Pour fêter le 25ème anniversaire de la création de l’association, Les Cafés géographiques ont invité Frank Tétart, docteur en géopolitique, à présenter une question d’actualité sous le titre : « Dans quel monde vivons-nous ? ». Quel meilleur choix que cet ancien co-auteur de l’émission Le Dessous des cartes et coordinateur du Grand Atlas 2024 (1) pour analyser les crises qui affectent la planète ? Delphine Papin, responsable du service Infographie et Cartographie du journal Le Monde, complète son intervention.
En introduction, F. Tétart rappelle que depuis 2022 l’opposition entre démocraties et régimes autoritaires (présents dans de grandes nations : Chine, Russie…) gagne du terrain, ce dont témoignent régulièrement médias et réseaux sociaux. On se pose aussi des questions sur le rôle que pourrait jouer la communauté internationale dans la résolution des conflits actuels et on s’inquiète de l’avenir du monde face au défi du changement climatique. Il y a urgence mais les négociations piétinent et le choix de Dubaï, gros producteur de pétrole, comme lieu d’accueil de la prochaine COP (2) laisse perplexe. L’enjeu climatique concerne toute la planète, mais surtout les pays les plus précaires.
Quels sont les principaux points chauds étudiés dans l’Atlas ?
L’Ukraine subit une guerre d’agression qui, loin d’être la guerre courte voulue par Poutine, s’inscrit dans une durée indéterminée. Les modalités de combat rappellent la Grande Guerre : les ennemis se font face de part et d’autre d’un front qu’ils sont incapables de percer. C’est dès maintenant un échec politique pour le dirigeant russe car il a amené la Finlande et la Suède à rejoindre l’OTAN. C’est un jeu à somme nulle.
Au Proche-Orient, le conflit israélo-palestinien, de basse intensité ces derniers temps, est redevenu une guerre ouverte d’une grande violence, le 7 octobre dernier. Il concerne tous les Etats de la région et même au-delà :
– l’Iran, principal ennemi, apporte son soutien au Hamas et au Hezbollah libanais présent également en Syrie.
– les Etats arabes souhaitant se rapprocher de l’Etat israélien se trouvent dans une situation paradoxale vis-à-vis de leur opinion publique. C’est le cas des signataires des Accords d’Abraham (3) et de l’Arabie saoudite.
– la Turquie souhaiterait jouer un rôle de médiateur dans le conflit, ce que sa proximité idéologique du Hamas rend plausible.
– la Russie a accordé son soutien successivement à Israël et aux Palestiniens qu’elle défend désormais.
– Israël soutient l’Azerbaïdjan, pays musulman proche de la Turquie.
Les relations et alliances entre Etats sont donc désormais marquées par une grande complexité.
Le retour des nationalismes est aussi une caractéristique du monde actuel. Depuis l’été 2022, entre le Kosovo (4) et la Serbie se sont accrues de nombreuses tensions que chacun des deux Etats cherche à instrumentaliser. En témoignent les dernières élections municipales qui ont été boycottées par les Serbes du Kosovo. Le mythe toxique d’un Kosovo qui serait le berceau de la Serbie, nuit à des négociations que semblait pourtant favoriser une adhésion possible à l’UE. Une solution pacifique semble par conséquent difficile, même si la présence américaine (base militaire de l’OTAN au Camp Bondsteel) et l’aide de l’UE devraient contribuer à la pacification.
En Bosnie-Herzégovine, les partis nationalistes jouent un rôle important, contribuant à de fortes tensions.
Le Caucase est le lieu de plusieurs conflits gelés depuis 1991, dont le Haut-Karabakh qui est redevenu conflictuel.
A l’époque soviétique, le Haut-Karabakh était une région autonome peuplée de 75% d’Arméniens, au sein de l’Azerbaïdjan. Les frontières entre les Républiques socialistes avaient été tracées par Staline dans le but de briser les élans nationalistes. Après 1991, une République du Haut-Karabakh est proclamée dans les frontières de l’oblast soviétique, mais elle n’est pas reconnue internationalement car faisant partie d’un territoire souverain, entraînant une guerre jusqu’à 1994 et au statu quo territorial. Pendant la guerre de septembre-novembre 2020, l’Azerbaïdjan, soutenue par la Turquie, reconquiert certains territoires. Il s’agit d’une guerre brève s’achevant avec la médiation de la Russie qui obtient le maintien de la paix et la préservation de la population arménienne du Haut-Karabakh. En septembre 2023, une nouvelle attaque des Azéris a obligé la population arménienne du H.-K. à choisir entre l’exil et la nationalité azerbaïdjanaise. L’absence d’intervention de la Russie, occupée « ailleurs », a entraîné l’exode des trois quarts de la population vers l’Arménie. Peut-on qualifier ce drame d’« épuration ethnique » ?
L’Indopacifique est le nouveau terrain d’affrontement des Etats-Unis qui ont fait du Pacifique leur premier objectif, et de la Chine qui se veut, non seulement puissance politique mais aussi puissance navale. Dans l’océan Indien, l’expansionnisme des Chinois est au service de leurs routes commerciales. Aussi ont-ils constitué un « collier de perles », c’est-à-dire des bases navales le long de leur principale voie d’approvisionnement maritime vers le Moyen-Orient (Djibouti, Maldives, Pakistan…), ce qui rencontre l’opposition des Etats-Unis et de l’Inde, très soucieuse de la poussée chinoise. Pour contrer cette influence, les deux puissances, auxquelles se sont joints l’Australie et le Japon, se sont accordées sur la mise en place de points d’appui dans toute la région.
Sur toute la planète on assiste à une remise en cause des démocraties.
En Afrique, plusieurs coups d’Etat ont fait reculer la stabilité et la démocratie.
En Europe, la démocratie régresse au sein même des pays démocratiques (Hongrie) et les Etats-Unis en donnent une image déplorable.
La circulation de l’information passe de plus en plus par les réseaux sociaux, ce qui favorise la croyance dans les fake news et une forte polarisation des sociétés. La liberté de la presse est très menacée dans certains pays comme la Russie qui ne diffuse que de la propagande. Même là où elle peut s’exercer, les chaînes d’information en continu (par exemple Fox News aux Etats-Unis) créent un chaos informationnel. De plus les journalistes sont de plus en plus des cibles. On a déploré la mort de 60 d’entre eux en 2022.
Pourquoi y a-t-il aussi peu d’action face à l’urgence climatique ?
Plusieurs facteurs interviennent. Le premier tient à l’attitude des citoyens eux-mêmes qui ne veulent pas renoncer à leur mode de vie. On peut aussi mettre en cause le décalage entre calendrier politique et calendrier climatique. Les responsables politiques ont peur d’être en porte-à-faux par rapport à leurs électeurs. Enfin les moyens incitatifs sont insuffisants. Pourtant les risques climatiques sont grandissants. Ils entraîneront des perturbations sociales et des migrations.
Questions de la salle
1-Que peut-on dire du rôle des religions dans le monde actuel ?
Partout dans le monde, la religion redevient un élément identitaire essentiel pour de nombreux peuples, remettant en cause le processus de sécularisation des sociétés lié à l’expansion du modèle occidental depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Le monde s’avère aujourd’hui plus religieux qu’il ne l’était il y a un demi-siècle, notamment dans les anciens pays communistes d’Europe de l’Est, en Chine ou en Afrique. On peut parler d’une globalisation du religieux qui favorise le sentiment d’appartenance à une communauté dans une société en voie d’uniformisation mondialisée.
Ces identités de type religieux sont souvent instrumentalisées par les pouvoirs politiques ou divers groupes contribuant à des violences ou des conflits, par exemple entre juifs et musulmans en Israël, dans la bande de Gaza et en Cisjordanie, entre sunnites et chiites au Moyen-Orient, entre hindous et musulmans en Inde, entre bouddhistes et minorité musulmane des Rohingyas en Birmanie, etc.
Ainsi, ce qu’on appelle « guerres de religion » sont en réalité des guerres où les religions agissent comme des facteurs aggravants plutôt que les mobiles et causes profondes des conflictualités.
2-La dissuasion nucléaire reste-t-elle un facteur déterminant des relations internationales ?
9 Etats détiennent des armes nucléaires, dont 5 puissances reconnues par le traité de non-prolifération (TNP) établi en 1968. A ces 5 Etats (Etats-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni, France) se sont jointes 4 autres puissances nucléaires : Inde, Pakistan, Israël, et Corée du Nord. Les armes nucléaires sont déployées pour prévenir des agressions majeures dans le cas de doctrines de « dissuasion ». L’affirmation doctrinale de l’arme nucléaire est perçue alternativement comme une garantie de sécurité ou un frein au processus de désarmement.
Le nucléaire militaire participe à la « réalité crisogène » au Moyen-Orient (crise liée au programme nucléaire iranien depuis 2003) et en Asie du Nord-Est (crise nucléaire ouverte avec la Corée du Nord en 1993). Mais en même temps, la dissuasion est plus que jamais pertinente dans le contexte du retour de la compétition entre les puissances et des tensions exacerbées par la guerre en Ukraine.
3-La question des pertes humaines et de la guerre au sol
L’évolution de la technologie (drones, roquettes, missiles…) accroît les capacités de destruction des bombardements faits à une certaine distance du « champ de bataille ». Sans compter que faire la guerre de nos jours devient de plus en plus complexe (guerre informationnelle, cyberconflits…). Mais pour gagner la guerre il arrive un moment où les interventions terrestres sont nécessaires avec la conduite d’opérations au sol (pensons aux stratégies militaires mises en œuvre au Sahel, en Ukraine, dans la bande de Gaza…). Or, dans les démocraties les pertes humaines liées à la « guerre au sol » sont devenues encore plus difficilement supportables qu’autrefois, ce qui conduit ces pays à faire des choix stratégiques tenant largement compte de ce facteur.
4-L’ordre international de 1945 de plus en plus remis en cause
Il y a près de 80 ans que l’ordre international est organisé selon les règles établies dans l’immédiat après-guerre par les vainqueurs de la Seconde guerre mondiale (Bretton Woods, ONU, etc.). En 1989-1991, le modèle démocratique et libéral incarné par l’Occident et son chef de file les Etats-Unis a semblé triomphant. Mais aujourd’hui l’ordre international dit libéral est contesté de toutes parts.
Les puissances émergentes contestent le mode de fonctionnement des institutions de l’après-guerre. Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) se réunissent chaque année depuis 2011, ils seront 11 le 1er janvier 2024, rejoints par 6 Etats (Arabie Saoudite, Argentine, Egypte, Ethiopie, Iran, Emirats Arabes Unis). Le PIB mondial à parité de pouvoir d’achat (PPA) des BRICS 11 s’élève aujourd’hui à 36 % (soit déjà plus que le G7), et les BRICS englobent désormais 47 % de la population mondiale. L’institution multilatérale cherche à redéfinir les relations internationales, à réformer le cadre institutionnel actuel – du Conseil de sécurité de l’ONU au FMI et à l’OMC.
Dans les relations internationales l’opposition entre les démocraties et les régimes autoritaires est de plus en plus marquée, même si les facteurs qui interagissent sont parfois contradictoires. Ainsi que penser du rapprochement politique et diplomatique entre la Russie et la Chine alors que les intérêts économiques de ces deux pays sont parfois antagonistes ?
Notes :
2) COP : Conférence des Parties. La COP est une conférence internationale de l’ONU sur les changements climatiques, la première s’est tenue à Berlin en 1995, la 28e se tiendra à Dubaï (EAU) du 30 novembre au 12 décembre 2023 (ce sera donc la COP 28).
3) Les Accords d’Abraham sont des traités de paix signés par Israël avec les Emirats arabes unis, Bahreïn, puis avec le Soudan et le Maroc (décembre 2020).
4) Le Kossovo, auparavant province serbe, a déclaré unilatéralement son indépendance le 17 février 2008 contre la volonté de Belgrade. Il n’est pas reconnu par l’ONU (opposition de la Russie), ni par l’UE (opposition de 5 Etats sur 27).
Michèle Vignaux et Daniel Oster, octobre 2023