territoire roumain (presque 300 000 km²).

La période qui s’ouvre alors correspond à l’époque de maturité d’Emmanuel de Martonne. Sa notoriété ne cesse de croître : devenu co-directeur des Annales de géographie (1920), directeur de l’Institut de géographie (1928), Secrétaire général puis Président de l’Union géographique internationale (UGI) dans les années trente, il accumule titres et honneurs et devient un « tisseur de réseaux » internationaux. Son intérêt pour la Roumanie ne faiblit pas, comme le prouvent ses nombreux voyages. Devenant en quelque sorte un « missionnaire français » (p. 89) chargé de diffuser la géographie, il y enseigne, organise des excursions, forme des géographes aussi bien roumains que français, tel Robert Ficheux qui prépare une thèse sur les Monts Apuseni (Bihor). Par ailleurs, il rédige le quatrième tome de la Géographie universelle : deux volumes consacrés à L’Europe centrale (1930 et 1931) : la Roumanie a droit à une bonne centaine de pages sur 850. Il y défend les traités de 1919 et s’oppose à toute révision des frontières. Si l’ouvrage est fort apprécié en France, il s’attire les plus vives critiques de la part des géographes allemands.

En 1938, la Roumanie devient une dictature et, en 1940, elle est démembrée, cédant de vastes territoires à l’URSS, à la Hongrie et à la Bulgarie. Les contacts sont alors suspendus entre Emmanuel de Martonne et ses amis roumains. Alors que son rôle est cette fois « négligeable » (p. 170) dans le tracé des frontières, la Roumanie parvient à conserver la Transylvanie (la frontière avec la Hongrie est inchangée en 1945), mais les territoires cédés à l’URSS et à la Bulgarie en 1940 sont définitivement perdus : c’est la fin de la Grande Roumanie. Par ailleurs, le pays se retrouvant dans la sphère de l’URSS, la relation privilégiée avec la France prend fin : « l’amitié franco-roumaine fait les frais du déclenchement de la guerre froide » (p. 175). Les géographes roumains perdent le contact avec Emmanuel de Martonne qui meurt en 1955. Les échanges scientifiques deviennent inexistants et les relations réduites à celles organisées entre les deux partis frères : le Parti ouvrier roumain accueille ainsi Aragon, Eluard…

Pourtant, des géographes roumains profitent du nouveau contexte des années 1960 : la Roumanie affirme alors son indépendance par rapport à l’URSS (elle ne participe pas à l’intervention militaire mettant fin au printemps de Prague en 1968) et mène une politique d’ouverture à l’Ouest qui améliore les relations avec la France. Des colloques franco-roumains de géographie ont lieu à Paris comme à Bucarest et surtout, en 1973, pour commémorer le centenaire de la naissance d’Emmanuel de Martonne, on organise un grand colloque dont les actes sont publiés en Roumanie. A partir de 1981, on traduit et on édite des extraits de ses travaux. Après la révolution de 1989, les Roumains peuvent librement évoquer son rôle, y compris dans le tracé des frontières. On imprime encore parfois en Roumanie tel texte ou telle carte inédite. Mais les références à Emmanuel de Martonne tendent à diminuer, ne serait-ce que parce que la géographie physique a perdu de son importance, en Roumanie comme en France.

On apprécie grandement la richesse de l’ouvrage de Gavin Bowd qui sait croiser ses très nombreuses sources. Il parvient à mettre en évidence les rapports passionnés qu’Emmanuel de Martonne entretient avec les Roumains et les fluctuations de sa notoriété en Roumanie. Son texte, bien écrit, est émaillé de nombreuses citations. On peut regretter l’absence d’index, de glossaire voire de cartes, mais il est aisé de se reporter à un atlas. Les géographes non férus d’histoire de la discipline découvriront un pan de la figure d’Emmanuel de Martonne bien éloigné de la géographie physique. Et les lecteurs, géographes ou non, seront passionnés par cette page d’histoire des rapports franco-roumains au travers du prisme de la géographie.

Denis Wolff