“Le monde au pied du mur” par Delphine Papin et Frank Tétart. Compte rendu du Café géo qui s’est tenu au Flore le mardi 8 avril 2019.

 

Cliché de Jean-Pierre Némirowsky

                  

Delphine Papin est Docteur de l’Institut Français de Géopolitique, co-auteur de l’Atlas des frontières et responsable du service infographie au journal « Le Monde ».

Franck Tétart est Docteur de l’Institut Français de Géopolitique, auteur de plusieurs atlas Autrement, professeur d’histoire-géographie et responsable scientifique de l’émission d’ARTE « le dessous des cartes »

Une équipe de deux géographes donc, spécialistes de géopolitique qui par le passé ont créé les Cafés géopolitiques. L’un comme l’autre, sont de par leur métier, attachés aux cartes comme outils pédagogiques pour comprendre le monde, c’est pourquoi vous en verrez un certain nombre ce soir.

Maryse Verfaillie rappelle, en début de séance que Delphine Papin est une adhérente fidèle des Cafés géo, les emmenant tantôt en voyage à Londres, tantôt en visite dans les « coulisses » du journal Le Monde et aujourd’hui, acceptant de nous consacrer, avec son ami Franck Tétart, une soirée sur un sujet qui leur est cher, la géographie des murs.

Jadis de grands empires ont marqué leur limites par la construction de murs qui devaient les protéger des « barbares » : Grande Muraille de Chine, limes romain… Le Mur de Berlin (1961) au contraire, devait empêcher les populations de fuir, avant d’être démantelé en 1989. On avait cru à la fin des murs, mais ils se sont multipliés : environ 70 frontières sont fermées par des murs. Entre mondialisation et repli identitaire, les murs sont une réponse aux nouvelles peurs.

“Barrières de sécurité” pour les uns, “murs de la honte” pour les autres, les frontières actuelles se doublent de plus en plus d’un marquage physique pour diviser, protéger, séparer. Quels sens donner à toutes ces clôtures sécurisées qui émergent sur tous les continents ? Les murs sont-ils un obstacle physique ou un enjeu de pouvoir ? Comment rendre lisible en carte ces projets géopolitiques ?

 

■ La division politique du monde, un processus récent

 

Expression de la souveraineté, les frontières émergent essentiellement avec la naissance de l’Etat au XVIIe siècle. Plutôt que de séparer, les frontières servent à limiter des espaces les uns par rapport aux autres à des fins administratives (levée des impôts, conscription).

Elles se multiplient à partir du XIXe siècle lors du réveil des nationalités (Italie, Allemagne) et avec le déclin des Empires espagnol (en Amérique latine) ou ottoman (en Grèce, Serbie…).

Et, surtout au XXe siècle, c’est l’effondrement des Empires centraux en Europe qui, au lendemain de la Première Guerre mondiale, contribue à l’accomplissement national de plusieurs peuples européens (Hongrois, Slaves du Sud, Polonais, Baltes…) et à la création de nouvelles frontières.

On assiste à une prolifération étatique et donc à la création de frontières.

Depuis 1945, presque la moitié des frontières créées dans le monde l’ont été en Europe, en raison de l’éclatement de l’Empire soviétique d’abord, puis de ses satellites dont la Yougoslavie. D’ailleurs, parmi les trois derniers États nés dans le monde, deux en sont issus : le Monténégro en 2006 et le Kosovo en 2008. L’autre moitié émane de l’émancipation des peuples colonisés en Afrique et en Asie entre 1947 et 1993. Une dernière frontière est apparue en Afrique en juillet 2011, avec la création du Sud Soudan.

Le découpage politique du monde étant en perpétuelle évolution, d’autres frontières pourraient encore voir le jour. Le rapport entre le cadre géopolitique nettement délimité des États-nations et la réalité complexe des communautés et identités ethniques profondes coïncide en effet rarement: Kurdes, Tibétains, Palestiniens….

Ainsi, au sein de l’Union européenne, plusieurs régions d’Etats-membres aux particularismes marquées, comme la Flandre, la Catalogne, l’Ecosse ou le Pays Basque revendiquent une meilleure reconnaissance de leur identité, allant jusqu’à organiser des référendums d’autodétermination dans les cas de l’Ecosse et de la Catalogne en 2014.

L’aboutissement de ces aspirations étatiques, que le Brexit pourrait encore réactiver en Ecosse, signifierait l’apparition de nouvelles frontières.

Et demain pour la France: Corse ou Nouvelle Calédonie? Référendum indécis.

 

■ Définition de la frontière

 

Bien que le terme frontière dérive en français de front et rappelle que de nombreuses frontières sont nées de rapports de force, elles ne doivent pas seulement être appréhendées à l’aune de la séparation, mais plutôt comme des limites administratives qui sont autant d’interfaces avec le reste du monde.

Or, à l’heure de la mondialisation et de la multiplication des flux en tous genres, elles tendent à se transformer en de nouveaux fronts face à ce qui est perçu comme de nouvelles menaces (terrorisme, migration illégale, trafics, pauvreté).

Les avions et navires qui se déplacent dans les espaces internationaux sont considérés comme faisant partie du pays dans lequel ils sont immatriculés.

 

La mer, nouvelle frontière ?

L’application de la Convention internationale sur le droit de la mer de Montego Bay à partir de son entrée en vigueur en 1994 a également conduit au tracé de nouvelles frontières maritimes au-delà de la limite des eaux territoriales où s’exerce la pleine souveraineté des États riverains.

Conformément à cette Convention, les États ont en effet le droit d’instituer des Économiques Exclusives (ZEE) sur un espace de 200 miles nautiques à partir de leurs côtes, où ils peuvent explorer et exploiter les ressources naturelles contenues dans l’eau, dans le fond marin et son sous-sol. Cet espace maritime peut même s’étendre jusqu’à 350 miles dans le cas spécifique où le plateau continental de L’État côtier, c’est-à-dire le prolongement sous-marin de sa masse terrestre, se poursuit au delà de sa ZEE. Cette appropriation de l’espace maritime par les Etats a engendré de nombreux litiges, notamment lorsque les délimitations sont complexes (présence d’îles, d’isthmes) ou lorsque les eaux sont potentiellement riches en ressources naturelles (hydrocarbures), comme en mer de Chine méridionale, dans le golfe de Guinée ou en Arctique. Anticipant sans doute la fonte de la banquise, certains États riverains de l’océan glacial Arctique revendiquent en effet, depuis le début de la décennie 2000, une partie des eaux internationales autour du Pôle Nord.

 

Ériger un mur

 

L’idée d’ériger un mur ou une clôture entre des pays est aussi ancienne que les concepts de nation et de frontière.

On pourrait parler de la Grande muraille de Chine ou plutôt des grandes murailles de Chine, qui ont plus de deux mille ans et qui s’étendent sur plus de 50 000 km, érigées pour lutter contre les invasions venues du nord.

On pourrait aussi parler des murs d’Hadrien et d’Antonin (IIe siècle) au RU qui marquent le limes romain contre les peuples barbares non civilisés… N’étant pas historiens de formation mais géopolitologues, Delphine et Franck ont décidé de se concentrer sur les murs actuels. L’Europe et le monde occidental ont un peu vite cru que la fin de la guerre froide et l’effondrement du mur de Berlin, en 1989, allaient signifier la disparition des séparations entre les peuples. On se réfère souvent au mur de Berlin quand on parle des murs en général pourtant la problématique est totalement différente avec les questions actuelles. En effet, le mur de Berlin est l’un des seuls murs connus, avec le rideau de fer et la frontière de la Corée du Nord pour empêcher les gens de sortir et non de pour les empêcher d’entrer.

 

Près de trente ans plus tard, le nombre de murs et de clôtures a explosé un peu partout sur la planète, et Donald Trump, président de la première puissance mondiale, fait de la prolongation du « mur de Bush », qui sépare les Etats-Unis et le Mexique, un enjeu politique majeur de sa présidence.

Le phénomène concerne, selon les définitions des uns et des autres, (la séparation physique pouvant aller d’une clôture grillagée à un véritable mur) entre 6 % et 18 % des 250 000 kilomètres de frontières terrestres dans le monde. « On compte aujourd’hui soixante-dix à soixante-quinze murs construits ou annoncés dans le monde, les murs existants s’étalant sur environ 40 000 kilomètres », soit autant que la circonférence de la Terre, affirme Elisabeth Vallet, une politologue canadienne de l’université du Québec à Montréal (UQAM), dans un article du journal Le Monde du 2 février 2018.

C’est cette estimation haute qui a frappé les esprits ces dernières années. Un chiffre qui est toutefois contesté.  Le géographe français Michel Foucher, spécialiste des Frontières (qui avait d’ailleurs participé aux Café géo, ici, il y a un an) considère que « Le “mur” est une formule politique et médiatique, mais rarement une réalité. La plupart du temps, ce sont des clôtures, des frontières non pas fermées mais filtrées. » Il est vrai qu’à y regarder de plus près, ces barrières physiques sont moins souvent des murs que de simples clôtures élevées, où la surveillance est accrue.

Pour autant, depuis deux décennies, on assiste à un au renforcement des frontières en plusieurs lieux du monde (Europe, États-Unis, Israël, Inde, Arabie saoudite…).  L’explosion du nombre de murs après la guerre froide est généralement attribuée aux attaques des États-Unis par Al-Qaida, le 11 septembre 2001, et à la réponse sécuritaire face à la menace djihadiste et aux migrations. Ce n’est que partiellement vrai car, si le 11-Septembre a été un facteur indéniable d’accélération et de justification, l’augmentation du nombre de murs avait en fait démarré avant, avec la nouvelle réalité créée par la mondialisation. La construction de murs apparaît comme une réaction aux ponts engendrés par cette même mondialisation. Le mur est la réaffirmation par les Etats de leur souveraineté et de leurs frontières.

Il existe plusieurs sortes de murs : mur anti-migrant, mur de sécurité, mur pour contrôler le territoire, enjeu sanitaire (la barrière élevée par le Botswana à la frontière avec le Zimbabwe avait pour but de limiter la circulation des animaux sauvages, aujourd’hui elle est devenue un mur contre l’immigration et le trafic.)

 

■ Les murs anti-migrants en Europe

 

Les murs anti-migrants visent avant tout à se protéger de l’immigration illégale.

C’est le cas des Etats-Unis, de l’Inde, de l’Afrique du Sud et de l’Europe. Les enclaves de Ceuta et Melilla constituent la frontière externe de l’UE en Afrique.

Alors que la libre circulation des capitaux et des marchandises a été élevée en véritable règle de base du libéralisme globalisé, (L’Europe sans frontières promue par J. Delors), les frontières pour les êtres humains ne cessent paradoxalement de se renforcer et font place à des murs considérés comme infranchissables.

La suppression des frontières intérieures au sein de l’Union européenne a contribué au renforcement des frontières extérieures, dans le cadre des accords de Schengen. Elle a également accéléré la circulation migratoire. En effet, plus les frontières sont ouvertes, plus les migrants s’installent dans la mobilité.

 

Le retour des murs en Europe. C’est dans le contexte de flux migratoires croissants, occasionnés par les conflits en Syrie et Libye notamment, que des murs ont été érigés pour mieux contrôler les frontières de l’Union européenne.

Outre le mur de Ceuta construit à la fin des années 1990 grâce à des fonds européens pour sécuriser cette frontière espagnole en Afrique, un autre projet de mur a vu le jour en Thrace, le long du fleuve Evros, qui marque depuis 1923 la frontière entre la Grèce et la Turquie.

C’est pourquoi ce pays s’est vu octroyer trois milliards d’euros en 2015 par l’Union européenne pour maintenir hors d’Europe les réfugiés du Proche-Orient (avant tout Syriens), et réclame dans le cadre d’un accord de réadmission avec Bruxelles, négocié en 2011, la libéralisation du régime de visas. Toutefois, ces frontières « murées » n’en restent pas moins souvent transgressées par les arrivées médiatisées de migrants dépourvus de visas : grillages escaladés, tunnels traversés, barques et bateaux en Méditerranée.

Ailleurs, les contrôles ont été renforcés. C’est le cas pour l’accès à l’Eurostar aux abords de l’entrée du tunnel sous la Manche, fréquenté par des Syriens, Afghans, Kurdes, Irakiens et Africains souhaitant entrer au Royaume-Uni depuis Calais.

La frontière en Europe s’exerce aussi dans les centres de rétention et autres lieux d’emprisonnement pour les sans papiers en voie de reconduction à la frontière ou dans les centres d’accueil comme à Lampedusa, île italienne située au large de la Tunisie ou dans les îles grecques.

UE a dépensé plus de 13 milliards pour empêcher les flux migratoires, mais rien pour réguler les migrations: 40 000 morts en Méditerranée.

 

■ Une journée ordinaire sur la route des Balkans, racontée par Delphine Papin.

 

En 2015, les guerres en Syrie, en Irak et en Afghanistan font fuir de leur foyer des centaines de milliers de personnes d’abord dans les pays limitrophes, notamment Turquie, d’où ils essayent de passer en Europe, via la Grèce. Il y a une route migratoire terrestre, qui traverse le fleuve Evros, mais elle est fermée depuis 2012 par un mur.

Les migrants passent alors par la mer, ils empruntent des canots pneumatiques surchargés pour traverser les quelques kilomètres qui séparent les côtes turques des îles grecques de la Mer Egée. Arrivés dans l’espace Schengen, ils tentent ensuite de rejoindre par ferry le continent.

Leur objectif est de rejoindre l’Allemagne ou les pays scandinaves, dont les politiques d’asile sont réputées plus généreuses que dans le reste de l’Europe, et où certains d’entre eux ont déjà de la famille.

Ils doivent pour cela traverser les pays de l’ex-Yougoslavie, on appelle cela la « route des Balkans », une route migratoire empruntée depuis les années 1990 par les Albanais, les Kosovars, les Afghans aussi, en moindre mesure.

Mais en 2015, le flux est massif. Selon le HCR, l’agence de l’ONU pour les réfugiés, plus de 850 000 personnes débarquent en 2015 sur les côtes grecques. Selon la même agence, c’est la plus grande crise de réfugiés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Face à l’afflux, les États traversés par les migrants, où ceux-ci ne veulent pas s’installer, ont deux attitudes opposées. Dans un premier temps, ils les font passer, pour qu’ils deviennent le problème du voisin. Mais lorsque les arrivées deviennent trop importantes, les États commencent à fermer leur frontière. Le premier, au mois d’août 2015, est la Hongrie, où le premier ministre Viktor Orban a un discours très xénophobe. Il ferme la frontière avec la Serbie et construit en quinze jours une barrière de barbelés.

A partir de là, c’est l’effet domino. Comme la fermeture à la frontière avec la Serbie déroute les flux en Croatie, Orban ferme aussi cette frontière. Les entrées chutent en Hongrie, mais se reportent en Slovénie, qui établit des quotas pour faire entrer les demandeurs d’asile, puis ferme la frontière à son tour. Chaque État sur la route des Balkans fait de même, pour ne pas devenir le goulot d’étranglement, mais le résultat est qu’on se retrouve avec des camps de réfugiés informels, des bidonvilles, qui poussent aux frontières, comme à Idomeni, en Grèce. Ici, les demandeurs d’asile attendent dans des conditions indignes (c’est encore le cas aujourd’hui, on en parle moins), avant de tenter de contourner les postes frontières fermés et de parcourir donc une route plus dangereuse.

Quelques dates aussi pour aider à se repérer :

– 31 août 2015 : Angela Merkel clame « Wir schaffen das ! » (Nous y arriverons), au sujet de l’accueil et de l’intégration des réfugiés. Selon les sources officielles, le territoire allemand a vu, en 2015, arriver 2 137 000 de personnes (soit + 46 %) ou encore 672 000 personnes de plus qu’en 2014).

– 2 septembre 2015 : images d’Alan Kurdi, le petit garçon syrien retrouvé noyé sur une plage turque

À l’heure de la mondialisation, cette géographie des barrières fait apparaître un « monde emmuré » qui, à l’instar des gated communities (résidences fermées et protégées) américaines, protège ses richesses et son mode de vie, entravant par là même l’un des droits fondamentaux de l’homme : la liberté de circuler !

Au XXIe siècle, la principale fracture du monde semble donc ne plus être celle des inégalités de développement, mais celle de la liberté de mouvement. Selon D. Papin et B. Tertrais, dans l’Atlas des frontières, ce type de frontière ne représente toutefois à l’échelle mondiale qu’entre 5 et 15% des tracés frontaliers.

 

■ La frontière États-Unis –Mexique, racontée par Franck Tétart

 

Cette frontière s’étend de l’océan Pacifique au golfe du Mexique sur 3145 kilomètres, traversant surtout des régions désertiques, et longeant le Rio Grande (Rio Bravo par les Mexicains) dans sa moitié orientale.

Des périodes d’ouverture et de fermeture se sont succédées, traduisant à la fois des besoins économiques et des préoccupations sécuritaires, notamment après le 11 septembre 2001. Ces attentats ont entraîné une prise de conscience de la porosité des frontières, source de vulnérabilité du fait de l’association entre migrants et risque terroriste.

Dans la foulée, l’administration Bush (2001-2009) a durci sa politique anti-immigration et a voté en 2006 un processus unilatéral de fermeture matérielle de la frontière, avec pour objectif de construire un mur sur un tiers de sa longueur. Le décret de G. Bush (Secure Fence Act) combine la construction d’une frontière à l’aide de pièces en tôles récupérées des pistes d’atterrissage installés en Irak lors de la 1ère Guerre du Golfe et des capteurs électroniques fournis par Elbit System sous-traitant de Boeing.

Les premières clôtures ont été érigées dans les aires urbaines de San Diego et d’El Paso entre 2006 et 2010. En parallèle, la militarisation de la zone frontalière a été renforcée, avec une augmentation jusqu’en 2011 du nombre d’hommes et de patrouilles.

Le président Trump prévoit de poursuivre la construction de ce mur sur 1600 km supplémentaires et d’endiguer l’immigration et les trafics. Or le tollé suscité au Mexique par son projet et son coût exorbitant pourrait conduire au remplacement de ce projet par la mise en place d’un système de surveillance par des drones. Un appel d’offres a été en tout cas lancé dans ce sens par le gouvernement américain. Selon Michel Foucher, il est absurde de vouloir fermer la frontière la plus active au monde. Cette frontière est une ressource pour les deux nations grâce aux maquiladoras.

Si la frontière sépare deux peuples, elle sépare aussi deux économies. L’écart entre les niveaux de vie explique, au moins en partie, les flux massifs du sud vers le nord, aussi difficile soit la traversée de cette frontière pour les migrants. La frontière voit passer 11 millions de camions par an et 190 millions de personnes en 48 points de passage.

Elle génère 1,4 milliards de flux économiques quotidiens et on y dénombre une trentaine de villes jumelles. Cependant le niveau de vie du Mexique a augmenté et les migrations vers les États-Unis ont baissé. Et la construction du mur coûte : 6,5 millions de dollars par mile environ, soit 14 milliards de dollars au total.

 

■ Le mur israélien

 

La construction du Mur israélien est décidée, en 2002, au plus fort de l’Intifada armée et des vagues d’attentats «kamikazes », par le Premier ministre et chef du Likoud nationaliste, Ariel Sharon.

La construction d’un dispositif de séparation entre Israël et les territoires palestiniens est soutenue par la gauche dont le ministre Chaïm Ramon, l’ancien ministre de la Défense Fouad Ben Eliezer. Les nationalistes laïcs et les sionistes religieux y étaient plutôt opposés car cela remettait en cause l’idée d’un grand Israël.

La construction d’une « barrière de sécurité » à partir de 2003, et quasiment achevé huit ans plus tard, répond à un impératif stratégique spécifique : empêcher des « kamikazes » d’entrer en Israël depuis la Cisjordanie. Quant aux tracé et facture de ce dispositif sécuritaire, ils suivent des choix tactiques tout aussi précis.

Le tracé, long de 730 km, épouse rarement la Ligne verte (sur seulement 20% de son parcours), ce qui signifie qu’il pénètre largement en Cisjordanie. Le tracé laisse en effet du « côté israélien » entre 1 et 10 km de profondeur, ainsi que quatre blocs d’implantations israéliennes, tandis que la plupart des colonies isolées de la dorsale montagneuse se retrouvent « côté palestinien » (Eli, Elon Moreh, Ofra, Shilo, Kiryat Arba, etc.).

Loin d’être un mur, c’est une frontière hybride : barrière électronique en zone rurale (lands cape), barrière renforcée d’une paroi murale en béton en zones urbaines, là où moins de 1 500 m (distance d’un coup de feu mortel) séparent deux habitations juive et palestinienne. Lorsque l’espace au sol le permet (donc pas à Jérusalem-Est, par exemple), la barrière se renforce d’obstacles, de chemins de ronde et autres postes de surveillance.

Un bilan pour Israël : entre 2002 et 2014, le nombre de victimes d’attentats « kamikazes » sur le sol national est tombé de 451 à 0.

Pour les Palestiniens et la communauté internationale, cette construction « entrave gravement l’exercice du droit à l’autodétermination du peuple palestinien et constitue par conséquent une violation de l’obligation d’Israël à respecter ce droit », selon la condamnation de la Cour internationale de Justice  du 9 juillet 2004.

L’intervenante précise cependant que ce mur n’est en rien un mur de sécurité à proprement dit : il s’agit d’un mur visant à aménager le territoire. Les cartes montrent qu’il grignote le territoire palestinien, bien au-delà de la Ligne Verte : le mur cherche à récupérer au sein d’Israël les colonies. Par ailleurs, l’évolution des attaques terroristes, qui opèrent, par exemple, à la voiture piégée, confère au mur une certaine inutilité en matière sécuritaire : sa finalité est bel et bien aménagiste. Elle relève de la conquête territoriale.

 

Franck Tétart conclut en soulignant que frontières et murs se multiplient à toutes les échelles, et qu’à celle étatique doit être ajoutée celle des villes. Les gated communities ne sont qu’un exemple. Cette démultiplication traduit notamment le problème posé par l’absence de gouvernance migratoire à l’échelle mondiale : il en existe une pour l’environnement, mais pas pour ce thème précis. A ce titre, souligne Franck, la puissance du passeport ne vaut que pour les pays européens et nord-américains, riches et fermés, voire emmurés.

Il prend un autre exemple, celui du « Mur virtuel » en Chine dans le Xinjiang à Kachgar où vivent des Ouigours musulmans. En Chine, les politiques d’arrimage de la province du Xinjiang sont très violentes. Des centaines de milliers de personnes sont enfermées dans des camps. Les autres sont soumises à la surveillance par caméra, dans les lieux publics comme privés : les voisins sont des informateurs, les enfants dénoncent et les mosquées sont surveillées. Checks-points de police à tous les 150 m environ, où ils sont pris en photo en plus du contrôle d’identité. On vérifie leurs téléphones pour voir s’ils comportent les logiciels permettant de contrôler et tracer leurs messages. Grâce à l’IA (intelligence artificielle), on utilise la reconnaissance faciale… (Source : New York Times, enquête terrain en octobre 2018). La digitalisation de la surveillance via l’intelligence artificielle fait dire à l’intervenant que « le monde est de plus en plus inquiétant » – et, peut-être, que les murs seraient devenus, à l’heure du numérique, un dispositif technique désuet.

 

Questions &Réponses :

 

Q : Existe-t-il des murs dans l’espace du numérique ?

R : Voyez la notion de Darkweb : il existe un web illicite, qui constitue une première frontière : il faut creuser un peu pour pouvoir y accéder. La Chine, l’Iran, la Corée du Nord, la Russie, ferment le web et ne laissent accessibles que les sites ouverts.

Frédérique Douzet a identifié trois niveaux pour le web. Le niveau des câbles : couper un câble suffit à créer une rupture. Une autre manière de créer un mur consiste à faire un choix politique de rattachement à un câble autre (la Géorgie s’est ainsi rattachée aux câbles européens). Autre niveau : celui des données et de leur concentration. Une grande majorité se situe aux EU, sous contrôle des GAFAM, sans logique de frontière étatique.

 

Q : Une des conséquences paradoxales de l’édification des murs ne serait-elle pas l’accroissement des mafias criminelles ?

R : C’est toute la question des migrants et de l’argent qu’on fait autour des migrants. Avant qu’il ne chute, Kadhafi a joué le rôle de rempart aux migrants, puis a piloté leur organisation par des mafias locales. Il a été à la tête de négociations avec l’UE pour éviter qu’ils ne rentrent trop nombreux.

 

Q : J’ai appris la construction d’un canal entre Arabie Saoudite et Qatar. S’agit-il d’un mur ?

R : On ne sait toujours pas s’il va se faire : est-ce de la propagande ? Il y a d’autres priorités en Arabie Saoudite. Il semble que ce soit une allégorie plus qu’autre chose : celle de l’exclusion physique, de l’isolation (créer une île !) des Qatari.

 

Q : Que sont devenus les murs irlandais issus des « Troubles » ?

R : Cette frontière est essentielle à la question du Brexit. L’ouverture a permis la paix (cf. ces jeunes qui reconstruisent le mur pour dénoncer la fermeture, en janvier). L’Ulster est engagé dans un nationalisme pro-européen. (Renvoyer à Florine Baillif)

 

Q : Le mur m’évoque la frontière, protectrice (Éloge des frontières, Debray). Or, sur le temps long, les murs semblent ne pas marcher, ne pas résister. Qu’est-ce qui marche pour protéger les frontières ? Après tout, ce n’est pas si négatif de vouloir préserver sa culture, son foyer (il y a des murs dans la maison).

R : La frontière sert à organiser une vie en commun, à lever l’impôt, à sortir du pays sans payer… L’idée d’une vie sans frontière est très colonisatrice (on veut son État qui va gouverner tout le monde entier). L’espace Schengen est plutôt une réussite : les camions ne s’entassent plus à la frontière belge. Doit-on la murer ? Elle existe toujours et est remise en place de temps à autre (contrôle interne). Le discours prononcé ce soir n’était ni pour ni contre la frontière, donc. Les grands espaces sans frontière furent les empires… avec des peuples soumis. Ils avaient cependant des interfaces (confins, nom de l’Ukraine), donc des limites.

 

Q : Inde/Pakistan, Inde/Bangladesh : ces frontières sont très longues. Il y a un mur entre les deux derniers pays. Or, ces deux territoires ne sont pas contigus : comment représenter cet espace ?

R : dans Atlas des frontières, enclaves et exclaves sont représentées. Cela pose un vrai problème pratique : comment se déplacer pour aller renouveler son passeport (passer par l’Inde, puis le Bangladesh, et ainsi de suite) ? Les Etats ont cependant procédé à des échanges de territoires : pas pour les deux cent enclaves et exclaves, mais pour un certain nombre tout de même, afin de faciliter les mobilités, au cours des six derniers mois.

 

Q : Le mur ne peut-il pas prendre la forme d’un pont, comme en Crimée ?

R : Le pont qui relie la Crimée à la Russie, dans la mer d’Azov, sert à relier les territoires d’un même Etat. Ce n’est pas un mur.

 

Q : Dans le Sahara Occidental, n’y a-t-il pas besoin de mur ou de contrôle physique ? Y a t il encore un mur entre cette partie et l’Algérie ?

R : D’importants flux migratoires de Marocains subsistent là-bas. Le mur de sable marque encore une séparation (les Sahraouis indépendantistes sont aidés par des Algériens).

 

Encore une excellente soirée, passée avec deux orateurs qui ont su enthousiasmer la salle.

 

Compte rendu de Delphine Papin, Franck Tétart, Mélanie Le Guen, Maryse Verfaillie

 

Liens :

L’atlas des Frontières

Trois auteurs ont additionné leurs talents pour réaliser cet ouvrage. Le texte est de Bruno Tertrais, Maître en recherches stratégiques, auteur de plusieurs ouvrages et couronné par le prix Vauban, pour l’ensemble de son œuvre en 2010. C’est Delphine Papin, qui a conçu les très nombreuses cartes de cet atlas. Elle dirige le service infographie au journal Le Monde. Elle est aussi membre du comité de rédaction de la revue Hérodote. C’est enfin une fidèle de l’association Les Cafés géographiques, pour laquelle elle a réalisé un voyage à Londres il y a quelques années, et plus récemment une demi-journée dans les locaux du Monde pour nous parler de son métier de cartographe. La réalisation des cartes revient à Xemartin Laborde, cartographe géomaticien qui collabore entre autres au journal Le Monde, aux revues Autrement et Hérodote.

Ce que disent les murs de Palestine – Cisjordanie

Les murs sont devenus omniprésents dans ces contrées du Proche-Orient. Murs de pierre blonde, de terre, de barbelés, de béton, ils barrent l’horizon et ne s’ouvrent que parcimonieusement par des portes, des check-points, des tunnels  sans fin. Ils racontent une histoire millénaire et des histoires plus récentes. Ils parlent d’espoir et surtout de désespoir.