Beaucoup de monde au Café de Flore ce 22 mars. Il faut dire que le sujet, « l’Amazonie », est attractif et que son énoncé suscite la curiosité : « La forêt vierge d’Amazonie n’existe pas ». Membre du laboratoire Archéologie des Amériques du CNRS et de l’Université Panthéon-Sorbonne et Directeur de recherche au CNRS, Stéphen Rostain, notre invité, va déconstruire nos préjugés avec science et humour.
Pour en finir avec les idées toutes faites, notre conférencier rappelle que, bien que sillonnée par de nombreux scientifiques, l’Amazonie offre toujours des surprises (la découverte récente d’une rivière souterraine, par exemple). C’est en fait une forêt très mal connue que l’on croit bien connaitre comme les premiers explorateurs à qui on doit de nombreux préjugés. La seule certitude actuelle est sa progressive disparition.
Quelques données doivent être réaffirmées comme marques de sa démesure :
– Les paysages constituent une mosaïque très diversifiée de différents types de forêts, de savanes inondables et de mangrove mais aussi de plateaux déchiquetés aux dénivelés puissants..
– La végétation est omniprésente (16 000 espèces d’arbres).
– La diversité animale fait peu de place aux mammifères. Poissons et oiseaux sont nombreux mais ce sont les insectes qui dominent.
1. L’Amazonie sans borne
Il faut d’abord définir l’espace. Doit-on prendre en compte l’Amazonie ou le bassin amazonien ? L’Amazonie déborde hors des frontières nationales (il y a une « Amazonie andine »), ce qu’ignorent parfois les Brésiliens porteurs d’une vision nationale d’une « Amazonie légale ». Définir une frontière amazonienne est donc une tâche compliquée.
C’est au sud que la forêt régresse le plus.
A l’est, l’océan pourrait constituer une frontière linéaire mais la côte est mouvante (Etat brésilien d’Amapa, Guyanes). Les sédiments arrachés aux Andes sont rejetés dans l’Atlantique puis redéposés sur les plages sous forme de bancs de boue qui migrent sous l’action de la houle et des courants (côte à cheniers).
Quels critères peuvent définir la frontière de l’ouest : l’altitude ? la forêt ? le tissu fluvial ?…Aucun ne fait l’unanimité.
Au nord, le bassin et la forêt n’ont pas les mêmes limites. Entre l’Orénoque et la côte caraïbe du Venezuela, forêt et savane se mélangent.
Stephen Rostain préfère prendre en compte l’élément humain pour définir une grande Amazonie. On y retrouve le bassin amazonien, une « Amazonie atlantique », jadis riche, tournée vers l’Europe et une « Amazonie andine » qui a souvent tendance à rejeter les populations amazoniennes.
Au XVIe siècle, le territoire américain est une vraie « terra incognita », ce qui permet à Christophe Colomb d’y reconnaitre le « paradis terrestre » et aux premiers explorateurs géographes de produire des cartes très fantaisistes.
Aussi n’est-ce pas étonnant qu’il ait fallu des siècles pour fixer des frontières politiques. Les conflits frontaliers sont encore nombreux au cours du XXe siècle et ce n’est qu’en 1962 que sont placées les premières bornes-frontières.
2. « Conquête de la monstruosité ». La vision des Européens.
L’étymologie du mot « sauvage » dérivant de selvaticus, forêt en latin, est éclairante. Les « sauvages », hommes de la forêt, s’opposent aux « civilisés », gens de la cité.
Les chroniques anciennes nous donnent des listes de ces monstres qui vivaient à l’est des Andes comme les cynocéphales, cannibales etc…
Une de ces chroniques explique l’hydronyme « Amazone ». Lors de sa descente du fleuve en barque, Francisco de Orellana aurait été attaqué par un groupe dirigé par des femmes (1542) et aurait ainsi baptisé le territoire traversé « terre des Amazones ».
Depuis cette époque, textes et dessins montrent l’imagination remarquable de leurs auteurs. C’est ainsi qu’a été créée l’allégorie de l’Amérique sous la forme d’une femme tupinamba vêtue d’un pagne en plumes et porteuse de flèches, image qui perdure jusqu’aux années années 1830, avant d’être remplacée par l’Indien Sioux des plaines nord-américaines, encore vivace aujourd’hui.
A la base du fantasme européen de l’Indien anthropophage, le témoignage du marin allemand, Hans Staden, dans la première moitié du XVIe siècle, est capital. Il a raconté l’histoire de sa captivité chez les Tupinambas dans un texte accompagné de gravures sur bois où il décrit des scènes de cannibalisme. L’idée du cannibale sud-américain s’ancre alors en Europe où elle alimente de gros fantasmes. L’anthropophage absorbe les qualités de l’autre alors que, « chez nous », elles se transmettent par filiation.
3. Les territoires de l’ancienne Amazonie
Les Indiens ont modifié le paysage à trois niveaux.
La composition floristique a évolué car certaines plantes ont été favorisées, d’autres négligées.
Le sous-sol a été anthropisé par les rejets de charbon, nourriture etc…, ce qui a modifié la nature des sols.
Le modelé a été changé par le souci de surélever les champs au-dessus des aires inondables et de créer des chemins d’eau.
Entre les groupes ethno-linguistiques, les frontières sont « molles », chacune des 350 langues parlées aujourd’hui en Amazonie ne définissant pas un groupe singulier. A l’intérieur d’une même population, plusieurs langues coexistent, celles des femmes, des chamanes etc…
4. L’espace parcouru
Dans l’espace vécu par les Amazoniens, trois zones se distinguent : l’espace villageois, l’aire cultivée et l’aire de chasse.
Autrefois, vers 1000/1500 de notre ère, les villages étaient reliés par des routes qui empruntaient des chaussées surélevées (le souci de protéger les activités humaines des inondations est récurrent).
5. Les aires du sacré
S. Rostain évoque quelques lieux porteurs d’une signification sacrée, comme les centaines de monticules en terre situés au pied des Andes et les routes cérémonielles très creusées.
Mais les Amazoniens ont aussi construit une géographie mentale, superposant un monde souterrain, celui des morts à un monde invisible en hauteur.
Dans leur mythologie il y a de nombreux monstres mais aussi des animaux comme les guêpes considérées comme des chamanes.
S. Rostain aurait encore beaucoup de choses à nous dire sur l’Amazonie. Il conclut sur la nécessité de mieux respecter les droits des Amazoniens.
Questions
Les deux premières interventions sont des observations.
L’une trouve pertinente une comparaison de la situation décrite en Amazonie avec celle qui existait dans l’Europe ancienne où cohabitaient de nombreux dialectes et où de nombreuses routes reliaient les espaces habités. L’autre explique que l’installation du centre spatial à Kourou en Guyane a provoqué le déplacement forcé des populations autochtones ruinant la vie paysanne. S. Rostain précise qu’il s’agissait d’une population noire (il n’y avait plus d’Indiens à cet endroit).
Une autre intervention porte sur les « monstres », esprits de la nature vivant dans le monde invisible et fait un rapprochement avec les créatures de la statuaire médiévale.
Sur l’origine des populations amérindiennes, on ne peut faire que des hypothèses. Les chercheurs s’accordent sur le fait que les premiers habitants sont arrivés en Amazonie il y a au moins 13 000 ans. Originaires d’Asie, ils auraient emprunté un pont de terre formé par la Béringie émergée entre l’Asie et l’Amérique puis auraient longé la côte occidentale par voie de cabotage. Sur les périodes plus anciennes les données sont rares et les hypothèses divergentes (faut-il remonter jusqu’à 20 000 ou 60 000 ans en arrière ?).
Les Incas n’ont pas pu pénétrer l’Amazonie car leurs techniques de guerre n’étaient pas adaptées à la forêt. Leurs échanges avec les Amazoniens restèrent limités. S. Rostain insiste sur le fait que les descendants des Incas – ou ceux qui s’estiment tels – ont souvent un sentiment de supériorité à l’encontre des hommes de la forêt.
Compte rendu de Michèle Vignaux, relu par Stéphen Rostain, mars 2023